Pourquoi la Côte-d’Ivoire est «scientifiquement » encore loin de l’Émergence (Dr. Soumarey 2e partie)

Dr Soumarey, 1er de la droite vers la gauche / photo: Soumarey

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Par Dr. Pierre Soumarey

4 – L’ÉMERGENCE DE LA CÖTE D’IVOIRE : MYTHE OU RÉALITÉ

L’émergence de la Côte d’Ivoire semble à portée de main, sous certaines conditions impératives : une stabilité socio-politique, le maintien de la vigueur de sa croissance dans la durée, un endettement prudent et maîtrisé, la réduction du poids de ses dépenses courantes, notamment de sa masse salariale, l’intégration du système informel dans l’économie institutionnelle, la modernisation et la mécanisation des modes de production, la résilience aux aléas de l’environnement national et international, l’intégration sectorielle et territoriale, l’abondance des facteurs et la réduction des couts de production, l’amélioration de la sécurité, du climat des affaires et du taux d’intermédiation bancaire, l’accroissement de l’épargne locale et de l’investissement, notamment dans la production et la recherche et développement, la poursuite et la bonne exécution des programmes en cours.

Cependant, même dans l’hypothèse de la réalisation effective de ces conditions, elle ne pourra pas à court terme, s’intégrer de manière significative dans l’économie mondiale, faute d’atteindre 1% du PIB Mondial, de revenu suffisant, de production manufacturée à grande échelle, de capacité technologique, d’engineering et d’innovation.

Dès lors, peut-on continuer de parler d’émergence dans son cas, au sens où il est généralement admis dans la communauté scientifique ?

On s’aperçoit très vite, que pour les pays en voie de développement, la notion d’émergence, s’assimile au « concept de décollage » de Walt W. ROSTOW (1960), parce qu’il est étroitement associé à la notion de développement, qui va beaucoup plus loin, que la croissance du PIB et l’ouverture vers l’extérieur. De ce point de vue, « l’émergence Ivoirienne », se perçoit et se définit, comme une variante, du concept du « décollage économique », revu et adapté au nouveau contexte de la mondialisation. A partir de cette nouvelle clé d’appréciation, il devient plus aisé d’évaluer les chances de réussite, de l’émergence de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2020, perçue comme étant une mutation décisive, marquant de manière irréversible, son « décollage économique », lui ouvrant ainsi, la voie vers l’émergence et la convergence.

Suivant la théorie de ROSTOW, tous les pays passent par cinq phases pour atteindre le développement intégral :

– la société traditionnelle
– l’émergence des prérequis du décollage
– le décollage
– La marche vers la maturité de l’économie
– L’ère de consommation de masse

L’économie d’émergence imprime de ce point de vue, un mouvement de convergence entre la périphérie et le centre, entre les pays pauvres et les pays riches, en ce sens, il se définit aussi, comme étant une transition d’un état vers un autre, celui de la pauvreté vers celui d’une prospérité relative. Donc tout est une question de rythme et de niveau dans la résolution des besoins des populations locales et du défi majeur du développement, avant qu’elle ne puisse s’inscrire de manière significative, dans la globalisation de l’économie mondiale. Il en découle, que le concept d’émergence, ne revêt pas la même signification, pour les pays riches et les pays pauvres. La notion d’émergence, est comprise en Côte d’Ivoire et en Afrique, comme la phase de « décollage » d’un développement durable et irréversible, car en définitive, le but de toute nation pauvre, est de se rapprocher des pays riches, ou tout de moins, de chercher à converger vers ceux-ci. Ce n’est qu’à ce stade de développement, que l’on pourrait lui adjoindre une sixième phase, qui serait celle de l’intégration à l’économie globalisée, dans le cadre de la nouvelle mondialisation, avec une ambition de puissance, de conquête et de domination, pour rejoindre l’acception que lui donne les pays riches. Cette vision semble plus conforme à la vision des pays du Sud, car elle ne se définit pas uniquement, à partir d’un observateur extérieur, situé dans le club des pays riches, ou celui de la finance mondiale, mais aussi à partir des observateurs intérieurs, des acteurs du développement, localisés dans ces pays, qui luttent pour les sortir de la pauvreté et de la marginalité. Le concept de l’émergence, correspond de ce point de vue, à la phase de décollage, car il constitue pour eux, le point de rupture avec la pauvreté et le seuil à partir duquel survient une ère de prospérité relative. Celui-ci s’appuie sur une croissance transformatrice contrairement à une croissance de globalisation, qui désigne uniquement une percée dans les échanges internationaux, sans tenir compte du développement véritable de ces derniers. En adoptant cette dernière définition, 3 conditions sont à remplir :

1. Une hausse significative du taux d’investissement, le portant à 30% du PIB. Nous observons que la Côte d’Ivoire connaît une hausse progressive de son investissement brut, en adéquation avec cette exigence. En effet, suivant des prévisions jugées réalistes, celui-ci atteindra 30% de son PIB, dès 2017. Cette performance lui permet de remplir pleinement ce critère. Cependant, celui-ci n’est pas exclusivement affecté à l’investissement productif, pour que l’on puisse en espérer un haut rendement, à court terme. En effet, une grande partie de l’investissement public est absorbé par la construction des infrastructures de base et le développement humain et social.

2. Le développement d’un ou plusieurs secteurs manufacturiers, avec un fort rythme de croissance. Ceci implique en amont, un appareil de formation de qualité, une diffusion intensive des savoirs, un important investissement dans la recherche et développement, une maitrise des technologies industrielles, une promotion de l’innovation, un cout accessible des facteurs dont l’énergie, des ressources humaines hautement qualifiés et en nombre suffisant. Ces conditions constituent un préalable qui adresse la phase du pré-décollage. Or, ce chantier reste encore nettement insuffisant en Côte d’Ivoire, pour lui permettre de remplir ce critère, malgré un ambitieux programme de formation et de production énergétique, et bien que 30% des produits de base soit transformés sur place, l’un des taux les plus élevés de la sous-région. Force est de reconnaître, que l’activité de son secteur industriel ne comporte, ni une forte incorporation technologique, ni une chaine suffisamment dense, concentrée et aboutie, allant jusqu’à la fabrication de masse de produits manufacturés, à une échelle visant de manière conquérante et agressive les marchés extérieurs. Il est donc peu probable que cet objectif puisse être atteint à l’horizon 2020.

3. L’émergence d’un système institutionnel, juridique, administratif, politique, et social assez performant, pour amplifier et pérenniser les effets de la croissance, et capter les opportunités de l’environnement externe, procurées par celle-ci. Le volume et la profondeur de la reforme engagée en Côte d’Ivoire, de 2011 à 2015 sous la gouvernance Ouattara, est de nature à améliorer significativement les performances du système et à le rendre attractif et rassurant. Le pays est classé au Top 10, des pays les plus réformateurs au monde, et ne cesse de progresser dans les classements faisant autorité en la matière. Aussi, il est plus que probable qu’il remplisse ce critère. Cependant, l’applicabilité effective de ces réformes, ne pourra se faire que très progressivement eu égard aux pesanteurs, dysfonctionnements, et blocages internes qui minent la société Ivoirienne, dont une corruption endémique, une fraude élevée, le racket et une indiscipline notoire. En effet, l’indice de perception de la corruption, place la Côte d’Ivoire derrière des pays comme le Mali, le Sénégal et le Ghana, tandis que l’indice MOH Ibrahim 2014 sur la bonne Gouvernance, la place au 40 ème rang sur 52 pays, et parmi les derniers de l’espace UEMOA, en dépit du fait qu’elle ait réalisé la progression la plus spectaculaire du continent, en inversant sa trajectoire et en gagnant 6 places dans ce classement, en seulement 4 années. On mesure ici, toute la difficulté de reformer des mentalités et des mauvaises habitudes, lorsqu’elles se sont profondément enracinées dans une société. On observera, que les pays émergents tels que l’Afrique du Sud, le Bostwana, Maurice, font partie des 5 premiers du Continent, en la matière.

En conclusion, le mandat 2010-2015 de la gouvernance Ouattara, a bénéficié d’une croissance explosive, où plus les conditions initiales sont basses, plus la croissance est forte, qui peut s’analyser comme une expansion économique, dont une partie traduit un puissant effet de rattrapage. Par exemple, le Soudan du Sud arbore un taux nominal de croissance de 36%, mais est-il réellement pertinent, au regard de ses conditions de départ ? A cette conjoncture particulière, s’ajoute la bouffée d’oxygène procurée par le point d’achèvement de IPPTE et l’importance du volume de l’aide à la reconstruction post-crise. Néanmoins, cette rente de situation a su être capitalisée pour amortir et traiter les lourdes conséquences de la crise, redresser des pans entiers de l’économie, reconstruire et redéployer administration, asseoir une vision et un cadre macro-économique cohérent pour la mettre en œuvre, avec une intense activité de reforme, une croissance réelle et continue, des investissements productifs et structurants, et un excellent repositionnement du pays. Cet impressionnant travail a suscité la confiance, et permis de capter les opportunités de l’environnement international. Il apparaît clairement que le mandat 2015-2020, sera donc entièrement consacré à l’installation et l’accélération des prérequis du décollage : logistique du développement, autosuffisance alimentaire, abondance et accessibilité des facteurs, désenclavement des régions productives, intégration territoriale et sectorielle, décentralisation de l’Administration, augmentation des investissements productifs, relèvement de l’épargne locale et de l’initiative privée, lutte contre la pauvreté absolue, l’analphabétisme, le chômage, et la corruption. Autrement dit, il nous conduira à la frontière du « décollage », en s’appuyant sur les activités agricoles et minières. Dès lors, la phase du décollage à proprement parler, avec une montée en puissance de l’industrialisation, concernera la décennie 2020-2030, à la condition, que la stratégie du format « Allassaniste » soit conservée. Ce qui reste peu probable, et ouvre sur un indéterminé. Néanmoins, la vision qui sous-tend l’appel de Daoukro, peut permettre d’éviter une trop grande déviation de trajectoire, si l’esprit et les objectifs de cet appel, sont bien compris et respectés, par la constitution d’un bloc politique fort et uni, susceptible de conserver la gouvernance de la Côte d’Ivoire pendant la prochaine décennie, voire plus, dans la cohérence et la logique des réformes entreprises, la stabilité socio-politique et macro-économique du modèle initié par le Président Alassane Ouattara. Ainsi, la prochaine décennie, correspond aux phases de pré-décollage et de décollage, qui restent éminemment sensibles, par leur importance décisive, pour la réussite du processus d’émergence. Il s’agit d’un échelon où l’activité productive s’accroit, s’intensifie, se diversifie, se densifie, et où l’activité sectorielle monte en puissance, s’interconnecte, s’interpénètre, se mécanise, transforme d’avantage les richesses du sol et du sous-sol, avec une contribution supérieure à 50% du PIB. Cette transformation structurelle entraine comme corolaire une réduction des importations, et le maintien d’une balance commerciale excédentaire supérieure à 5% par an. C’est à partir de ce stade que l’ensemble du processus atteint un seuil critique d’irréversibilité, qui produit des changements quantitatifs et qualitatifs, de manière massive et progressive, à toutes les échelles de l’économie et de la société en son entier. C’est le stade de la complexification et de l’apparition d’une prospérité relative, où le phénomène de l’émergence économique, fait véritablement écho à la définition du concept métaphysique et scientifique du terme, par l’acquisition des propriétés propres au phénomène d’émergence, tel que nous l’avons évoqué au début de notre communication.

Pour clore mon propos, la Côte d’Ivoire remplit ou est en mesure de le faire à court terme, 8 critères sur les 14 que nous avons examinés, soit 57 %. En considérant cette performance, son potentiel de croissance, et la force de sa dynamique actuelle, l’émergence future de la Côte d’Ivoire, apparait parfaitement réalisable, dans les 15 années à venir, sous réserve, des conditions que nous avons énoncées précédemment. Sa marche vers l’émergence s’inscrit dans une perspective favorable, car elle ne cesse d’améliorer sa position dans les différents classements, et oriente résolument sa démarche vers la satisfaction de la plupart des critères pertinents, qui caractérisent l’émergence. Ses politiques publiques, telles que nous les avons décrites ou envisagées, sont de nature à accélérer et pérenniser sa croissance. La capacité transformatrice de cette dernière et son orientation sociale, sont susceptibles à leur tour, d’améliorer considérablement la qualité de vie des ménages et de leur revenu moyen, mais surtout de briser définitivement le cycle générationnel de la pauvreté en Côte d’Ivoire. Il en découle que l’émergence ivoirienne est aussi une émergence sociale, qui vise une mutation de la société, en son entier. L’activité industrielle, est encore balbutiante. Il convient de la soutenir, de la renforcer et de la pousser plus en avant. En revanche, son retard technologique, et la faiblesse de son secteur recherche et développement constituent des handicaps très lourds, qui l’empêcheront de franchir dans le court terme, le seuil de l’émergence, en tant que pays industrialisé. Pour sortir du piège du sous-développement, il est impératif de miser sur une maîtrise de la croissance démographique, un système de formation ambitieux et une recherche de pointe. Le programme de « l’école et de la santé pour tous » qui comporte un risque budgétaire énorme, pour la bonne exécution des autres programmes, s’inscrit dans cette logique, mais ne donnera des résultats tangibles que dans une génération. En conséquence, seul le « décollage » reste à la portée de la Côte d’Ivoire. En effet, l’importance des investissements publics structurants et la reprise de la dynamique du secteur privé, additionné au volume des investissements directs extérieurs en constante augmentation, permettent d’envisager, sur cette trajectoire, et sous réserve de sa capacité à résister au aléas internes et externes, le décollage effectif de la Côte d’Ivoire, dès 2030. La consolidation et la maturation de cette phase se feront sur la décennie suivante, avant d’entrer complètement dans la mondialisation. Ainsi, la gouvernance Ouattara aura sérieusement contribué à défricher et baliser le chemin de l’émergence, et aura pour cela, réuni tous les atouts, pour réussir le défi du décollage dans la prochaine décennie.

Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre aimable attention et de votre présence distinguée.

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