Côte-d’Ivoire Duékoué Carrefour: «La situation reste explosive» 5 ans après les massacres [interview]

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Interview / Alexis Gbansé Douadé (Dp de Connectionivoirienne.net), réalisée par SD avec Sylvie Kouamé | Connectionivoirienne.net

«Je viens de l’Ouest. J’ai vu des populations frustrées, abandonnées…»

En Côte d’Ivoire depuis le 13 janvier dernier, Alexis Gbansé Douadé, journaliste et promoteur du site connectionivoirienne.net met à profit son séjour pour redécouvrir les réalités sociopolitiques de son pays. Dans cet entretien, il revient de l’Ouest ivoirien où il a pu visiter le quartier Carrefour de Duékoué qui rappelle les grandes horreurs de la crise postélectorale et la ville de Man qui fut le siège des rebelles des Fafn entre 2002 et 2011. Récit de ce qu’il y a vu, sa déception et ses attentes.

Deuxième partie: Duékoué quartier Carrefour: «La situation reste explosive» 5 ans après les massacres

[Lire la 1ere partie cliquez ici]

Dp vous avez séjourné à l’Ouest du pays en commençant par Duékoué où vous avez revisité le quartier Carrefour, théâtre de tueries de masse en mars 2011. En revoyant Carrefour cinq ans après, qu’est-ce que le journaliste peut rapporter sur ce quartier qui continue de captiver les regards à travers le monde ?

«Avez-vous les nouvelles d’Amadé Ouérémi ? Notre Bourreau ? Savez-vous le jour de son jugement ? Savez-vous si le père Cyprien ira témoigné pour dire ce qu’il a vu ?», voici des questions profondes de sens que les gens vous posent quand vous arrivez à Carrefour. Nous avons visité Carrefour et Duékoué pour la première fois entre les 23 et 27 avril 2011. C’est-à-dire dans les premiers moments qui ont suivi la chute de l’ex président Laurent Gbagbo et très vite après les massacres du 27 au 31 mars 2011. On avait été faire un reportage pour la télévision publique néerlandaise [KRO] avec le reporter Aart Zeeman de l’émission Brandpunt. Nous étions aussi en compagnie de la journaliste Seada Nourhussen, travaillant pour le quotidien privé néerlandais Trouw. Feu Doua Gouly de Fraternité Matin faisait aussi partie de notre délégation. Nous y avions filmé pour 25 heures de film à la mission catholique et dans Carrefour à l’époque. De ces 25 heures, nous avons extrait seulement 18 minutes de documentaire [Het drama van Carrefour], ce qui veut dire qu’il y a encore plus de 24 heures d’éléments qui restent à diffuser. Cinq ans après, j’y suis effectivement retourné pour voir l’atmosphère qui prévaut sur place. Comparativement à 2011, il faut noter que le quartier a repris vie. Des populations sont revenues, pas toutes, des maisons détruites ont été reconstruites, les cours inhabitées à l’époque sont en grande partie habitées à présent. Tel est le constat visuel. Il fallait approcher les survivants des événements de 2011 que nous connaissions. J’ai pu rencontrer quelques-uns avec qui j’ai discuté. J’ai aussi approché ou rencontré de façon spontanée des populations.

Au cours des entretiens avec les populations, qu’est-ce qu’elles vous ont dit ?

Elles nous disent dans un premier temps que ça va, que la vie a repris. Mais dans le fond, elles disent qu’elles ont l’impression d’avoir été délaissées. Les charniers sont toujours existants, les corps n’ont pas été exhumés pour être enterrés selon la tradition Guéré. Les deux charniers que nous connaissions sont toujours là, l’un en bordure d’eau et l’autre à l’intérieur du quartier. Ils sont gardés en permanence par des jeunes du village pour éviter que «des corps ne soient exhumés en cachette», disent-il. A ce niveau il y a donc toujours un sentiment de mécontentement et un sentiment d’insécurité. Des populations estiment que c’est une injustice qui leur a été faite puisque les auteurs de crimes qui sont connus et identifiés n’ont jusque-là pas été sanctionnés. Elles ont également ce sentiment d’impuissance qui fait qu’elles sont plus ou moins pessimistes quant à leur avenir.

Quand vous dites que le quartier a repris vie, on veut savoir quelles sont les populations qui sont là en ce moment. Est-ce celles qui étaient là avant les tristes événements ou de nouvelles populations ?

Il n’y a pas de polémique là-dessus. Ce sont dans la grande majorité les mêmes populations qui étaient là avant.

Vous disiez plus haut que les populations ont ce sentiment d’être délaissées, qu’elles ont des ressentiments. Mais est-ce qu’il y en a qui envisagent de porter plainte avant que les preuves ne soient effacées ?

Non ! Non ! Non ! Nous ne l’avons pas entendu. Est-ce qu’elles ont les moyens de porter plainte ? Il peut y avoir la volonté de le faire mais pour le faire il faut être encadré juridiquement. Est-ce que les ONG et les cadres [intellectuels] ont fait ce travail d’encadrement ? Je n’en sais rien. Par contre dans l’autre sens, les populations «victimes » des forces de Laurent Gbagbo, certaines sont sur la liste des témoins aujourd’hui à la Cpi. On ne sait pas si ce sont les ONG qui ont constitué les listes ou le pouvoir en place, mais c’est un constat. De l’autre côté les populations qui ont été aussi atrocement réprimées, à majorité les populations Guéré n’ont pas eu l’encadrement nécessaire de sorte qu’elles ont le sentiment d’avoir été oubliées et les crimes contre leurs parents oubliés.

Et comment vivent-elles ce sentiment ?

Elles vivent alors au jour le jour. Il n’y a pas de volonté de revanche ni de révolte lisible sur les visages. Les gens sont convaincus qu’un jour viendra où leurs bourreaux répondront de leurs actes, en tout cas pour ceux qui seront encore en vie. C’est ce sentiment d’espoir qui fait vivre.

La cohésion entre ces populations est-elle celle qui prévalait autrefois ?

Non ! C’est clair. J’ai pu constater que les Guéré vivent entre eux et les autres que je peux appeler malinké ou pro-Rdr vivent entre eux. Ça ne peut être la situation d’avant-crise. Quand je dis crise, je pars de 2002 à 2011. Dans le jargon ivoirien on dirait simplement que «les parkings sont partagés». Tous ceux que vous croiserez sur place vous le diront. Il n’y a qu’à voir comment la tension monte chez «les titrologues» lorsque les journaux arrivent vers 14h et 15h à Duékoué. Cependant des efforts ont été faits et continuent d’être faits par les autorités et les ONG pour les rapprocher, la Cdvr (Commission dialogue vérité et réconciliation) également mais dans les faits et dans la pratique il y a toujours cette suspicion, cette démarcation, cette colère qui est silencieuse.

Et si on devait attirer l’attention de l’opinion sur ce quartier sur quoi on devrait mettre l’accent ?

«Avez-vous les nouvelles d’Amadé Ouérémi ? Notre Bourreau ? Savez-vous le jour de son jugement ? Savez-vous si le père Cyprien ira témoigné pour dire ce qu’il a vu ?» Voici des questions profondes de sens que les gens vous posent quand vous arrivez à Carrefour. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Quand on prend la situation ivoirienne depuis 95, année du boycott actif, en passant par 1999, 2002 et 2011, il y a toujours eu ce sentiment d’injustice qui a créé les soulèvements. C’est la situation actuelle au quartier carrefour. On a un quartier qui semble stabilisé mais la situation reste toujours potentiellement explosive. Les récents procès engagés contre seulement les pro-Gbagbo à La Haye et à Abidjan [Guéi] ne sont pas faits pour arranger les choses. Ils participent plus à élargir le fossé déjà existant entre les divers groupes ethniques ou clans politiques.

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