Commentaire sur le Discours de la Réconciliation en Côte-d’Ivoire

Le Président Guillaume SORO, a prononcé à l’occasion de l’ouverture de la session parlementaire 2017 de l’Assemblée Nationale, un discours essentiellement axé sur la réconciliation. Celui-ci revêt une importance particulière non seulement par son caractère solennel, mais pour quatre raisons plus fondamentales : 1) – La proposition de sa compréhension ou de sa vision du concept de la « réconciliation » a été formulée dans un espace républicain où se trouve représentée la nation Ivoirienne toute entière. Dès lors, l’ensemble des citoyens est directement concerné par celle-ci. 2) – La reconnaissance publique que l’objectif de « réconciliation » n’est pas pleinement atteint. «… la Réconciliation dans notre pays reste manifestement une quête à assouvir… ». 3) – L’affirmation que ce concept lui-même reste encore à définir de manière plus précise, bien que ce terme demeure central dans le débat de la société ivoirienne, tout comme il constitue le leitmotiv de la parole politique, et ce, malgré le manque de consensus actuel sur le sens même de ce terme, ou sur les conditions, les étapes, et la méthode qu’elle requiert pour sa réalisation effective. Dès lors, en proposant de manière spéculative, une approche complémentaire pour atteindre cet objectif, celle-ci s’analyse comme une contribution, une tentative de clarification des notions « d’excuse, de repentance et de pardon », dans la perspective de la réconciliation. « …il y a des amalgames sur le sens du pardon… » 4) – En exprimant sa vision de la « réconciliation », il prend position sur le processus en cours. Dès lors, celle-ci l’autorise à lancer un appel à la fois à la société, aux représentants de celle-ci, et au Pouvoir Exécutif en charge du processus au premier plan. En effet, son concept de la « réconciliation » s’applique, tant au domaine de la sphère personnelle, que celle de la sphère civile et politique. Si sa proposition du triptyque « excuses, repentance et pardon » ne paraît pas, au premier abord, particulièrement profonde et exaltante, il faut garder à l’esprit que ce n’était pas l’objet exclusif de son discours, consacré principalement à la revue de l’actualité internationale et nationale à l’occasion de la rentrée parlementaire. Ce dernier a néanmoins, le mérite de relancer le débat en proposant une esquisse de ce que devrait être une description plus précise du contenu de la réconciliation, et de ce qui devrait être fait pour la réaliser concrètement.

Chercher une autre voie que la vengeance n’est jamais facile, « il est plus facile de faire la guerre que de faire la paix » (F. Houphouet-Bogny). Elle l’est plus encore dans un contexte post-crise, où il n’est pas possible, avec toute la bonne volonté du monde, de réaliser une justice et une réparation exhaustives. C’est un impossible catégorique, qui n’a pu être accompli dans aucun pays au monde. Cette réalité ne dispense pas de la mise en œuvre de mesures institutionnelles, qui donnent au concept réductible de la réconciliation un contenu concret. Le Président Guillaume Soro rappelle dans son discours, que la réconciliation implique toujours aussi un changement mental d’attitude, qui enrichit in fine, cette conception de notions spirituelles. Cette position n’est pas sans inconvénients. Des critiques objecteront qu’en prenant pour point de départ l’attitude des individus, cette conception ne va pas suffisamment loin. Par ailleurs, elle propose un processus de réconciliation assez « commode pour les bourreaux» et assez « contraignant pour les victimes», en ce sens qu’elle a pour conséquence l’attribution d’une nouvelle responsabilité non pas aux bourreaux, mais aux victimes, à qui il est demandé un lourd effort, celui de pardonner inconditionnellement. De ce point de vue, cette proposition serait déséquilibrée, car elle se présente comme « un substitut à la justice », qui consacrerait « l’impunité » en se fondant sur la possibilité d’effacer totalement le passé et de tourner la page de la sorte. Les soutiens à cette proposition rétorqueront à leur tour, qu’elle attribue à la crise une responsabilité collective, qui ne permet pas une catégorisation des citoyens en « bourreaux » et en « victimes », chacun étant l’un et l’autre alternativement, suivant les circonstances et les périodes, et que le triptyque « excuses, repentance, pardon » introduit sans discrimination, une notion de « torts partagés » et de « responsabilité partagée ». Aussi, il faut entendre suivant cet axe, que « les excuses publiques, la repentance, et le pardon » accompagnés de mesures plus concrètes, permettent de faire avancer la réconciliation. Sous sa forme spéculative, cette dernière affirmation est fortement polémique. Il serait cependant utile de comprendre, à tout le moins, quels sont les ressorts qui sous-tendent la proposition du triptyque « excuses, repentance, pardon », pour vérifier si elle peut avoir effectivement un impact positif sur la « réconciliation ».

Le but de cet article sera donc de fournir sur cette « contribution supposée » au processus de réconciliation nationale, un argument qui ne soit plus qu’une simple spéculation, mais qui lui donne un certain contenu normatif. Dans le premier point, j’avancerai un certain nombre de contraintes fondamentales qui, de mon point de vue, paraissent nécessaires de prendre en compte dans l’articulation d’une conception acceptable de la réconciliation. Dans le deuxième point de mon développement, je procéderai à un inventaire des conceptions déflationnistes de la réconciliation, en vue de faire l’état de la question. Le dernier point proposera une compréhension de la réconciliation, prise comme étant l’accomplissement d’une confiance civique au sens étroit du terme. Je soulèverais ensuite la question de la contribution du triptyque « excuses, repentance, et pardon » au processus de réconciliation nationale, que j’examinerai sous l’angle de la production de nouvelles normes. Enfin, je montrerai que l’affirmation des valeurs nécessaires à la reconstruction de la confiance après un phénomène de violence, requiert des mesures concrètes outre le triptyque « excuses, repentance, pardon ». Ce qui démontre les limites de ce dernier et le besoin de le compléter par des mesures additionnelles. En conclusion, je me permettrai de suggérer que la reconnaissance de la responsabilité et l’expression de regrets, qui caractérisent toutes excuses, peuvent s’avérer être tout ce dont les citoyens ont besoin pour changer d’attitude et accorder leur confiance aux individus et aux institutions qui la méritent.

1 – Les contraintes et réalités à prendre en compte

Quels que soient les actes posés après une crise qui a entrainé autant de destruction de vies humaines et de biens, il n’est pas possible de revenir au statu quo ante. L’homme a une mémoire. Elle ne s’efface pas par décision ou par volonté. Ce constat, suggère que seul le temps permet de cicatriser complètement les blessures. C’est une affaire de générations. C’est pourquoi toute conception de la réconciliation qui insiste sur la possibilité de tourner la page une fois pour toutes, en prônant un idéal d’harmonie sociale, me paraît irréaliste. La paix sociale et la réconciliation se construisent. Les conceptions de la réconciliation qui la réduisent exclusivement à un état purement psychologique, un « état d’esprit », sont difficiles à appliquer. Cette difficulté est majorée quand ces conceptions exigent au surplus des populations, un effort surhumain, une vertu exceptionnelle, telle que le « pardon inconditionnel» pur et simple, comme le serait le « pardon chrétien » par exemple, sans contrepartie et sans autre mesure d’accompagnement. C’est pourquoi, les conceptions de la réconciliation qui ne réclament pas aux populations de telles dispositions d’esprit, seront préférées, tout simplement parce que les gens ne sont ni des « supermen », ni des « saints ». Les origines religieuses de telles propositions ne les disqualifient pas du fait que même en adoptant cette optique, seul « Dieu » transcende le temps et pas l’homme, mais surtout du fait qu’elles sont incapables de fournir un critère d’action. Il s’agirait, d’une proposition descriptive qui reviendrait en réalité à soutenir le statu quo.

2 – Inventaire des conceptions déflationnistes de la réconciliation

La position la plus courante, celle des Pouvoirs Publics et celle suivie par la CDVR, est de réduire la complexité de la réconciliation, aux éléments traditionnels de la « justice transitionnelle » : justice pénale exhaustive, dévoilement total de la vérité, réparation suffisante des préjudices subis, réformes institutionnelles profondes. Cette conception tend à faire de la « justice transitionnelle » une condition nécessaire et suffisante de la réconciliation, à tout le moins la garantie de son succès. En conséquence, une société donnée sera réputée réconciliée dès lors que ces objectifs seront réalisés. Ce postulat correspond-t-il à l’état de la réalité vécue par les populations concernées ? Est-ce un instrument normatif d’évaluation pertinent, bien qu’admis par la « communauté internationale » comme tel ? Qu’en est-il en Côte d’Ivoire ? Cette première conception de la réconciliation consacre l’aboutissement d’un processus, duquel peut naître un apaisement et mode de vie permettant un certain « vivre ensemble ». Il y a donc peut-être des avantages à conceptualiser la réconciliation d’une telle manière, dans la mesure où elle repose sur des éléments que l’on suppose universalisables. Ceci permet d’éviter les accusations des différentes parties impliquées dans le processus, comme c’est le cas en ce moment en Côte d’Ivoire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, il s’agit là d’une conception très exigeante de la réconciliation.

En effet, la réconciliation selon cette conception, ne saurait être obtenue sans réunir au préalable les conditions précitées, qui constituent un minimum. Dès lors, ces éléments concourent à la formation d’une définition plus complète de la « justice réconciliatrice », qui rend la réconciliation elle-même, dépendante de celle-ci. Preuve de son caractère exigeant. D’ailleurs, cette dernière peut également imposer d’autres conditions, notamment l’équité dans la conduite des poursuites, la répartition du Fonds d’indemnisation et de la richesse nationale, ou encore un traitement égalitaire dans les nominations et l’accès à l’emploi. Preuve à nouveau qu’il est possible de rendre la réconciliation encore plus exigeante. Dès lors, la portée d’une conception aussi exigeante de la réconciliation ne doit pas être sous-estimée. Elle contient intuitivement les contraintes prises en compte ou les objections formulées précédemment, à savoir : la nécessité d’une action politique de préférence à une conception faisant exclusivement recours à une reconversion des attitudes psychologiques, pouvant apparaître comme un substitut à la justice, exigeant un effort « surhumain » aux « victimes » en opérant « un transfert de responsabilité » inacceptable.

Dans la même optique, il est possible aussi de penser la réconciliation comme une « coexistence », assimilée à tort à un « vivre ensemble paisible et harmonieux ». Cette conception va plus loin que la précédente, en ce qu’elle demande aux citoyens d’être capables, de modifier leur attitude au nom de l’intérêt de la vie en communauté, plutôt que de s’affronter perpétuellement à travers un mécanisme de violence action-réaction, et de s’autodétruire ainsi collectivement. « …Aucune société organisée ne peut se résoudre à vivre dans un contexte d’affrontement perpétuel… ». Elle correspond à l’idée que l’on se fait de l’intérêt général, en proposant une alternative à la revanche, à la guerre civile, qui s’inscrirait dans un cycle de violence sans fin, si celui-ci n’était pas interrompu à un moment donné de l’histoire d’un peuple. C’est un effort collectif pour mettre fin à la violence dans la vie de la nation. Ainsi, la réconciliation au sens de « coexistence pacifique » « interrompt, la répétition compulsive d’un traumatisme, qui fait que ceux qui souffrent de ce traumatisme seront enclins soit à répéter la scène de la violence subie – ce qui explique que tant de victimes aient l’impression d’être « enfermées dans le passé » – soit à désirer infliger la même souffrance à leurs bourreaux – ce qui explique que Villa-Vilencio, entre autres, parle de la réconciliation comme « interruption du continuum de la haine et de la vengeance » (Pablo de Greiff, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007). Aussi, en son sens le plus simple, on pourrait décrire la réconciliation, dans son acception de « coexistence pacifique » comme étant « le fait de trouver une manière de vivre aux côtés de ses anciens ennemis – pas nécessairement de les aimer, ou de leur pardonner, ou d’oublier le passé de quelque manière que ce soit, mais simplement de coexister avec eux, de développer un degré de coopération nécessaire pour partager notre société avec eux, dans le but d’avoir une vie meilleure ensemble que nous ne l’aurions eue seuls ». (David Bloomfield, Teresa Barnes & Luc Huyse, Reconciliation After Violent Conflict : A Handbook, Stockholm, IDEA, 2003, p. 12).

La limite de cette conception saute aux yeux, car elle se réfère à une situation « de coexistence paisible », qui en réalité masque une situation « d’hostilité dormante ». Dès lors, elle porte en elle un risque d’explosion de violence, non conjuré par une réconciliation authentique. Cette conception compatible avec des attitudes d’« hostilité dormante » et de « violence contenue » sous-estime l’importance du changement d’attitude impliqué dans la notion de « réconciliation ». C’est pourquoi, il est légitime de chercher une conception plus riche de la réconciliation, qui pourrait conserver les exigences institutionnelles sus-mentionnées, tout en approfondissant la dimension mentale de celle-ci. «… j’ai souhaité que cette première année de la présente Législature soit consacrée à l’approfondissement … de la Réconciliation nationale entre tous les Ivoiriens …»

C’est au regard de ces considérations, que la proposition du Président Guillaume SORO, est parfaitement recevable, en ce qu’elle ouvre une voie complémentaire. Dé-complexifier le concept de la réconciliation ou le traiter de manière réductrice, pointe une difficulté majeure, l’impossibilité de promouvoir une réconciliation directe, indépendante des objectifs liés à la « justice réconciliatrice », tels que énumérés ci-dessus. En effet, lorsque ces objectifs sont pleinement atteints, la voie peut être ouverte à une poursuite plus directe de la réconciliation, en instrumentalisant les valeurs dominantes dans un système culturel donné en faveur d’un pardon inconditionnel, du fait qu’elles sont susceptibles d’être largement et profondément partagées par l’ensemble de la communauté, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire. Le pardon étant au cœur des croyances et valeurs chrétiennes, musulmanes, et animistes.

3 – La réconciliation, accomplissement d’une confiance civique

Peut-être que la manière de penser la réconciliation suivant les concepts que nous avons examinés précédemment, est trop réductrice et donc, en un sens, paralysante. Elle n’invite pas suffisamment, pourrait-on dire, à explorer les possibilités de promouvoir la réconciliation à des niveaux différents. Or, il est possible que, pour obtenir une réconciliation totale et complète, des étapes intermédiaires soient nécessaires. Or, ces positions sont silencieuses sur ces étapes. Cette lacune consacre l’échec descriptif et pragmatique de ces concepts. Il existe bien des mesures qui, indépendamment de toute mesure de justice, peuvent directement favoriser la réconciliation, au premier rang desquelles figurent les excuses officielles de toutes les parties prenantes à la crise. C’est précisément la novation et l’audace de la proposition du triptyque « excuses, repentance, pardon » du Président Guillaume SORO, dans le processus de la réconciliation de la nation ivoirienne, qui pourrait avoir besoin d’une complétude primordiale. La crise est le fait des hommes. Aussi, on ne saurait nier l’importance de leur rôle dans la construction de la réconciliation, pour y mettre fin.

En effet, force est de constater que les conceptions déflationnistes qui expriment une vision de la « réconciliation » qui la réduisent à la justice et à la réponse institutionnelle apportée aux souffrances de la crise, présente deux difficultés, dont l’une est particulièrement significative : l’échelle individuelle du processus. En se focalisant uniquement sur des conditions objectives, cette manière de penser la réconciliation néglige la dimension subjective et comportementale, de la réconciliation. On peut observer que ce qui intéresse au premier chef les Pouvoirs Publics et la « communauté internationale », est avant tout la réconciliation politique et civique, plus que la réconciliation entre citoyens. Faut-il la considérer comme l’expression de microphénomènes ou d’épiphénomènes, l’objectif étant autre ? Or, il est une évidence, la réconciliation est un état de la société à un moment donné, une situation ou une condition expérimentée par des individus, à défaut, elle ne signifierait plus rien. Ainsi, le triptyque « excuses, repentance, pardon » propose de puiser dans la richesse de l’humanité qui sommeille en chaque citoyen, des ressources supplémentaires pour le libérer de ses ressentiments et restaurer en lui la confiance, qui peuvent le prédisposer à une réconciliation authentique. En effet, « la réconciliation porte en elle une demande anthropologique, si ce n’est primordiale, de complétude… Elle suggère que l’humanité est incomplète tant que les individus et les communautés sont aliénés les uns aux autres » (Charles Villa-Vicencio, Telling the Truth : Truth-Telling and Peace Building in Post-Conflict Societies, South Bend, Notre Dame, University Press, 2006, p. 62).

Comment libérer l’ivoirien de son ressentiment et restaurer en lui , la confiance dans ses institutions et dans l’autre, son frère et compatriote ? La notion de confiance qui est au cœur de cette recherche, est plus riche que celle de la « coexistence », mais n’engage cependant ni à tourner la page, ni à pardonner. La confiance, implique l’attente d’une attitude normative partagée par toute la communauté nationale, d’un engagement collectif en faveur de mêmes valeurs. Tout le monde est favorable à la réconciliation, mais suivant quelles modalités et sur quelle base ? Je fais confiance au Pouvoir et aux Institutions qui la conduisent, au sens vertical et substantiel du terme, lorsque j’ai des raisons suffisantes, d’attendre d’eux, un certain type de comportement, mais aussi, et surtout, quand parmi ces raisons d’agir ainsi, se trouve un engagement sans équivoque de leur part, de respecter les normes et valeurs que nous partageons en commun. C’est l’attachement mutuel à celles-ci et l’unanimité autour d’elles, qui fondent la confiance. Au sens, horizontal et civique du terme, elle correspond à une disposition pouvant se développer entre citoyens d’origine ethnique, politique et idéologique différentes, qui appartiennent à une même communauté politique et partagent un même espace territorial, chez qui il existe comme lien, la conscience d’une réciprocité normative. Une telle disposition peut faire naître la confiance lorsqu’il existe une reconnaissance des normes, valeurs et formes de vie de cette communauté par une écrasante majorité de ses membres. Il s’évince de cette reconnaissance le principe selon lequel cette présupposition a suffisamment de sens auprès des membres de cette communauté, pour motiver leur adhésion et leur soumission aux règles établies. C’est un acte de validation du pacte social et politique, qui régit cette société.

À partir de cette définition, en quoi la notion de confiance nous aide-t-elle à penser la réconciliation ? Cette conception de la réconciliation souligne que celle-ci est davantage qu’une simple attitude mentale. Elle est plus qu’un état psychologique, sans toutefois nier l’importance de cette dimension. Elle implique d’une part qu’il peut exister une cause objective à des attitudes de résistance ou de défiance, et que d’autre part, les institutions et les personnes (pouvoirs publics et citoyens) peuvent devenir dignes de confiance, mais que cette dernière n’est pas donnée. Elle s’acquiert au terme d’un processus, qui réclame des conditions exigeantes. Dès lors, la question est désormais la suivante : quelles sont les mesures qui permettent aux institutions et aux pouvoirs publics de devenir dignes de confiance, qui augmentent la propension des citoyens à leur faire confiance et à se faire confiance entre eux après un phénomène de violence de masse ? Nous nous apercevons tout de suite, que celle-ci est difficile à réaliser en l’absence d’une responsabilité pénale, d’une révélation de la vérité, d’une réparation des préjudices, de réformes institutionnelles profondes et d’une pratique démocratique transparente, équilibrée, et apaisée. Nous ne regretterons jamais assez en Côte d’Ivoire que la Constitution de 2016 n’ait pas intégré suffisamment les éléments de la crise pour empêcher sa répétition, et que la réponse institutionnelle à celle-ci, soit encore, à ce stade d’avancement du processus, inapte à créer pleinement la confiance.

Cette situation pourrait s’expliquer par le fait qu’en période de transition démocratique, il est possible que des institutions soient objectivement dignes de confiance, sans que les citoyens leur fassent subjectivement confiance pour autant, en raison de leur mémoire traumatique qui les renvoie systématiquement à leur passé. Dans ce cas, il s’agirait d’un état psychologique, sanctionné par une inaptitude à vivre dans le présent. Dès lors, la proposition du triptyque « excuses, repentance, pardon » du Président Guillaume SORO apparaît comme un sérieux candidat thérapeutique, pour résoudre l’une des difficultés affectant la conception de la confiance, qui se révèle à son tour, de ce fait, comme une idée réductrice. Le fait que la confiance soit une relation, que l’on peut retrouver à divers degrés, permet de déterminer aussi des niveaux dans la réconciliation, afin de concilier ses différents degrés de « substantialité », d’une conception formelle et institutionnelle, à une version profondément personnelle et spirituelle. Par ricochet, la notion de réconciliation prise comme une simple coexistence pacifique se trouve discréditée, donc très réductrice. En effet, la société ivoirienne n’est pas totalement réconciliée, parce qu’on peut y observer sans peine, que ses relations sociales sont encore caractérisées par un fort ressentiment, une défiance à l’égard des pouvoirs publics et une déception d’une partie importante de sa population, habitée par une colère diffuse, une démoralisation, une attitude réactive vis à vis de la crise et de la post-crise. Cette caractéristique, peut s’analyser comme étant à la fois une protestation contre la violation de normes et une revendication portant sur une attente légitime. Les normes en question sont celles qui définissent les limites sociales, morales, institutionnelles, interpersonnelles, politiques et économiques à ne pas outrepasser ou bafouer.

Dans ce contexte, comment le triptyque « excuses, repentance, pardon » peut-il aider à dépasser avec succès ce ressentiment, cette démoralisation et cette haine accusatrice et sourde ? En premier lieu, celui-ci traduit un acte de langage qui sous-tend dans un registre implicite, une invitation officielle de la représentation nationale à l’endroit des citoyens, mais surtout des responsables politiques et des acteurs de la crise, pour « …qu’ils demandent pardon comme nous demandons pardon nous-mêmes… ». En second lieu, d’un point de vue sociologique, ce triptyque réaffirme à travers l’acte de s’excuser et de demander pardon, la légitimité et la validité des normes et valeurs communément acceptées par la communauté nationale, en dépit de leur transgression initiale durant la crise, et malgré la violation antérieure de règles morales fondamentales non formulées « ….qu’ils participent pleinement au jeu politique et que chacun respecte (désormais) des règles justes, des mécanismes transparents dans la conquête, l’exercice et la transmission du pouvoir…. ». Cette conception des excuses comme étant affirmatrices ou confirmatrices de normes est étroitement liée à la notion même de ressentiment susmentionnée. Si le ressentiment est la réponse à la violation de certaines normes et attentes, le fait de réaffirmer la validité des normes violées, possède le pouvoir d’atténuer ce ressentiment. « En reconnaissant qu’une norme morale a été violée, les deux parties réaffirment un ensemble de valeurs partagées. Cette reconnaissance rétablit une base morale commune » (Aaron Lazare, « Go Ahead Say You’re Sorry », Psychology Today, 1995, vol. 23, n° 1, p. 42). En ce sens, il constitue une contribution une réconciliation plus complète. Troisièmement, il suggère également qu’il n’y a d’excuses, que si et seulement si, il y a reconnaissance de responsabilité et expression de regret. C’est cette raison centrale qui conduit son auteur à exprimer officiellement les siens, avec l’emploi du « nous associatif » et non du « nous de majesté » qui ponctue cette séquence de son discours, à travers « l’apologie du pardon » qu’il prononce « Pourquoi avoir honte de demander pardon quand on n’a pas eu honte de s’affronter ? Le courage, retenez le, dans le conflit ne vaut rien sans le courage dans la paix ». Par conséquent, il déclenche de fait, le mécanisme de « l’échange de la honte et du pouvoir entre l’offenseur et l’offensé. En vous excusant, vous prenez la honte de votre offense et la redirigez contre vous-mêmes. Vous admettez avoir blessé ou diminué une personne et vous dites que c’est en réalité vous qui avez été diminué : Je suis celui qui a eu tort, qui me suis trompé, qui ai été insensible, ou stupide. En reconnaissant votre honte, vous donnez à l’offensé le pouvoir de pardonner. L’échange est ainsi à la base du processus de guérison » (Lazare, op. cit. p. 42). Ce mécanisme par sa vertu curative, peut contribuer également à la « réconciliation horizontale ». « Au-delà de tout, le pardon c’est principalement la guérison des blessures du cœur, une hygiène intérieure par laquelle nous retrouvons la liberté d’aimer en nous débarrassant du poison de la haine »

Conclusion

Cette offre peut elle être refusée en l’état ? Le Président Guillaume SORO souhaite vivement que nous l’acceptions: « ….Osons la Repentance. Osons le Pardon. Osons la Réconciliation. Osons l’Amour. Notre commune humanité nous le commande. Notre pays attend cela de nous. …». Plus fondamentalement, la question est de savoir s’il s’agit de l’unique geste offert pour « la réconciliation », ou au contraire, si celui-ci vient en complément et en appui à une batterie de réponses institutionnelles déjà fournie par les Pouvoirs Publics ?

J’ai déjà indiqué que cet axe de la réconciliation ne peut qu’être complémentaire à une réponse institutionnelle, dont nous avons mesuré les limites. Il n’existe aucune manière de réfléchir à cette problématique qui soit parfaite. Tout comme il n’existe aucune « solution » qui soit une sorte de panacée. C’est l’arsenal de l’ensemble des mesures et la prise en compte de toutes les dimensions de la réconciliation, à tous ces différents niveaux, qui peuvent déterminer les chances d’aboutir aux résultats escomptés. Aussi, il convient d’accélérer et d’approfondir le processus avant 2020. Le Président Guillaume SORO tout en confirmant ce besoin, semble désirer au surplus une dimension symbolique très forte « Il est par conséquent nécessaire qu’au plan interne, soient conduits de manière sereine mais diligente, l’ensemble des processus judiciaires en cours afin de donner au Chef de l’Etat lui-même, les moyens juridiques lui permettant de clore politiquement, le chapitre le moins glorieux de notre histoire par des gestes concrets qui consacrent le pardon et au-delà, la réconciliation des cœurs et des esprits ».

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