Le discours que Laurent Gbagbo n’a pas prononcé: Abidjan, le 1er décembre 2010

Une Fiction de Jean-Louis Sagot-DUVAUROUX | in Connectionivoirienne.net

Abidjan, le 1er décembre 2010

Mes chers compatriotes,
La Commission électorale indépendante vient de me remettre son décompte des résultats de l’élection présidentielle. M. Alassane Dramane Ouattara y est crédité de 54,1 % des suffrages. De nombreuses irrégularités ont été constatées dans les départements sous contrôle des Forces nouvelles et j’’ai donc introduit un nombre important de recours circonstanciés auprès du Conseil constitutionnel. C’est lui qui, en dernier recours, validera ou non le scrutin. S’’il s’avérait que les fraudes faussent notablement le résultat, une nouvelle élection serait convoquée dans les quarante-cinq jours, conformément au code électoral reconnu par toutes les parties.

Avant de vous indiquer quelle est la conduite que je me fixe dans cette circonstance, permettez-moi de vous rappeler les conditions très particulières dans lesquelles j’’ai été amené à exercer le pouvoir suprême. Elu en 2000 après un scrutin que j’ai moi-même qualifié de calamiteux, j’’ai tenté de mettre en pratique les idéaux qui depuis l’’origine ont guidé mon engagement politique : souveraineté effective de la République de Côte d’Ivoire, avancée vers une plus grande autonomie de notre économie, souci des besoins sociaux, respect d’institutions démocratiques essentielles comme le multipartisme ou la liberté de la presse…. Ma politique s’est heurtée à l’’hostilité des grandes puissances qui, avec le Premier ministre Alassane Ouattara ou le président Henri Konan Bédié, s’’étaient habituées à une Côte d’Ivoire docilement soumise à leurs intérêts. La rébellion militaire de 2002 aurait dû être réduite avec le concours de la France, si ce pays avait respecté l’’accord de défense qui le liait à nous. Mais cet accord avait été signé avec d’’autres et pour d’’autres buts que la souveraineté de l’’Etat ivoirien. Ces forces étrangères furent au contraire utilisées pour entériner la division du pays en deux parties hostiles et m’’enlever une part importante des moyens constitutionnels de conduire ma politique. L’’action ambiguë et pernicieuse de pays voisins a contribué à cet affaiblissement. Par nécessité et pour ne pas aggraver les tensions, j’’ai tenté de faire avec. J’’y ai mis, c’est vrai, cette adresse que vous me reconnaissez quand vous me donnez le sobriquet de « boulanger ». Je ne me repends pas d’’avoir, comme vous dites, « roulé mes adversaires dans la farine ». J’’ai au contraire le sentiment d’’avoir répondu, avec les moyens qui me restaient, au mandat du peuple.

Je me suis également attaché à rétablir des conditions à peu près acceptables pour une élection libre et démocratique. Cela a pris du temps. On me l’’a reproché. Là encore, je crois avoir choisi la bonne option. L’élection présidentielle qui vient de se dérouler a mobilisé une très forte majorité d’électeurs. M. Alassane Ouattara avait été écarté des scrutins précédents sous l’effet d’une loi électorale rédigée sur mesure par son nouvel ami Henri Konan Bédié. Il a pu cette fois se présenter et faire campagne sans entrave. Je connaissais pourtant la vertu démocratique à géométrie variable de l’’ancien premier ministre : il m’avait fait emprisonner pour délit d’opinion du temps qu’il était au pouvoir ! Confiant dans les vertus démocratiques de la controverse, je me suis soumis à l’’exercice d’un débat télévisé en direct. Et vous êtes allé voter. Certes, j’’avais sous-estimé les intimidations qui persistaient du fait qu’’au Nord, les forces rebelles n’avaient pas vraiment désarmé. Mais il fallait sortir de la crise. C’’est cela que j’’ai voulu.

Et maintenant, que faire ? Beaucoup, dans mon entourage, me suggèrent de refuser un résultat dont tout indique qu’’il force la réalité. Le président du Conseil constitutionnel me propose, avec de solides arguments, d’’annuler le vote de plusieurs départements, où des scores à la coréenne disent à eux seuls les pressions subies par les électeurs. Cette mesure me placerait en tête. La pression frénétique de la France, des USA et du panier de crabes auquel on donne le nom inapproprié de communauté internationale me donnent à penser que l’’étranger tient beaucoup, beaucoup à l’’investiture de l’’accommodant M. Ouattara. Et comme j’’aime la Côte d’Ivoire, son indépendance, sa fierté, je vous avoue que ces interventions m’’inciteraient plutôt à ne pas m’’incliner.

J’’ai donc longuement réfléchi. Avec mes services, j’’ai refait le compte des voix obtenues par l’’un et l’’autre. Il est fort possible que l’’addition des réclamations que j’’ai émises suite aux irrégularités dans le Nord soit très en deçà de la réalité. Mais telles qu’’elles ont été légalement déposées, elles ne permettent pas de renverser le résultat. Quant à la suggestion du président du Conseil constitutionnel, elle est un signe d’amitié à mon égard, mais elle contrevient au code électoral qui impose de reprendre le scrutin dans le cas où des irrégularités trop graves auraient été constatées. Je considère donc qu’’Alassane Dramane Ouattara a toutes les chances d’être déclaré président.

Je vais maintenant vous dire ce qui a emporté ma décision de ne pas contester davantage l’’issue des élections. Le fait pour moi le plus marquant de cette séquence politique est le taux de participation. Dans toutes les régions du pays, les citoyennes et les citoyens se sont levés en masse pour aller voter. L’expérience du terrain et les reportages que nous avons pu voir à la télévision nationale ont montré qu’’ils avaient conscience d’agir ainsi pour la paix et l’’unité du pays. La plupart des personnes interrogées affirmaient sereinement vouloir respecter le verdict des urnes quel qu’il soit. J’’en ai été frappé, car d’’habitude, notre vie politique inspire plutôt la défiance et l’’exaspération des appétits contraires. Nos Etats sont des pièces rapportées. Ils sont la mauvaise copie d’’institutions nées d’une autre histoire, par le génie d’’autres peuples, mues par des raisons que nous avons du mal à partager parce qu’elles nous ont été inoculées par la force. L’’Etat, nous le savons tous, peu y voient le représentant de l’intérêt général et beaucoup de ceux qui en ont l’’occasion s’’en servent et s’y servent sans scrupule. Mais nous sommes coincés. Sous l’’empire de l’Occident, l’’Etat à l’’occidentale est devenu la seule forme réputée légitime de représentation des peuples. Les vieilles institutions par lesquelles nous nous gouvernions, qui établissaient entre nous des liens de méfiance ou de fraternité, d’’alliances ou d’’hostilité, ont perdu leur capacité politique. Je peux envoyer mon cousin en ambassade chez mon voisin, pas à l’’ONU. On ne reviendra pas sur cet état de fait et nous devons faire avec.

83 % de votants au premier tour, un peu moins au second, c’’est une donnée nouvelle. Les citoyennes et les citoyens de Côte d’Ivoire ont eu confiance, sinon dans l’Etat, au moins dans la règle du jeu que constitue le suffrage majoritaire. Ils ont pensé que cette façon de faire permettait de s’’entendre sans s’aligner les uns sur les autres. Ils ont voté comme ils sont, c’’est-à-dire avec en eux les sédiments d’’anciennes institutions que souvent l’’Occident caractérise avec mépris comme « ethniques » voire « tribales », mais qui sont notre patrimoine politique. Les Dioulas n’ont pas voté comme les Bétés. Mais les Dioulas comme les Bétés sont allés au vote en se disant : demain, nous saurons qui, du parent des Bétés ou du parent des Dioulas sera le président des Dioulas, des Bétés et de tous les autres. Ce faisant, nous avons commencé à investir une pratique politique venue d’’ailleurs avec un contenu qui nous appartient. En votant si nombreux, dans une si belle disposition d’’esprit, notre peuple a fait l’’histoire. Ce moment est précieux pour la Côte d’Ivoire comme pour nos voisins. Malgré les doutes étayés que j’’ai sur certains aspects du scrutin, je ne veux donc rien faire qui contribue à éteindre cette fragile étincelle, car elle porte en elle la construction d’’institutions nationales respectables et respectées. Or sans de telles institutions, nous sommes désarmés face aux puissances qui nous aiment soumis.

Nos élections ont-elles été parfaites ? Loin de là ! Il faudra du temps, de l’’expérience, du civisme, de l’abnégation et beaucoup de ténacité pour que de tels processus deviennent irréprochables, pour qu’ils prennent la couleur de nos âmes, pour qu’ils contribuent à nous donner vraiment une voix qui soit nôtre, une voix capable de couvrir les siècles d’humiliation. Mais aussi maladroit soit-il, je n’’ajouterai pas d’’embûche à ce premier pas.

Mes chers compatriotes, je quitte la présidence, mais pas l’’action politique. Les idées d’indépendance, de souveraineté et de liberté pour lesquelles je me suis engagé en politique restent d’actualité. Comme je vous l’’ai expliqué durant la campagne, je ne crois pas que le président Alassane Ouattara soit le mieux placé pour les faire vivre. Mais la règle du jeu en fait notre président et je prie Dieu qu’il conduise le pays vers la paix, l’’union et la prospérité.

J’’appelle notre peuple à respecter ce choix. Je l’’invite aussi à faire entendre sa voix dans toutes ses composantes, avec toutes ses opinions. Chers compatriotes, je serai un citoyen loyal et un opposant résolu.

Vive l’Afrique, vive la Côte d’Ivoire

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Jean-Louis Sagot-Duvauroux
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