Commissions et Enquêtes: la falsification des faits compromet la réconciliation (Dr. Prao Séraphin)

Proposé par Dr. Prao Yao Séraphin, Délégué National au Système Monétaire et Financier à LIDER

La Côte d’Ivoire traverse une zone de turbulence très longue et le « Commandant de Bord » ne sait pas comment en sortir. Et pourtant il suffit de manier avec dextérité le « bateau ivoire ». Les lèvres du Porte-parole adjoint de l’ONUCI , Kenneth Blackman, semblent faire des propositions : « L’avenir de la Côte d’Ivoire dépendra aussi de la manière dont sera géré le secteur de la justice, qui doit être équitable ». Cette intervention du Porte-parole adjoint de l’ONUCI appelle quelques commentaires. Soit l’organisation onusienne désavoue leur protégé ou qu’elle lui indique la vraie voie de la réconciliation. La deuxième hypothèse nous paraît crédible.
En effet, sans une justice équitable, la Côte d’Ivoire ne connaîtra pas de sitôt la paix et la stabilité politique.

Les faits pourtant confirment la volonté du Président Alassane OUATTARA de continuer dans le déni de justice. Les conclusions de la Commission Nationale d’Enquête (CNE) ne semblent pas refléter la vérité des faits. Au lieu de contribuer à la manifestation de la vérité, cette commission vient compromettre la réconciliation tant les faits sont tronqués.

Le présent article a pour ambition de rappeler aux nouvelles autorités l’urgence d’aller à une réconciliation vraie.

Cette réflexion s’articule autour de deux axes : le premier montre les limites des conclusions de la CNE et le deuxième indique une voie pour la réconciliation et la stabilité de la Côte d’Ivoire.

I. LES ZONES D’OMBRES DE LA COMMISSION NATIONALE D’ENQUÊTE (CNE)

La Présidente de la Commission nationale d’enquête, Mme Paulette BADJO , a rendu son «Rapport sur les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire survenues dans la période du 31 octobre 2010 au 15 mai 2011». Pour rappel, la crise post-électorale opposait deux camps : le camp OUATTARA et le camp GBAGBO. En quelques mots, voici les conclusions de Mme BADJO Paulette : “Les forces armées pro-Gbagbo sont responsables de la mort de 1.452 personnes (dont 1.009 exécutions sommaires), tandis que les Forces républicaines (FRCI) de M. Ouattara ont causé la mort de 727 personnes (dont 545 exécutions sommaires).. ». La commission a aussi mis en cause les forces non conventionnelles qui ont combattu, comme les miliciens pro-Gbagbo ou les chasseurs traditionnels “dozo” qui, selon de nombreux témoignages, ont agi aux côtés des FRCI et ont tué 200 personnes d`après la CNE.” Avec ces chiffres, il est aisé de faire des analyses simples et objectives.
Disons-le tout net : le rapport présente de nombreuses limites.

Premièrement, le rapport ne dit rien sur l’identité ni le statut des victimes. Certains commentateurs de la vie politique en Côte d’Ivoire ont toujours soutenu que la crise ivoirienne était ethnique voire même religieuse. Notre sentiment est que le problème ivoirien se situe du côté des politiques. En précisant l’identité et le statut des victimes, le rapport allait permettre d’avancer sur le sujet.

Deuxièmement, il y a eu un bug dans les calculettes de la CNE car les chiffres de 727 et 1.452 posent problème. La CNE a certainement oublié de noter les massacres du Duékoué. En effet, selon un rapport d’Amnesty International (2001, p.52), citant le Comité international de la Croix-Rouge, « au moins 800 personnes » avaient été tuées, le 29 mars, lors de « violences intercommunautaires » . Les exactions ne se sont pas limitées à cette petite ville. Dans toute la région, l’arrivée des FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire) dans les villages a été marquée par des exactions, des exécutions sommaires et des viols ciblés ethniquement. Les familles ayant pu justifier de leur identité baoulé (ethnie de centre) et les maisons des Dioulas (originaire du Nord) ont été épargnées, poursuit le rapport. Mais pour Amnesty International, ces faits n’occultent en rien la responsabilité du camp Gbagbo, qui s’est lui aussi livré à des exactions sur l’axe Duékoué-Guiglo-Bloléquin. Des violences ont aussi été commises contre des Malinkés, notamment à Bloléquin.

Pourquoi la CNE ne fait pas cas des morts de Duékoué alors que plusieurs organisations non-gouvernementales (ONG) en parlent ? Et pourtant, comme le dit Jean-Christophe Grangé « lorsque des éléments , des détails, même anodins, reviennent régulièrement dans une enquête, il faut toujours les retenir , parce qu’ils dissimulent à coup sûr une signification profonde » .

Toujours, selon l’organisation , lors de la conquête d’Abidjan et dans les semaines qui ont suivi, les FRCI, créées par le Président Alassane OUATTARA le 8 mars 2011, ont commis des violations graves des droits humains ciblant les partisans avérés ou supposés de Laurent Gbagbo.

L’attaque menée le 11 avril 2011 contre la résidence de Laurent Gbagbo à Abidjan a ainsi donné lieu à des violations des droits humains perpétrées à l’encontre de certains partisans proches du président sortant, y compris des membres de son gouvernement.

Pour Amnesty International, le 28 mars 2011, les FRCI, soutenues par des forces supplétives composées notamment de Dozos, ont lancé une offensive générale dans l’ouest du pays et ont conquis, en trois jours, la quasi-totalité du pays qui était encore aux mains des partisans de Laurent Gbagbo.
« Dans les jours qui ont suivi, les deux parties au conflit ont commis des violations graves du droit international humanitaire, y compris des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité(à la page 44 du rapport). Dès la matinée du 29 mars 2011, les FRCI accompagnées par les Dozos ont totalement pris le contrôle de Duékoué et, dans les heures et les jours qui ont suivi, des centaines de personnes appartenant à l’ethnie guéré ont été assassinés de manière délibérée et systématique, à Duékoué et dans certains villages environnants, uniquement en raison de leur appartenance ethnique (à la page 45 du rapport) ».

Troisièmement, le rapport ne précise pas explicitement les responsabilités des uns et des autres. Le Président Alassane OUATTARA s’est empressé de livrer l’ex-Président Laurent GBAGBO à la cour pénale internationale. Pour lui, l’ex-Président était le chef des Forces de Défense et de Sécurité (FDS). Ici encore le rapport 2001 d’Amnesty International permet de faire la lumière.

« Jusqu’à la proclamation par Alassane Ouattara de la création des FRCI le 8 mars 2011, les FAFN étaient formellement sous le commandement de Guillaume SORO, Secrétaire général des Forces nouvelles. En réalité, les commandants de ce groupe d’opposition armé étaient tout puissants dans leurs zones et les populations n’avaient aucune voie de recours, en raison d’une absence totale de système judiciaire et de tout mécanisme assurant l’obligation de rendre des comptes. Jusqu’à la proclamation par Alassane Ouattara de la création des FRCI, le 8 mars 2011, la chaîne de commandement entre le nouveau président ivoirien et ce groupe d’opposition armé n’était pas clairement établie. Cependant, les relations entre les FAFN et Alassane Ouattara se sont officiellement resserrées à l’approche de l’élection présidentielle de novembre 2010 et, avant même la proclamation des résultats de cette élection, des éléments armés des FAFN ont assuré la protection d’Alassane Ouattara et de son gouvernement à l’hôtel du Golf à Abidjan et ce, jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. (à la page 48 du rapport).

Paulette Badjo avec Alassane Ouattara

Selon Amnesty International, le Président Alassane OUATTARA est responsable des actes commis par les Forces Nouvelles : « Les liens de subordination entre les FAFN et Alassane Ouattara ont été définitivement éclaircis lorsque le nouveau président ivoirien a intégré les FAFN dans les FRCI. Ce faisant, le président Ouattara assumait la responsabilité de tous les actes commis ou tolérés par ces forces armées, suite à leur intégration au sein des FRCI..(à la page 48 du rapport) ».

Quatrièmement, une similitude entre les charges de la CPI contre l’ex-Président Laurent GBAGBO et les conclusions de la CNE. Si la CPI se saisissait des conclusions de la CNE pour ses enquêtes, on comprendrait. Mais un sentiment est clairement établi : la CNE s’aligne sur les intentions de la CPI.

D’ailleurs, le rapport ne respecte pas le bon timing. Certaines recommandations ont déjà été foulées au pied par le Président Alassane OUATTARA. Par exemple, concernant, les Forces armées et de la police, la CNE recommande au gouvernement :

– Le non-recrutement des ex-combattants et des miliciens dans la police

– Instauration de la transparence dans les recrutements et dans les procédures d’avancement dans l’armée et la police.

Aux lendemains de l’attaque du camp d’AKOUEDO, Cherif Ousmane, Issiaka Ouattara dit Wattao, Koné Zacharia et Vetcho, qui étaient jusqu’alors commandants des FRCI, ont été élevés à la dignité de lieutenant-colonel par le Président Alassane OUATTARA. Une seule question à Mme BADJO Paulette : ces nominations sont-elles transparentes ? La Côte d’Ivoire accumulent des officiers dont certains n’arrivent pas à aligner deux mots en français. La vérité dit-on, c’est toujours un pari sur l’incertitude. Mais la CNE a –t-elle dit la vérité ? pour répondre à cette question, empruntons à Guilleaume Romain, sa citation : « Les convictions qui s’enracinent prennent des allures de vérités qui enchaînent l’esprit et le rapprochent de la bêtise ».

II. UNE VOIE POUR LA PAIX ET LA RÉCONCILIATION EN CÔTE D’IVOIRE

Les ivoiriens sont obligés de se réconcilier, c’est un fait et le principe acquis. C’est le « comment » et le « quand » qui divisent les ivoiriens. Une chose est sûre : la réconciliation est un processus qui prend du temps. La réconciliation ne se proclame pas, elle se construit avec les éléments en conflit, dans la durée. Finalement c’est le « comment » qui divise. La réconciliation elle-même est un élément de la recherche de la stabilité politique en Côte d’Ivoire. Car pour la paix en Côte d’Ivoire, il faut une vision globale sur les maux qui minent le pays. Comme beaucoup d’analystes, il faut ramener la sécurité partout en Côte d’Ivoire, discuter franchement de la réconciliation et lutter contre l’exclusion sociale et l’impunité.

La nécessité d’une réforme du secteur de la sécurité. L’insécurité connaît une inflation en Côte d’Ivoire : les FRCI tuent et eux-mêmes sont tués, les populations tombent chaque jour sous les balles assassines des hommes en tenues militaires. Les nouvelles autorités doivent atténuer la détresse du Professeur Mamadou Koulibaly, Président de LIDER, qu’il exprime sur les antennes de RFI en ces termes : « Le premier, c’est que nous n’avons pas en ce moment des systèmes de défense et de sécurité en Côte d’Ivoire. On n’a pas d’armée, on n’a pas de police ni de gendarmerie. Ces corps-là vivent dans la frayeur, dans la division, et il est difficile pour ces corps organisés comme l’armée, la gendarmerie et la police d’assurer la sécurité des populations si eux-mêmes ne sont pas déjà sécurisés ». Pour ce faire, il faudra aller au désarmement effectif comme prévu par les différents accords de paix signés entre l’ex-Président Laurent GBAGBO et l’ex-rébellion de Guillaume SORO. Les institutions internationales (l’ONU en tête) et le candidat Alassane OUATTARA (aujourd’hui Président) ont refusé le désarmement avant les élections. Ils constatent avec nous que lorsque les armes circulent partout elles finissent par remplacer les marchandises puisque l’économie s’arrête.

Dans l’entendement des nations unies, le secteur de la sécurité doit comprendre des structures, des institutions et un personnel responsable de la gestion, de la garantie et du contrôle de la sécurité. Par exemple: les forces armées, les services de répression, les services pénitentiaires, les services de renseignement, et les institutions responsables du contrôle des frontières, des douanes et de la protection civile. Dans certains cas, le secteur comprend également certains éléments du système judiciaire appelés à connaître des cas de délit et de mauvais usage de la force. Le secteur de la sécurité doit également comporter des organes de gestion et de contrôle et, dans certains cas, peut faire appel à la participation de prestataires informels ou traditionnels de services de sécurité. Cette réforme est nécessaire pour rétablir la confiance entre les anciennes forces belligérantes et entre l’armée et les populations.

Définir les contours d’une vraie réconciliation. Lorsqu’on veut réconcilier un pays après une guerre, il faut poser des actions fortes et dialoguer sincèrement. Aucune partie ne doit s’octroyer une victoire ou la défaite bien au contraire tous doivent agir pour que la paix triomphe. En Côte d’Ivoire, une Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) a pour objectif d’aider les ivoiriens à se réconcilier. La CDVR peine sur le terrain et c’est certain qu’elle ne réussira pas son pari. Pour réconcilier les ivoiriens, il faut parler aux deux parties en conflit, or le dialogue ressemble à un monologue. Certains participants à la table de discussion sont en prison et les nouvelles autorités ne donnent aucun signe d’apaisement. En Juin 2012, la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) mettait en garde le pouvoir contre les arrestations ou les enlèvements de membres de la «galaxie patriotique», partisans de l’ex-président Laurent Gbagbo. Sur les antennes de RFI, le conseiller chargé de la jeunesse de Charles Konan BANNY, Karim Ouattara, protestait contre les arrestations arbitraires qui visent des responsables de la « galaxie patriotique », en ces termes : « Je ne peux pas comprendre que pendant qu’il y a une Commission dialogue, vérité et réconciliation qui travaille à ramener la confiance entre les uns et les autres, on a l’impression qu’il y a un bulldozer derrière nous qui efface les traces. C’est très difficile à accepter cela ». « On ne peut pas nous demander d’œuvrer à ce que tous les Ivoiriens qui sont en exil puissent rentrer en Côte d’Ivoire, continue-t-il. Lorsque nous, on parle à ces personnes-là, elles nous disent : « Mais on a l’impression que vous, au sein de la Commission dialogue, vérité et réconciliation, vous êtes là juste pour nous appeler vers le pays pour qu’on nous incarcère ! » ».
Lutter contre l’impunité et l’exclusion sociale. La Côte d’Ivoire, version Alassane OUATTARA, n’est pas prête de mettre fin à l’impunité. L’affairisme et le copinage continuent de gangréner le comportement de certains de ses ministres et son administration. Après l’affaire « CELPAID » et l’affaire « SATAREM-GREENSOL », on retrouve le ferment de l’impunité dans l’affaire « BICTOGO » et « BACONGO ». Le premier était accusé de détournement de plusieurs milliards de franc CFA dédiés à l’indemnisation des victimes des déchets toxiques. A la fin, il a été blanchi par la justice. En tout cas, dans le rapport de M. Simplice KOFFI, Procureur de la République, rendu public, on peut lire : « en tout état de cause, l’on ne peut déceler des déclarations et pièces jointes des indices concordantes de nature à motiver l’inculpation d’ADAMA BICTOGO. ». En clair, le procureur dit simplement aux ivoiriens qu’ils ont eu tort d’accuser M. BICTOGO.

Que dire encore du détournement de 40 milliards du budget alloué aux travaux de réhabilitation de l’Université d’Abidjan. Pour tromper les ivoiriens, un petit communiqué de la présidence pour dire aux ivoiriens que le Président Alassane Ouattara a signé le jeudi 2 août 2012, un décret mettant fin aux fonctions d’Adama Meité, en qualité de Directeur des Finances et du Patrimoine du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique. Le ministre BACONGO lui, n’est pas touché par le communiqué de la présidence. Et pourtant, on comprend difficilement comment le Directeur des Finances et du Patrimoine du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique peut dérober 40 milliards sans la complicité du ministre. L’impunité est également présente dans le secteur de la sécurité où une prime à l’impunité est accordée aux Dozos et aux FRCI. Dans la nouvelle Côte d’Ivoire, si vous êtes un proche du Président Alassane OUATTARA, vous pouvez piller les caisses de l’Etat impunément. Au pire des cas, on vous débarque de votre poste pour un autre plus « juteux ». Dans tous les cas, en Côte d’Ivoire, sous le Président Alassane OUATTARA, la clé de répartition des richesses du pays est connue : être membre du bon parti politique, de la bonne religion, de la bonne région. C’est le fameux rattrapage du Président Alassane OUATTARA.

CONCLUSION

La Côte d’Ivoire est en effet loin d’être apaisée. Beaucoup reste à faire. Le Président Alassane Ouattara a promis que tous les responsables de crimes seront traduits devant la justice. Cette étape est indispensable pour que la réconciliation nationale puisse voir le jour. Mais pour l’heure rien de concret. La réconciliation doit aussi passer par un dialogue politique inclusif, avec pour objectif une réconciliation véritable entre les fils et les filles de ce pays.
Pour être précis, aucune réconciliation ne peut être possible en Côte d’Ivoire sans que justice et réparation ne soient rendues à toutes les victimes, quelles que soient leur ethnie ou leur affiliation politique présumée. Il semble également nécessaire de faire la lumière sur les terribles massacres et autres violations et atteintes aux droits humains commis non seulement depuis décembre 2010 mais également durant toute la décennie passée. La réconciliation est une urgence et si la Côte d’Ivoire était un volcan, la réconciliation nationale en serait son cratère.

Le titre est de la Rédaction

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