Côte-d’Ivoire: « L’alternance Pdci/Rdr est une question plutôt morale que contractuelle » (Hamed Koffi Zarour)

Dans la première partie d’une longue interview que cet acteur économique, soucieux du devenir de son pays a bien voulu nous accorder, Hamed Koffi Zarour se prononce sur les bisbilles entre alliés du RHDP, la réconciliation nationale et ses enjeux pour tous les partis et les ivoiriens. L’économie, le social, l’industrialisation de la Côte d’Ivoire sont les autres thèmes que l’homme a accepté d’aborder dans les autres volets de cette sortie. L’une des rares.

Interview par Mankoun Kouassi

Vous êtes un politique, acteur économique qui suit attentivement l’évolution de la vie nationale. Une brouille secoue en ce moment l’alliance RDR/PDCI. Quel est votre regard sur cette situation ?

Je ne me définis pas comme un politique. Je n’appartiens statutairement à aucune organisation politique. Je ne fais pas de politique non plus, au sens stricto sensu du terme, c’est à dire mener des actions pour le compte du Gouvernement, d’un parti politique, ou de toute autre institution d’État. Cette qualité est donc excédentaire. En revanche, si jouer un rôle actif dans la vie publique peut s’assimiler par extension, à faire de la politique, alors je dois avouer que je m’exprime souvent sur l’actualité et les problématiques relatives à l’évolution de notre devenir collectif. Mon champ d’intervention se situe de préférence dans l’économie sociale et solidaire, la culture y compris la culture politique et démocratique. Ceci dit, par capillarité, tout citoyen est un sujet politique, à tout le moins, un observateur de la vie politique. Aussi et à ce titre, pour vous répondre sur la crise larvée qui pourrait exister dans les relations entre le PDCI et le RDR, il peut parfois exister des enjeux de pouvoir et des problèmes d’équité dans la redistribution des responsabilités, faisant intervenir de ce fait, des calculs partisans et personnels. C’est ce à quoi nous assistons en ce moment, et il n’y a rien de surprenant à cela. Il s’agit de querelle d’ambition et d’intérêts. Cependant, l’on observe qu’il n’y a aucune divergence fondamentale dans le projet de société. Il n’existe aucun clivage réel sur l’idéologie, la philosophie, le programme d’action et la vision, qui puisse autoriser à parler véritablement de crise. C’est une affaire interne, qui peut se régler rapidement par une volonté forte et des négociations, car il y va de l’intérêt de chacune des formations concernées. C’est le défi du Parti Unifié auquel ils travaillent, au niveau de leurs organes dirigeants respectifs, malgré les voix dissonantes qu’on entend ici et là. La question de la rotation du pouvoir entre elles, est une question purement personnelle et non politique. Le sujet est entré désormais, dans le domaine réservé des Présidents Bédié et Ouattara. Ce sont des hommes d’état. Nul doute qu’ils sauront lui apporter un traitement politique dans le sens de l’intérêt général de la Nation. C’est la seule chose qui compte pour les Ivoiriens.

Cependant, j’observe comme vous, le lancement périodique de ballons de sondage en faveur d’un éventuel 3ème mandat du Président Ouattara, la résistance du RDR pour la rotation du pouvoir, sans qu’il ne se préoccupe de se chercher un candidat. C’est un indicateur quant à son intention et son candidat pour 2020. J’observe aussi la prétention du PDCI au pouvoir, sans qu’il n’élabore au préalable un projet de société ou un programme de Gouvernement différent de celui auquel il participe. Réduisant du coup la question du pouvoir à une question de personne et contractuelle. C’est aussi une indication sur ses dispositions à accepter un candidat consensuel. D’un point de vue légal et démocratique, le fondement d’un droit de succession exprimé en termes de rotation ou d’héritage laisse dubitatif. Il est purement amical et civil. Je regrette personnellement l’importance de l’espace qu’occupe ce débat dans la vie de la Nation. Les populations ont d’autres préoccupations et le Gouvernement a des tâches plus urgentes à accomplir, que de se préoccuper de ces questions personnelles, électoralistes, identitaires et patrimoniales.

La question de l’alternance au pouvoir en faveur d’un militant actif du Pdci en est la pomme de discorde. Pensez-vous que ce parti est fondé à réclamer cette alternance ?

Je note comme tout observateur, une incompréhension sur le sens de « l’appel de Daoukro ». Il en découle une querelle dans son interprétation, alors que celui-ci ne souffre d’aucune équivoque, sinon que les termes de conditionnalité de cet appel n’ont jamais été actés pour s’imposer aujourd’hui, alors même que le RDR n’a jamais pris un engagement officiel en faveur d’une alternance de candidature à la présidentielle 2020, au profit du PDCI. Nous sommes en face d’un contrat politique implicite, comportant une clause léonine. C’est de surcroit un contrat tacite et oral dont la valeur reste discutable. Dès lors, c’est plus une question morale que contractuelle. Pour ma part, je ne m’en offusque guère, tant que le droit permet un tel accord ou une telle pratique. Le droit de « préemption ou de succession » réservé à l’exclusivité d’un parti (RDR ou PDCI), suivant un mécanisme interne d’alternance, ne concerne que le processus de désignation d’un candidat au sein d’un groupement politique donné, selon les règles qu’il s’est donné à lui-même. Elles ne se heurtent nullement au Droit positif national et ce système ne revêt aucun caractère anti-démocratique. Le RHDP doit surtout comprendre en premier lieu, qu’il doit d’abord gagner la bataille de la légitimité auprès des populations, car celles-ci sont demanderesses d’un changement de conduite de la part de la classe politique dans son ensemble, et toujours en attente par rapport à leurs besoins et aspirations profondes. En second lieu, que le pouvoir s’acquiert dans les urnes. Même en face d’une opposition déchirée et affaiblie les élections à venir de sont pas gagnées d’avance. Beaucoup de facteurs peuvent compromettre cette perspective. Enfin, le contexte d’énonciation de cet appel a évolué. Il y a cette dynamique à intégrer. Cette stratégie de conservation du pouvoir traduit une volonté hégémonique Ce n’est pas une OPA du RDR, mais une prétention monopolistique commune RDR /PDCI. Si elle réussissait, elle pourrait aboutir à une domination de la vie nationale, qui créera la nécessité d’une nouvelle organisation de l’état, pour redistribuer le pouvoir de manière plus équilibrée entre la société civile et l’Etat et une décentralisation plus poussée et effective, pour permettre aux autres formations politiques de participer à la gestion des affaires. Cette démarche consacrerait le dépérissement de l’état, en vue de casser les cumuls de mandat, les monopoles et les concentrations entre les mains de quelques individus, de deux partis politiques et de deux groupes ethniques qui s’accapareraient le pouvoir politique, économique et administratif, de manière insupportable pour les autres populations. La cohésion sociale et le partage inclusif de la gestion du pouvoir en dépendent.

Le président Ouattara a de tout temps indiqué que son successeur sera le meilleur parmi les houphouëtistes, et non un cadre du Pdci. N’est ce pas là un désaveu au PDCI qui réclame l’alternance en sa faveur ?

J’observe que les positions exprimées par les Présidents BÉDIÉ et OUATTARA, sont certes différentes, mais parfaitement compatibles. En effet, en proposant que soit désigné le meilleur profil, sous réserve du mode de désignation, celui-ci peut très bien être un militant actif du PDCI. Cette option ne fait pas obstacle à une telle éventualité. Elle ne l’exclue pas du tout. Dès lors, le PDCI peut légitimement rechercher un ou plusieurs profils adéquats dans ses rangs et se préparer à la compétition des compétences. Je note aussi que cette position élève le débat. Elle exprime une haute idée de la fonction présidentielle, un sens élevé de l’intérêt de l’État et se préoccupe davantage de l’intérêt général. De prime abord, le critère d’aptitude, donc de meilleur profil, place la désignation du futur candidat au-dessus des partis politiques, des liens relationnels, familiaux ou personnels, des individus, de leur origine sociale ou culturelle, et d’une légitimité soit contractuelle, soit historique. Ensuite, il prend en compte la continuité programmatique de l’action de l’État et la stabilité du cadre macro-économique de la dynamique actuelle. Éviter une rupture brutale de cette trajectoire semble être la préoccupation première de cette proposition. Il ne demeure pas moins, que des améliorations évidentes sont à y apporter et des faiblesses criantes sont à corriger. Le PDCI et le RDR représentent-ils une vision novatrice de la Nation ou incarnent-ils le sang nouveau dont elle a besoin? Voici la question que se posent les électeurs que nous sommes. Qu’on le reconnaisse ou pas, la Côte d’Ivoire a fait un saut qualitatif. Dès lors une régression qualitative du leadership ne saurait être envisagée pour la suite logique des choses. Nous avons franchi un pallier significatif dans notre développement. Cette dynamique ne doit pas être interrompue, mais corrigée en faveur d’un progrès social plus prononcé. Nous sommes désormais rentrés dans l’ère de la compétition des compétences et des projets de société. Les mentalités ont changé et la parole est plus libérée avec l’avènement des réseaux sociaux et la globalisation de l’information. L’intelligentsia est devenue plus exigeante désormais que suiviste, tandis que la société civile s’organise pour être de plus en plus présente dans la vie politique de notre pays. C’est le résultat du processus évolutif de notre histoire. Elle comporte une mutation socioculturelle qui s’oppose aux privilèges injustifiés et aux héritages, pour l’exercice du pouvoir démocratique. Enfin, il existe de fait une solidarité gouvernementale, qui ne saurait se dissoudre uniquement que pour satisfaire des ambitions personnelles et partisanes. Ce serait triste et dommage de se comporter ainsi. Cela témoignerait d’un mépris pour le peuple. Reste la question démocratique, tant à l’intérieur du groupement (mode de désignation des candidats, organisation de la compétition des ambitions et profils, primaires, etc.), qu’à l’extérieur de celui-ci, pour lequel il existe un cadre légal réglant les questions de succession et d’alternance de pouvoir, à travers des normes fixées par la Constitution (liberté des candidats potentiels, limitation de mandat, élection au suffrage universel). Il faut rappeler que l’élection présidentielle, contrairement aux autres, consacre la rencontre d’un homme avec le peuple. Elle est d’abord fusionnelle avant d’être rationnelle. L’étoffe et le charisme personnel de l’intéressé y jouent un rôle important. Puis suivent le programme, la compétence et l’expérience des affaires. Les appareils ont un rôle de second plan. On vote d’abord pour le profil d’un homme et son projet de société, avant de s’intéresser à l’appareil qui le porte. L’importance de l’analphabétisme et de l’illettrisme dans notre société ne doit pas conduire les politiques à la démagogie et au populisme. Nous en attendons autre chose.

Cette crise a tout de même fait des victimes au sein du PDCI, avec le limogeage de l’ex-inspecteur général d’Etat, Niamien N’goran et Jean Louis Billon.

Les personnes investies de hautes responsabilités à des fonctions publiques ne sont pas inamovibles et il est dans les prérogatives du Président de la République et du Gouvernement qui les y a nommés, de les démettre. C’est la règle dans un État, et cela ne devrait susciter aucune émotion particulière ou donner lieu à des interprétations, souvent abusives. Il faut sortir de la République clanique et patrimoniale, où des familles régnantes, des lignées de parenté, des copains, des partisans, des courtisans, des ethnies s’accaparent l’État, l’économie et le grand capital, sans vouloir de changement. Ce n’est pas un privilège de rang ou un bien privé pour qu’il en soit ainsi. Le Ministre Niamien N’goran est une compétence sûre, qui reste en réserve de la République. Il sera appelé à d’autres fonctions tôt ou tard. Par contre, il en va tout à fait autrement d’un mandat électif, comme dans le cas du Ministre Billon, où l’intervention de l’État devrait être impartiale, parcimonieuse et l’exception. En cas de violation de ces principes, des recours sont ouverts devant les Cours de Justice compétentes. C’est à elles de trancher en disant le Droit. Ce n’est pas aux politiques d’en juger.

Que pensez-vous de la réconciliation en Côte d’Ivoire ? Le député Méambly estime qu’il faut une loi d’amnistie, qu’en pensez-vous ?

La réconciliation est très exigeante et importante. Elle ne doit pas être dévoyée par les politiques. Il y de nombreuses initiatives en cette période pré-électorale. Celle-ci en est une variante. Une amnistie de la part du pouvoir législatif requiert une majorité favorable à cette mesure. Cette proposition, pour être prise en considération, ne peut pas émaner d’une initiative individuelle ou d’une minorité, elle a besoin d’un consensus au Parlement. Ensuite, elle aurait pour effet d’arrêter les poursuites et d’annuler les condamnations relatives aux crimes et délits commis durant la crise post-électorale de 2010. Il faut d’abord en faire le point précis et énumérer les délits et crimes qui pourraient être visés par une telle Loi. Or, au plan de la conformité à la Loi interne Ivoirienne avec les principes universels des droits de l’homme et au droit International Public et Pénal, les crimes de guerre, les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Un État ne peut pas renoncer à les poursuivre, sous peine de se voir dessaisir de sa compétence au profit des Juridictions Internationales. Une telle mesure, poserait non seulement un problème interne de constitutionalité, mais se heurterait également à de nombreuses conventions internationales que la Côte d’Ivoire a ratifiées, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, en sachant que la primauté de l’extra-territorialité de la Loi Internationale prime sur la Loi Nationale. Dès lors, il ne resterait plus que les délits de droit commun et les délits d’atteinte à la sécurité de l’État et à la Sécurité financière. Dans de telles conditions, alors que la plupart des peines ont déjà été purgées ou sont en voie de l’être, on est en droit de s’interroger sur son efficacité pour la réconciliation, d’autant plus que la plupart des délits qu’elle pourrait viser sont éteints par la prescription (3,5,10 ans). Il s’agirait alors plutôt de l’élargissement de ceux qui sont dans les liens de la détention et de l’extinction des mandats d’arrêts internationaux émis contre une poignée d’individus. Point n’est donc besoin d’une loi d’amnistie, là où une mesure de grâce suffirait. La question est : Est-il dans l’intérêt d’une paix durable, des victimes, des enfants, de la femme, des populations, de la légitimité électorale, de la légalité constitutionnelle, de la Sécurité de l’État et de la justice, d’accorder une amnistie générale à chaque fois qu’il y a un phénomène de violence de masse en Côte d’Ivoire ? Que faisons non de leurs droits à la Justice ? La Loi doit être la règle qui régit notre société. Il faut rappeler que notre crise trouve son origine dans notre refus de respecter le Droit. L’expérience historique de notre pays démontre que de telles mesures adoptées dans le passé, n’ont pas empêché ou évité leur reproduction, parce que la réconciliation authentique n’avait pas été suffisamment atteinte.

La réconciliation est multidimensionnelle et ne doit pas être escamotée ou parasitée par des intérêts partisans ou stratégiques. La conception de notre processus n’a pas respecté les étapes et les niveaux de conciliation, parce que nous nous sommes arrêtés à des réponses institutionnelles insuffisantes, et que les relais pour l’étendre et l’approfondir n’ont pas bien fonctionnés.

On lie souvent l’échec de la réconciliation au fait qu’il existe des détenus politiques, dont Laurent Gbagbo, son épouse Simone, Blé Goudé, et autres. Êtes-vous d’avis avec cette thèse ?

On ne peut nier que leur détention occupe un espace important dans l’opinion publique, le subconscient collectif et dans le débat sur la réconciliation. Dès lors, ils constituent indéniablement une pièce majeure du processus. On ne peut réconcilier que les acteurs clés d’un conflit. Leur absence impacte donc le processus. En revanche, je ne saurai évoquer un échec à partir de ce constat, car il existe de nombreux éléments objectifs qui attestent du contraire, ou tout au moins, d’une réelle décrispation de la société politique. Parallèlement, les populations ont également réappris à vivre ensemble. La réconciliation est une situation d’état qui émerge du vécu. Elle est muette, mais constitue un baromètre important, qui donne la mesure de la belligérance dans une société. Il existe un réel désir de paix. Les populations ont goûté aux affres de la guerre civile et n’en veulent plus. On note chez elles une volonté largement majoritaire pour la paix sociale, mais aussi le souhait ardent de faire passer une Justice impartiale pour que les politiques, sans exclusive, assument leur responsabilité dans ce drame national. Non pas par vengeance, mais pour que cela ne se reproduise plus. C’est un signal fort que la société envoie, face à l’intrusion de la criminalité politique en son sein. Je parlerai donc pour ma part de difficultés et de réconciliation insuffisante, car il subsiste des poches de résistance, une fracture sociale, une absence de vérité, une justice trop lente dont l’impartialité tarde à convaincre, pour contribuer à la restauration de la confiance et à l’accélération du pardon. La Justice est aussi une institution de régulation sociale. Elle doit aider à expurger les douleurs, à apaiser les cœurs, à libérer la mémoire traumatique. Dans cette affaire il n’y a pas de saints, qu’on se le dise bien, une fois pour toutes. Dès lors, les stigmates de la crise subsistent et le tissu social n’est pas entièrement et totalement ressoudé. Il faut laisser le temps faire son œuvre désormais. C’est un travail de générations. Tout le monde a souffert de la crise à un degré ou à un autre, et la responsabilité en incombe à notre classe politique qui l’a permise et instrumentalisée. Un renouvellement de celle-ci pour cette faillite, est une solution également. Le cas Simone GBAGBO est différent, car la Côte d’Ivoire conserve la capacité d’agir sur son sort, à la différence de celui du Président Gbagbo. Ce dernier peut néanmoins très bien jouer un rôle dans la réconciliation, malgré son éloignement physique et géographique. Preuve, M. Blé Goudé continue de faire de la « politique » à sa manière. C’est donc une question de volonté. Nul ne peut dire si le Président GBAGBO est disposé à jouer la carte de l’apaisement et de la réconciliation, alors qu’il persiste de penser qu’il a été la victime d’une intrigue montée de toutes pièces depuis l’extérieur, qu’il est l’otage d’un système et qu’il a été frustré du pouvoir par la force et la ruse. Est-il dans les dispositions du pardon ? Quelle est son attitude vis à vis de la vérité historique ? Comment ressent-il ses propres blessures à l’endroit de ceux qu’il tient pour responsables de celles-ci ? Est-il en faveur de la réconciliation et à quelles conditions ? C’est ce qui compte. Pour sa personne humaine et les siens, pour son parcours politique, pour son rôle dans la transition démocratique, pour son âge et la durée de sa détention, sa liberté conditionnelle est souhaitable. Elle pourrait intervenir prochainement, tout comme une grâce présidentielle pourrait également intervenir dans le cas de Simone Gbagbo, voire dans le sien également. Il faut souligner que ces faits hypothétiques ne constituent pas ipso facto, du seul fait de leur éventuelle survenance, une garantie pour la paix et la réconciliation tout comme elle pourrait puissamment y contribuer. Ce qui pourrait faire avancer la cohésion sociale, c’est la célérité, l’impartialité, et l’indépendance de la justice, la révélation de toute la vérité sur les crises successives qu’a connu le pays, le désarmement total et effectif de leurs acteurs principaux, afin d’amorcer la réalisation des autres niveaux de la réconciliation. Une réconciliation sans véritable refondation au plan objectif et subjectif est artificielle. Il ne faut pas se réconcilier dans la hâte, pour recommencer demain, comme par le passé. Il lui faut un but très clair : atteindre une réconciliation véritable, sincère, profonde, authentique et irréversible.

Que pensez-vous du procès des barons de l’ex-régime ? Certains parlent de justice des vainqueurs

Il est difficile d’en parler sans avoir accès aux pièces du dossier, pour apprécier la pertinence de leur détention et la véracité des charges qui pèsent sur eux. J’observe comme vous, que la quasi majorité d’entre eux sont libres et vaquent tranquillement à leurs occupations. Dès lors, quel est le critère sélectif ou le critère distinctif, qui explique la détention des uns et pas des autres ? Qu’est-ce qui particularise les uns des autres ? Sont-ils plus virulents ou menaçants ? Ce n’est pas démontré. Ce ne peut pas être objectivement l’appartenance au même parti ou le partage en commun de la même opinion politique, sauf à penser que tout ceux qui sont en liberté sont des corrompus et que ceux qui sont détenus sont des victimes. Je ne donnerai pas dans cette facilité. En revanche, il est inadmissible qu’ils puissent être détenus dans des conditions indignes, sans l’intervention d’un jugement transparent et équitable, dans des délais raisonnables. Certains d’entre eux remplissent les conditions de garantie nécessaires pour obtenir le bénéfice d’une liberté conditionnelle et être placés sous contrôle judiciaire. Les insuffisances de la justice, prolonge inutilement la crise. Il faut remédier à cette situation. Il y va de sa crédibilité et de son autorité. Il y a une justice de droit commun, applicable à tous. Les statuts de politiques et de syndicalistes n’y font pas obstacle. Bien qu’ils puissent être protégés, ils ne doivent en aucun cas être exonérés, parce qu’ils ne sont pas au-dessus des lois. Il faut éviter de tout politiser et d’emprunter des raccourcis. La question véritable est celle de la véracité des charges, et c’est à l’instruction de le dire. C’est pourquoi nous avons besoin d’une justice forte, indépendante et diligente. Notre crise vient de notre refus de nous soumettre au Droit. Celui-ci doit être notre boussole désormais et l’État devrait en donner l’exemple.

Estimez-vous que la CEI qui développe une énorme controverse autour d’elle, est fondée à poursuivre, en tout cas dans sa composition actuelle, sa mission ?

La reconduction de M. Youssouf Bakayoko à la présidence de l’Institution, emportait renouvellement de son mandat, alors que la loi qui l’interdit, frappe la personne qui a déjà exercé un tel mandat, de rééligibilité. La restructuration de ladite Autorité, n’est pas opposable à cette disposition. M. BAKAYOKO, par sa réélection, exerce de fait deux mandats consécutifs en violation des textes. Il y a eu discontinuité du mandat. L’interruption du premier mandat avant terme (dissolution de l’ancienne structure), sanctionne son extinction au profit d’un nouveau mandat, obtenu suite à des élections dans la structure rénovée. C’est un nouveau mandat, qui s’additionne au précédent à l’intérieur de la même entité, car il s’agit en définitive de la même personnalité juridique, quelle que soit sa nouvelle organisation.
Pour ceux qui soutiennent au contraire la continuité ininterrompue du même mandat, bien que cela paraisse difficile à soutenir sur une base factuelle, l’argument revient à dire, que quand bien même le format de l’institution aurait été modifié, la loi portant création, attribution et fonctionnement de l’institution n’a pas changée pour autant (Loi n°2004-642 du 14 décembre modifiant la loi n° 2001-634 du 9 octobre). Seule sa composition l’a été (Loi du 28 Mai 2014). En conséquence, M. Youssouf Bakayoko, y exerce en qualité de Président depuis 2010, sans interruption et sans nouvelle norme relative à la durée de son mandat, pouvant justifier une rétroactivité de la Loi. Dès lors, la durée impérative de ce mandat est expirée depuis 2016, sauf à reconnaître l’existence d’un nouveau mandat, dans le cadre de ce reformatage, dont la prise d’effet a effectivement débutée le jour de sa réélection au même poste.
Nous constatons également que le format de la CEI qui résulte, certes, d’un accord assez large de la classe politique sur sa composition n’est toujours pas pleinement consensuel et représentatif, pour autant. Sur la base de ce reproche (insuffisance du caractère équilibré et inclusif de sa composition), une décision de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), saisie à cet effet par l’APDH, (Action pour la Protection des Droits de l’Homme), est intervenue en date du 18 Novembre 2016. Celle-ci relève que la CEI, telle que composée, viole le droit des citoyens ivoiriens « d’avoir un organe électoral national indépendant et impartial, chargé de la gestion des élections, tel que prévus par les articles 10 (3) et 17 (1) de la Charte africaine sur les élections ». En conséquence, la Cour a invité l’Etat de Côte d’Ivoire à rendre sa loi électorale conforme aux instruments internationaux, dont la Charte africaine sur les élections. Si cette décision revêt effectivement un caractère déclaratoire (rappel à l’ordre), dépourvu de force exécutoire, il ne demeure pas moins, qu’elle lie le Gouvernement en sa qualité de membre adhérant de ladite Charte. Le respect des arrêts de la Cour Africaine est une condition pour y adhérer. En droit international, l’exécution spontanée et de bonne foi des jugements des juridictions internationales devait être le corollaire de la reconnaissance de la compétence de celles-ci (CPI et Cours Africaines). L’État de Côte d’Ivoire a l’obligation de respecter sa parole et sa signature (engagements internationaux), donc de se conformer à cette dernière injonction, suivant qu’il avisera de l’opportunité, du délai et des modalités.

Interview réalisée par Mankoun Kouassi, lebanco.net

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