L’ « ivoirité » , grande absente de la campagne électorale

En pleine campagne pour le premier tour de la présidentielle ivoirienne du 31 octobre, les candidats à la magistrature suprême semblent avoir pris leur distance avec le concept d' »ivoirité ». Par peur d’attiser des braises encore brûlantes.

Par Guillaume GUGUEN (texte)

L’ »ivoirité » serait-elle devenue tabou ? Depuis le coup d’envoi de la campagne pour le premier tour de l’élection présidentielle du 31 octobre, aucun des candidats ne s’est risqué à prononcer le mot. « Une étrange absence » qui, selon Thiémélé Ramsès Boa, chercheur en philosophie à l’université de Cocody-Abidjan, témoigne de leur soudaine méfiance à l’égard d’un concept censé définir les critères d’appartance à la nation ivoirienne.

Apparue sur la scène politique durant les années 1990, la notion d’ »ivoirité » a longtemps été la source de tensions intercommunautaires contre lesquelles la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny (1968-1993) s’était toujours prémunie. À l’origine pourtant, l »‘ivoirité » est un concept unificateur, rappelle Thiémélé Ramsès Boa. « Le mot et l’idée sont nés dans les années 1970. À l’époque, le géniteur du concept, un certain Niangoranh Porquet, voulait en faire l’élément de synthèse des cultures du pays. » Un bloc identitaire que ce jeune chercheur, porté par les thèses panafricanistes, voulait ajouter à l’édifice de l’unité africaine.

Détournement politique

Au lendemain de la mort d’Houphouët, le président Henri Konan Bédié (1993-1999) s’approprie le concept pour fédérer un pays qui peine à faire le deuil de son « père fondateur » et de son exceptionnel développement économique. En 1995, à Yamoussoukro, le nouveau chef de l’État lance devant ses partisans : « Ce que nous poursuivons, c’est bien évidemment l’affirmation de notre personnalité culturelle, l’épanouissement de l’homme ivoirien dans ce qui fait sa spécificité, ce que l’on peut appeler son ‘ivoirité’. » La harangue nationaliste fait mouche.

Injecté dans le débat politique, le vaccin « ivoirité » censé guérir les maux de la nation va alors servir à justifier le harcèlement administratif dont sont victimes, dans le nord du pays, les « allogènes », ces travailleurs immigrés venus en nombre du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée ou du Togo pour prendre part au « miracle ivoirien » des années 1970-1980. Pour Henri Konan Bédié, l’antidote a cette autre vertu de pouvoir contenir les ambitions présidentielles de son rival Alassane Ouattara, originaire du nord. Par deux fois, en 1995 et en 2000, l’ancien Premier ministre sera écarté de la course à la magistrature suprême pour « nationalité douteuse ».

Détourné à des fins politiques, le concept d’ »ivoirité » n’est pas étranger à la tentative de putsch des insurgés nordistes en 2002. « Beaucoup d’anciens rebelles racontent aujourd’hui avoir été heurtés dans leur sensibilité d’appartenir à la nation ivoirienne, observe Thiémélé Ramsès Boa. Et c’est cette frustration qui en a poussé certains à prendre les armes. De fait, « l’‘ivoirité’ a été mal gérée par les acteurs politiques. C’est un concept à manier aujourd’hui avec beaucoup de précaution car il demeure ancré dans la conscience collective. » En témoignent plusieurs événements qui ont bien failli compromettre la fragile stabilité que la Côte d’Ivoire se félicitait d’avoir recouvrée.

Soubresauts

En février 2010, alors que l’élaboration des listes électorales bat son plein, le camp du président Laurent Gbagbo ordonne la radiation de plusieurs électeurs présumés étrangers. Selon lui, près de 430 000 personnes aux origines « douteuses » auraient été insidieusement inscrites sur la liste que la Commission électorale indépendante (CEI) est en train d’établir. À quelques mois d’une présidentielle annoncée pour la fin d’année, cette mise à l’index déclenche une vague de violences en province. Il faudra attendre l’intervention du Premier ministre Guillaume Soro, qui ordonne la suspension des opérations de radiation, pour que l’affaire n’enflamme pas le pays.

Malgré ces récents soubresauts,  »la thématique de l’‘ivoirité’ semble usée et surtout beaucoup trop conflictuelle, estime Florent Geel, responsable du bureau Afrique de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH). À l’issue du premier tour, les candidats pourraient être tentés de relancer les thèses nationalistes pour conquérir un électorat. Mais la lecture du jeu politique ivoirien est devenue autrement plus complexe. Les lignes de partage politico-ethniques autrefois tracées et qui voulaient que l’ouest soit acquis à Laurent Gbagbo, le sud-est à Henri Konan Bédié et le nord à Alassane Ouattara, sont fausses. La dispersion des votes devrait permettre d’éviter que la situation ne devienne hors de contrôle. » Et Florent Geel de s’interroger : « Mais surtout, lequel des candidats prendrait sur lui la responsabilité de relancer une crise qui plongerait la Côte d’Ivoire dans un nouveau conflit, de surcroît en utilisant à nouveau le concept discriminatoire d »ivoirité’ ? Cela constituerait un suicide politique et peut-être un crime pénalement répréhensible ».

France24

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