« En Côte d’Ivoire, la question de l’identité nationale n’est pas résolue »

Explique le politologue Richard Banegas, Professeur de science politique à la Sorbonne, membre du CEMAf (CNRS) et directeur de la revue « Politique africaine »

Il y a une première raison, qui relève du calendrier électoral : c’était en octobre 2000 qu’avait été organisée la dernière élection qui avait mené Laurent Gbagbo au pouvoir. Il y a donc une certaine logique à ce que l’élection se tienne de nouveau en octobre. L’autre raison est que depuis les accords de Ouagadougou de 2007, on est arrivé à une convergence des intérêts politiques des uns et des autres pour que les élections se tiennent enfin.
Gbagbo bénéficie actuellement d’une situation politique favorable sur le terrain interne. Il a réussi à neutraliser ses adversaires des Forces nouvelles en faisant de leur chef de file Guillaume Soro son Premier ministre. Mais il a besoin d’une légitimité électorale qui lui fait défaut, et c’est ce qui l’a poussé à accélérer le processus. Du côté de l’opposition, il y a évidemment la volonté de le déloger du pouvoir.

Gbagbo n’était-il pas d’autant plus enclin à se soumettre au verdict des urnes qu’il pense qu’il va l’emporter ?

– Il semble en effet que Gbagbo croie pouvoir l’emporter. Mais si le pouvoir paraît en position de force, il y a néanmoins un certain nombre d’incertitudes qui demeurent autour de ce scrutin.

C’est-à-dire ?

– Il n’est pas sûr que ce scrutin, s’il se tient comme prévu dimanche, puisse se dérouler dans des conditions transparentes. Car le processus de délivrance des cartes d’électeur n’est pas achevé et la question du dispositif de comptage des voix et de la transmission des résultats par la Commission électorale n’est pas résolue. Ce qui ouvre la porte à une éventuelle contestation des résultats. Car c’est l’une des grandes questions : les acteurs de cette élection en reconnaîtront-ils les résultats ?
Si Gbagbo gagne avec un très grand score, il n’est pas exclu que ses opposants le contestent et que cela débouche sur des violences. Comme en février dernier, lorsque Gbagbo avait dissous la Commission électorale et le gouvernement. Si, à l’inverse, c’est l’un des candidats de l’opposition qui l’emporte, il n’est pas non plus exclu que les Jeunes patriotes descendent dans la rue. La possibilité d’un affrontement pèse donc sur ce scrutin. Le rapport de forces qui se joue dans la rue en est même l’une des clés.
Gbagbo sait que c’est lui qui tient la rue. Il bénéficie du dispositif de quadrillage du territoire par les Jeunes patriotes et les milices urbaines et rurales hérité des années de conflit. A l’inverse, les partis d’opposition sont très divisés sur ce plan. Bien que depuis quelques années ils essaient de copier la stratégie de Gbagbo pour tenir la rue, notamment en copiant le modèle des parlements et des agoras des Jeunes patriotes, cela reste néanmoins encore assez embryonnaire. On ne peut d’autant moins écarter l’hypothèse d’un affrontement que dans les deux camps on emploie un vocabulaire belliqueux, en parlant de « dernière bataille ».

Quel est au fond l’enjeu de ce scrutin ?

– L’enjeu, c’est d’abord et avant tout la conservation ou la conquête du pouvoir beaucoup plus qu’un débat sur les politiques publiques. Mais, bien qu’elle soit mise sous le tapis le temps de la campagne, il y a, sous-jacente à cette bataille pour le pouvoir, la question – toujours pas résolue – de la citoyenneté, qui est le sujet de la crise que traverse la Côte d’Ivoire depuis le début.
Deux conceptions très différentes se font face. D’un côté, on a une conception cosmopolite, héritée des grandes vagues d’immigration et mise en pratique de façon très clientéliste par l’ancien régime d’Houphouët qui avait noué des pactes avec les immigrés et leurs descendants. De l’autre, on a une conception plus étroite, ethno-nationaliste de l’appartenance nationale, qui est défendue de façon radicale par les Jeunes patriotes de la mouvance présidentielle de Gbagbo, mais qui, ne l’oublions pas, est née avec la notion d’ivoirité lancée par Henri Konan Bédié dans le débat public.
Cette problématique qui a mené à la guerre civile n’a pas été réglée. Le compromis bancal qui a été trouvé pour constituer les listes électorales ne règle pas le débat de fond sur cette question de la citoyenneté. Le fait que ce soit la constitution de listes électorales qui serve de base à l’établissement de pièces d’identité pose à cet égard plus de questions qu’il n’apporte de réponses à cet enjeu.

Le fait que les principaux candidats aient été acteurs de la crise qu’a traversée la Côte d’Ivoire ne condamne-t-il pas toute possibilité de véritable changement ?

– C’est en effet un problème. Henri Konan Bédié est celui qui a ouvert la boîte de Pandore en lançant le concept d’ivoirité sur la place publique en 1995. Alassane Ouattara est celui qui en a été la victime mais aussi qui en a joué, qui en a même fait son fonds de commerce. Laurent Gbagbo et ses partisans ont enfourché à leur tour ce cheval de l’autochtonie en le qualifiant de « nationalisme civique ». Même si aujourd’hui chacun s’évertue à jouer la carte de la réconciliation nationale, personne n’est dupe : la poursuite de leur affrontement dans les urnes reproduit ainsi le même schéma issu des tensions de l’ivoirité. Pour preuve la présentation qui est faite par certains militants de la majorité présidentielle d’un combat entre le « seul candidat » des Ivoiriens et les « candidats de l’étranger ».
En sus, il y a un problème générationnel. La crise en Côte d’Ivoire a été l’occasion pour une nouvelle génération, formée notamment au syndicalisme estudiantin de la Fédération estudiantine de Côte d’Ivoire (Fesci), de s’imposer en coulisses et sur le devant de la scène avec, notamment, l’accession au pouvoir des ex-frères ennemis de la Fesci : Guillaume Soro, le chef de la rébellion nommé à la Primature après les accords de Ouagadougou et Charles Blé Goudé, directeur de campagne de Gbagbo et conseiller influent du président, plus puissant que la plupart des ministres. Avec les Jeunes patriotes et les Forces nouvelles s’est opéré un changement générationnel dont le scrutin ne tient pourtant absolument pas compte. Il leur faudra donc attendre les élections suivantes, législatives ou locales, pour émerger sur la scène politique.
Quel que soit le résultat du scrutin, cela ne va rien changer sur ces deux enjeux : la question identitaire et la nouvelle génération.

Cette nouvelle génération apporte-t-elle un espoir de changement, notamment sur la question du débat sur l’ivoirité ?

– Non, car cette frange de militants s’est formée dans la violence entre partisans du RDR et partisans de Gbagbo dans les années 2000. Depuis, la Fesci est devenue le bras armé du régime, et représente une puissance de feu déterminante. Dans ce contexte, le renouvellement générationnel n’est pas forcément un gage d’apaisement du débat.

Laurent Gbagbo accuse ses opposants d’être soutenus par la France. Paris joue-t-il un rôle dans ce scrutin ?

– Il est évident que la diplomatie française observe de très près ce qui se passe lors de ces élections. La Côte d’Ivoire a toujours été un pays important pour la politique africaine de la France. L’Elysée, que ce soit du temps de Chirac ou maintenant de Sarkozy, a toujours été plus proche de Bédié et de Ouattara que de Gbagbo, dont le parti, le FPI, est membre de l’Internationale socialiste. On sait aussi que les relations entre la France et la Côte d’Ivoire ont traversé une grave crise depuis le début du conflit, notamment lors des affrontements de novembre 2004. Les accusations portées par le clan au pouvoir contre les « candidats de la France » participent d’un schéma bien rodé de la grande geste nationaliste. Mais ces philippiques ne doivent pas tromper.
Bien qu’elle demeurent très compliquées, on a assisté à un réchauffement des relations entre Abidjan et Paris depuis l’élection de Sarkozy, dont certains de ses proches amis – je pense bien entendu à Bolloré – sont les plus gros investisseurs en Côte d’Ivoire. Intérêts économiques et politiques aidant, la realpolitik ici comme ailleurs a fait son oeuvre. Je doute donc que la France mette tous ses oeufs dans le même panier. Il est possible que l’Elysée ravale ses préférences supposées pour un candidat afin de privilégier le statu quo qui semble convenir à beaucoup de monde.

Peut-on établir un parallèle entre le débat sur l’ivoirité et le débat sur l’identité nationale en France ?

– Il est assez ironique en effet de voir la France, qui n’a cessé de tancer la Côte d’Ivoire sur cette question de l’ivoirité, se lancer elle aussi sur ce terrain on ne peut plus glissant.
Il faut faire très attention à ce type d’analogies entre des pays et des situations qui n’ont rien à voir. Mais on peut néanmoins souligner que, dans les deux cas, il y a une instrumentalisation de la question de l’identite nationale à des fins politiciennes dans un contexte d’interrogation sur le devenir du vivre-ensemble.
Pour Bédié, il s’agissait de se refaire une virginité politique en mobilisant ses troupes autour de l’ivoirité et en excluant du jeu un rival embarrassant. Le gouvernement Sarkozy a lui aussi choisi d’agiter le chiffon rouge de l’identité nationale pour détourner l’attention d’autres questions autrement plus cruciales liées à la crise financière ou aux scandales politiques.
Dans les deux cas, ces stratégies ont levé des tabous dans le débat et les pratiques politiques. Et surtout elles ont conduit à une institutionnalisation d’une idéologie discriminatoire qui s’inscrit, en France, jusque dans l’intitulé d’un ministère dédié. Si ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire ne peut absolument pas prédire ce qui pourrait se passer en France, cela permet néanmoins de réfléchir aux risques que l’on prend en ouvrant un tel débat.

Cette question, à l’origine de la crise que le pays a traversée et qui, à certains égards, rappelle le débat sur l’identité nationale du gouvernement Sarkozy, fait même partie des enjeux non avoués de l’élection présidentielle de ce dimanche, explique, pour Nouvelobs.com, le politologue Richard Banegas.

Interview de Richard Banegas* par Sarah Halifa-Legrand

*Professeur de science politique à la Sorbonne, membre du CEMAf (CNRS) et directeur de la revue « Politique africaine », Richard Banégas mène depuis une dizaine d’années des enquêtes en Côte d’Ivoire, notamment auprès des Jeunes patriotes et miliciens. Il a publié de nombreux articles sur le sujet et termine un livre qui doit paraître aux éditions La Découverte en 2011

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