INTERVIEW Jean-Philippe Rémy, envoyé spécial du « Monde » à Abidjan « La Côte d’Ivoire vit suspendue à l’évolution de cette situation impossible »

Démocrate désabusé : Pensez-vous que la situation de Laurent Gbagbo est tenable?

Jean-Philippe Rémy : C’est toute la question. On se trouve actuellement dans une situation nouvelle, dans le sens où la réaction internationale et la réaction de l’Afrique à la suite d’une élection contestée sont d’une intensité jamais observée, en tout cas sur le continent africain.

Comme cette situation est en tous points exceptionnelle, il est difficile de faire des prévisions en comparant avec une situation antérieure. Néanmoins, on voit qu’avec deux présidents, deux hommes qui se contestent la légitimité et les outils de l’Etat, la gestion du quotidien va devenir rapidement très compliquée en Côte d’Ivoire.

Alassane Ouattara et son gouvernement ont procédé à des nominations, et tentent d’obtenir que des mécanismes financiers de l’Etat passent sous leur contrôle. Si cette tentative aboutit, la situation économique du pouvoir de Laurent Gbagbo deviendra évidemment compliquée.

Donc sous la surface de paix relative qui règne depuis plusieurs jours à Abidjan, on sent se mettre en place les éléments qui vont conduire à une transformation de la situation.

Géraud Magrin : Peut-on envisager un scénario à la haïtienne (où le président Aristide s’accrocha au pouvoir le plus longtemps possible pour négocier une retraite dorée avec ses proches en Afrique du Sud) ou bien le camp Gbagbo peut-il espérer se renforcer et l’emporter avec le temps (par le contrôle des ressources du port d’Abidjan, et/ou en faisant apparaître A.D. Ouattara comme le « candidat de l’étranger ») ?

Il y a plusieurs questions dans votre question. Est-ce qu’on peut imaginer que se constitue un « Gbagboland » vivant sur des ressources – café, cacao, etc. ? Ce n’est pas inenvisageable mais assez complexe en raison de procédures respectées par la filière café-cacao qui sont conformes aux régulations internationales.

Pour passer à une stricte économie isolée, il faudrait rompre avec toutes ces règles. La plupart des acteurs de la filière y sont par nature opposés.

Personne n’a envie d’entrer dans une économie de seigneurs de la guerre.

Quant au port, il est aussi régi par la nécessité d’être en conformité avec les réglementations internationales. Donc seule une fuite en avant d’une gravité extrême permettrait d’imaginer de tirer des ressources de cette façon. Et cela signifierait une rupture et un isolement encore plus graves.

Or, justement, ce n’est pas seulement les institutions internationales comme les Nations unies qui se sont prononcées sur la Côte d’Ivoire et sur son élection, c’est aussi toute l’Afrique, à travers des organisations comme l’Union africaine, qui vient de suspendre la Côte d’Ivoire et parle de la possibilité de sanctions dans le futur si le résultat de l’élection présidentielle certifié par les Nations unies n’était pas respecté.

C’est aussi l’organisation régionale, la Cedeao, qui est sur la même ligne, et un certain nombre de pays africains qui, de manière unilatérale, ont signifié qu’ils soutenaient cette décision collective.

Rompre avec l’ensemble de l’Afrique semble difficile pour la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo, et le plus sûr moyen de conduire à un échec.

Nicolas : Comment estimez-vous la position de l’armée ? Est-ce une fidélité sans faille à Laurent Gbagbo ? Quel pourrait être son intérêt à se détourner de lui ?

Il faut toujours rester prudent quand on essaie d’évaluer la position collective d’un corps comme l’armée ivoirienne, traversée par de nombreuses différences.

Au fil des années, le pouvoir a renforcé le nombre de fidèles au sein de l’armée, promu ceux qui lui étaient proches – ce qu’on a appelé les promotions « blé goudé ».

D’un côté, on a une partie de l’armée fidèle, bien équipée, qui a intégré dans ses rangs des patriotes. De l’autre, un certain nombre d’officiers qui en revanche ont vu leur carrière stagner et dont le mécontentement ne demande sans doute qu’à s’exprimer.

Cependant, il est difficile de déterminer quel est le poids réel de ces derniers. Dans les derniers jours, d’ailleurs, certains éléments jugés non fiables par le pouvoir ont été écartés de leur poste de commandement.

Les ex-rebelles – les FAFN, Forces armées des forces nouvelles – entretiennent des liens discrets dans le groupe des mécontents de l’armée loyaliste, mais jusqu’à quel point cela peut-il peser sur un dénouement de nature militaire ? Il est difficile de l’évaluer avec précision.

Ghislain Chantepie : Il est touchant de voir des dictateurs réunis au sein de l’Union africaine donner des leçons de démocratie à Gbabgo. Cette suspension a-t-elle vraiment un quelconque impact ?

Premièrement, considérer que l’Union africaine peut se définir comme un groupe de dictateurs est tout à fait inexact. Il s’agit d’une organisation continentale dans laquelle il est important de prendre part quand on est un chef d’Etat de ce continent. C’est la raison pour laquelle ses décisions ont de l’importance en ce moment pour déterminer la suite des événements en Côte d’Ivoire.

Avant même de songer à ce que pourraient être les sanctions, se couper totalement du reste de l’Afrique est extrêmement risqué pour un président du continent.

Laurent Gbagbo peut compter sur un certain nombre d’alliés, qui se sont faits jusqu’à présent très discrets, parmi lesquels on peut citer l’Angola, la Guinée équatoriale et, dans une moindre mesure, le Bénin. Ces pays risquent de souhaiter ne pas entrer en conflit avec le reste du continent, et c’est aussi la raison pour laquelle la position de l’Union africaine a de l’importance.

Sandra : Les Ivoiriens voient-ils les déclarations de la France et de la communauté internationale comme une ingérence?

D’abord, il n’y a sans doute pas de « réaction des Ivoiriens ». Il y a toute une variété de points de vue sur cette question.

Le fait que la position de la France soit la même que celle des Etats-Unis, mais aussi de l’Union européenne, et enfin de toute l’Afrique, sans parler de celle des Nations unies, fait qu’il est difficile d’accuser la France d’être responsable de la situation actuelle.

Dans le débat public en Côte d’Ivoire, d’ailleurs, la France est beaucoup moins présente qu’elle ne l’a été il y a quelques années, lorsque la question ivoirienne était constamment ramenée à un affrontement entre Laurent Gbagbo et le président français.

Néanmoins, on ne peut écarter l’idée qu’à un moment donné soient réactivés les mécanismes jouant sur le sentiment anti-Français, notamment dans le milieu des patriotes, qui avaient permis dans le passé de transformer des situations politiques à l’avantage du pouvoir de Laurent Gbagbo.

Nguessan nDri : Est-il possible pour la communauté internationale de déloger Gbagbo militairement?

Ce n’est absolument pas une question qui se pose, dans la mesure où la communauté internationale n’est pas une entité équipée d’une armée, et encore moins d’une politique définie.

S’est constituée ces derniers jours une unanimité en Afrique et ailleurs dans le monde pour considérer que l’élection exceptionnelle dont le second tour a eu lieu le 28 novembre ne peut être jetée aux orties.

Que des organisations internationales et régionales mettent au clair des positions communes pour exiger que soit respecté un vote fondamental dans l’histoire de la Côte d’Ivoire est une chose. Mais cela ne crée pas pour autant une armée chargée d’intervenir. Cela reste une fiction.

En revanche, il est évident que si une attaque avait lieu à Abidjan contre l’hôtel du Golfe où se trouve Alassane Ouattara, son gouvernement et son premier ministre, il y aurait une réaction, d’une part, des éléments des ex-rebelles, mais aussi des Nations unies, qui sont chargées de sa protection. Et cela inclut la force Licorne, les éléments français qui constituent la force de réaction rapide de l’ONU.

Si une telle chose devait arriver, on entrerait dans une phase très différente dont il est difficile de savoir le déroulement. Mais dans l’état actuel des choses, c’est plus par son poids que l’ensemble des institutions internationales essaie de convaincre Laurent Gbagbo de reconnaître le résultat des élections et de quitter le pouvoir.

Ghislain Chantepie : Quelle sera la réaction des troupes de l’opération Licorne si la situation dégénère ?

La force Licorne a une mission de force de réaction rapide des Nations unies, ce qui signifie qu’une attaque contre celui que les Nations unies protègent – Alassane Ouattara – entraînerait sa réaction. Dans le cas où la communauté française serait menacée à Abidjan, la force Licorne serait aussi utilisée pour organiser les évacuations.

Mais cette force n’a en rien vocation à intervenir de son propre chef militairement en Côte d’Ivoire.

Guillaume : Quels sont les risques que les patriotes s’en prennent aux Français et aux blancs comme ils l’ont fait en 2003. La France est-elle prête?

Pour l’instant, on voit que les mots d’ordre qui ont été donnés aux groupes patriotes sont plutôt des appels au calme. D’autre part, les experts estiment que la force et l’organisation des groupes patriotes ont diminué depuis les grandes années 2003-2006.

Mais on peut garder à l’esprit que l’utilisation du « ministère de la rue » pour peser politiquement dans une situation difficile peut rester une arme pour un pouvoir en situation d’isolement.

Guillaume : Quelle est la probabilité d’une attaque des Forces nouvelles (FN) sur Abidjan ?

Difficile de le dire. Une chose est certaine : les deux camps sont extrêmement tendus et sont tous les deux convaincus qu’ils peuvent être attaqués.

L’un des risques aujourd’hui, c’est qu’un simple dérapage allume le feu, même si l’impression actuellement est que chaque camp cherche plutôt à se battre sur le terrain de la légitimité pour assurer sa position autrement que par les armes. Mais on n’est pas à l’abri d’une surprise.

Ghislain Chantepie : Il a été dit que des éléments des Forces nouvelles se trouvaient à Abidjan. Qu’en est-il exactement ?

Il y a eu un renforcement de Forces nouvelles (ex-rebelles) dans le Sud à l’occasion des élections, car une force mixte constituée d’ex-rebelles et de soldats loyalistes devait assurer la sécurité du scrutin.

Après le vote, ces ex-rebelles sont sans doute restés dans le Sud, et tout particulièrement à Abidjan, mais il est difficile de connaître leur nombre. Certains assurent la sécurité de l’hôtel du Golfe ; on ignore où se trouvent les autres. On ne connaît pas non plus leur nombre exact.

Tous ces mystères contribuent à alimenter le climat de tension et l’idée au sein des forces loyalistes qu’une attaque des ex-rebelles peut se produire à tout instant.

Philippe : La presse est-elle contrôlée par Laurent Gbagbo ou informe-t-elle de cette « double présidence » et de ses raisons ?

Concernant les médias, il faut distinguer, d’une part, la télévision et, d’autre part, la presse écrite. La télévision, depuis le brouillage des chaînes internationales, se réduit à la RTI (Radio télévision ivoirienne), entièrement contrôlée par le camp Gbagbo, et qui évite de mentionner jusqu’à l’existence de la présidence Ouattara.

Ouattara est mentionné de temps en temps comme « l’autre candidat ».

On croise des gens dans la rue qui nous demandent : « Mais qu’est-ce qui se passe ? » La RTI est toute-puissante en matière de diffusion de l’information, et il y a en Côte d’Ivoire, probablement, des gens qui ignorent qu’un gouvernement s’est constitué autour d’Alassane Ouattara.

La presse écrite, elle, est différente. Il y a de très nombreux journaux qui tous ont une orientation politique nette. Mais ils ne sont évidemment pas diffusés partout et n’ont donc pas le même impact que la RTI.

Tocqueville : Combien de temps pensez-vous que Ouattara acceptera de vivre dans l’hôtel du Golf si la pression internationale ne fait pas changer la situation d’un iota? Pensez-vous qu’il ordonnera aux rebelles de se soulever? Le camp Gbagbo n’a en effet aucun intérêt, lui, à semer le trouble et à partir…

Oui, c’est vrai, le camp Gbagbo a tout intérêt à faire le gros dos et à laisser filer le temps pour tenter d’instaurer un état de fait.

Inversement, le camp Ouattara tente en ce moment de le dépouiller de tous ses modes de fonctionnement institutionnels, en paralysant notamment le circuit financier de l’Etat.

Combien de temps faut-il pour arriver au bout de cette tactique et se voir dans l’obligation de passer à d’autres méthodes si rien n’a abouti ? Difficile de répondre. Mais des questions commencent à être posées sur la capacité d’Alassane Ouattara à brusquer les événements pour sortir de ce qui pourrait se révéler comme un enfermement dans l’hôtel du Golfe.

Ghislain Chantepie : Comment réagit la population ? Peur ou colère ?

Guillaume : Quelle est la situation a Abidjan, surtout dans les quartiers populaires?

Bien évidemment, la réaction des uns et des autres dépend de leur opinion politique. La partie de la population qui soutient Laurent Gbagbo s’est faite discrète depuis le résultat de l’élection.

La partie de la population qui soutient Alassane Ouattara espérait mener des mouvements de masse ; beaucoup de gens le disaient dans les quartiers mais ont reçu le mot d’ordre d’éviter les affrontements.

Dans cette atmosphère assez tendue, il y a eu quelques jours de blocage total avec quelques manifestations et des pneus brûlés, et une vraie paralysie de la vie de tous les jours qui était devenue intenable.

Depuis le début de la semaine, il y a une apparence de normalité. On retourne au travail, il y a des marchés ouverts, et même des embouteillages. Mais chacun a bien conscience qu’en l’espace d’un instant l’atmosphère peut changer. Et même si l’instauration du couvre-feu, par exemple, a été repoussée de 19 heures à 22 heures, tout le monde rentre avant même l’heure fixée. Preuve de la peur qui règne.

La Côte d’Ivoire vit suspendue à l’évolution de cette situation impossible.

Chat modéré par François Béguin
LeMonde.fr

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