Côte d’Ivoire: le spectre de la guerre civile (ANALYSE)

Patrick Forestier – Paris Match

« Aucun des deux présidents ne cédera son fauteuil. C’est le retour à la case départ avec la partition du pays et la guerre qui risque de reprendre », me souffle cet Ivoirien d’Abidjan. Comme tous ceux qui prennent les résultats du second tour avec distance, il souhaite garder l’anonymat. Jamais un sentiment de haine n’a été aussi répandu dans la capitale, où une parole de trop peut coûter très cher. Si entre les partisans de Laurent Gbagbo et ceux d’Alassane Ouattara la rivalité est au paroxysme, c’est un climat dangereux de suspicion, de rancœur et de vengeance qui est tombé, en quelques heures, dans un pays placé plusieurs jours sous couvre-feu. Les médias de la majorité présidentielle, tendance Gbagbo, et la radiotélévision ivoirienne diffusent des débats qui oscillent entre ceux de la Corée du Nord et ceux de l’ex-Zaïre de ­Mobutu. L’investiture du président sortant par le Conseil cons­titutionnel tourne en boucle, afin de bien démontrer à la population que le « vrai » chef de l’Etat, c’est lui, Gbagbo. ­Impossible de toute ­manière aux Ivoiriens d’entendre un autre son de cloche. Canal + Horizons a été prié d’interrompre le signal de son bouquet satellite qui diffusait les chaînes comme France 24, de plus en plus ­regardée en Afrique. La presse pro-Gbagbo désigne les journalistes étrangers à la vindicte des militants.

Pour le quotidien « Notre Voie », RFI et France 24 ont « embouché leurs trompettes » pour servir à leurs auditeurs et téléspectateurs des faits ­erronés sur le déroulement de l’élection présidentielle. Cette radio et cette ­télévision françaises refusent, selon le même journal, de parler des tueries et des violences que les rebelles, ­acquis à la cause d’Alassane Ouattara, auraient perpétrées, ces jours derniers, sur les représentants et les militants du candidat Laurent Gbagbo. Marcher sur Le Plateau, le quartier des affaires, est devenu problématique pour les Européens. Les regards sont lourds et les jeunes désœuvrés passent le doigt sur leur cou dans un message explicite. Le porte-parole de l’armée a prévenu que des menaces d’attaques pesaient sur les intérêts français. Selon lui, des partisans d’Alassane Ouattara voudraient s’attaquer au 43e Bima, qui reste ­can­tonné dans ses quartiers, prêt à exfiltrer les Français si la chasse aux étrangers reprenait comme en 2004. « S’il y a un Français assassiné, ce ne sera pas la faute des partisans de Gbagbo, résume l’expatrié en souriant. Les autorités auront prévenu avant. » Une manœuvre pour permettre aux forces françaises d’intervenir, selon « Le Temps » qui annonce en une que « Dieu est Dieu. Son choix : Laurent Gbagbo ». « Merci Dieu, grand maître de l’univers, pour avoir exaucé notre souhait : sauver la Côte d’Ivoire souveraine. »

Comme un geste divin

Le coup de force de Damana Pickass, membre de la Commission électorale indépendante (CEI), qui déchire devant les caméras les résultats provisoires, est également interprété comme un geste divin. « Dieu a opéré un ­miracle », annonce le même journal. ­Depuis, l’homme est devenu un héros aux yeux des pro-Gbagbo. Grâce à son geste, il a bloqué la divulgation des résultats de la CEI qui a dépassé le temps réglementaire pour les publier. Un subterfuge qui a permis, comme le stipule la loi, au Conseil constitutionnel – acquis à Gbagbo – de publier de nouveaux chiffres où, après de savants calculs, le président sortant obtient la majorité. « Dieu a choisi Laurent Gbagbo, Satan a pris ADO », crient, samedi 4, ses partisans en jouant du tambour devant la présidence. Corps constitués, élus, évêques, hommes politiques et affiliés se pressent dans la salle des pas perdus où le Conseil constitutionnel doit valider ­l’inves­titure de Laurent Gbagbo. Les caciques du régime arrivent dans leurs limousines sous les applaudissements. Mais c’est Damana Pickass qui tient la vedette. Il franchit les grilles du palais sous les honneurs. Peu avant 16 heures arrive enfin l’heureux élu. Un flottement gagne la troupe au garde-à-vous. Manque le général Philippe Mangou, chef d’état-major des armées, qui, la veille, a prêté allégeance avec les autres généraux devant les caméras de télévision. Si l’armée, ou une partie, venait à faire défection, la position de Laurent Gbagbo deviendrait problématique. Alassane Ouattara a cherché des soutiens parmi la Grande Muette. Il a même demandé officiellement qu’elle se range derrière la ­légalité, c’est-à-dire lui. Sans résultat. Quand le chef d’état-major finit par arriver au palais, le soulagement est perceptible et la cérémonie d’investiture peut commencer. Laurent Gbagbo prononce un discours ferme, qui se veut intransigeant sur la souveraineté de la Côte d’Ivoire. « J’ai noté des cas graves d’ingérence. Ressaisissez-vous », répète-t-il à ceux qui contestent sa réélection, c’est-à-dire Nicolas Sarkozy, Barack Obama et diverses institutions. Dans la salle, il y a seulement deux ambassadeurs : celui de l’Angola, l’Etat du marxiste tempéré dos Santos, et celui du Liban, pays qui compte en Côte d’Ivoire une importante communauté dont la ­majorité soutient Gbagbo. « Ils ont ­repris les PME des Français depuis les émeutes de 2004, m’assurait la veille un économiste opposant à Laurent Gbagbo. Sauf que ces sociétés n’apparaissent plus au centre des ­impôts. En revanche, elles s’acquittent de dons auprès du parti et des hommes du président. » Originaires pour beaucoup du Sud-Liban, ces ­familles chiites sont soupçonnées de verser, de gré ou de force, un impôt islamique au Hezbollah au nom de la lutte contre Israël, bien que Laurent Gbagbo dispose de spécialistes de la sécurité israéliens autour de lui. Parmi les invités d’honneur, un Français, Guy Labertit, 61 ans, ex-délégué national « Afrique » de 1993 à 2006 à la direction du Parti socialiste. Il a connu Gbagbo en exil, il l’a même ­hébergé de 1983 à 1988 dans son 80 mètres carrés de Vitry-sur-Seine, où il présidait le groupe PS à la mairie jusqu’à l’an dernier. « Il a corrigé les épreuves de son livre, “Côte d’Ivoire. Pour une alternative démocratique”, chez moi », me confie Guy Labertit qui vient de publier « Adieu, Abidjan-sur-Seine ! ». Pour lui, cela ne fait ­aucun doute : Gbagbo a gagné à la régulière. C’est le parti d’Alassane Ouattara qui a bourré les urnes. « Dans leur zone du Nord, il y avait parfois plus de votants que d’inscrits. Les scores de Laurent Gbagbo au premier tour s’effondraient comme par enchantement au second. Vingt mille procès-verbaux ont été déposés. Le Conseil constitutionnel a tranché », dit-il sans tenir compte de la contestation des résultats par la communauté internationale.

« Gbagbo, ajoute Guy Labertit, va comme d’habitude jouer contre la montre. Dans six mois, le FMI et la Banque mondiale négocieront avec lui. » A la télévision, Bernard Houdin, un autre consultant français, ­explique le bien-fondé ­juridique de la décision du Conseil constitutionnel mettant en cause la mission des Nations unies. La radio de l’Onu est d’ailleurs comparée dans la presse pro-Gbagbo à celle des Mille Collines qui, au Rwanda, poussa au génocide. « On a connu le Rwanda et le Congo », rappelle l’expert français habitué de la présidence. Sous-entendu : attention que les machettes n’amènent pas en Côte d’Ivoire un bain de sang. Car, selon lui, les Nations unies sont ici un facteur de déstabilisation. Par rapport aux Français présents dans le pays, affirme-t-il, « il existe un risque de dérapage qui ne pourrait venir ni de près ni de loin des autorités liées à Gbagbo ». Celles-ci ont d’ailleurs montré à la télévision le communiqué des députés PS François Loncle et Henri Emmanuelli qui stigmatisait « la majorité des médias français » et « un certain nombre de responsables politiques ». « Dès qu’il s’agit d’Afrique, ils sont, une fois de plus, les champions des donneurs de ­leçons… Cessez d’intervenir sans ­retenue et de juger de manière péremptoire les pays africains qui aspirent à décider eux-mêmes de leur destin », affirment les députés PS. Des paroles lues par le journaliste de la télévision ivoirienne, cadenassée par le parti de Laurent Gbagbo.

Près du gouffre

Des soutiens, l’autre président n’en manque pas à l’extérieur. Onu et instances africaines ont validé les ­résultats du vote en sa faveur. A Abidjan, ses opposants se moquent de sa « république du Golf », du nom de l’hôtel où il réside, qui reste protégé jour et nuit par les forces des Nations unies et les militaires des Forces nouvelles. Dès le résultat de la commission électorale qui le donnait vainqueur, et la certification du ­représentant spécial du secrétaire ­général des Nations unies en Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara s’est proclamé président en prêtant serment par écrit. C’est un huissier de justice qui a porté la missive au Conseil constitutionnel… qui avait déjà proclamé, la veille, Laurent Gbagbo président ! Dans son procès-verbal, le malheureux huissier écrit comment une vingtaine de gendarmes lui ont refusé l’entrée, demandant à un vigile de recevoir l’auguste pli. Acteur involontaire de cette situation ubuesque, l’employé a refusé de décliner son identité. Depuis, le président Ouattara occupe le bureau du secrétariat du directeur de l’hôtel. Il a accepté le gouvernement de son Premier ministre, Guillaume Soro, qui garde le ­portefeuille de la Défense, ce qui ne laisse présager rien de bon. Le lendemain, Laurent Gbagbo a nommé à son tour un Premier ministre, qui s’apprêtait lundi à former lui aussi un gouvernement malgré la présence du médiateur de l’Union africaine, l’ex-président d’Afrique du Sud Thabo Mbeki. Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire, qui se retrouve avec deux présidents et deux Premiers ministres, n’a ­jamais été aussi près du gouffre.

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