Les étrangers africains, otages du conflit en Côte d’Ivoire

Par Marie Kostrz – Rue89

En Côte d’Ivoire, la situation est tendue pour la communauté immigrée forte de plusieurs millions de personnes, qui a reçu des menaces du camp du président sortant Laurent Gbagbo. Les étrangers africains, très nombreux à être établis dans le pays, ont été régulièrement pris à partie ces dernières années. Explications.
René – le prénom a été modifié –, Burkinabé établi depuis 1997 dans le quartier Marcory d’Abidjan, à majorité pro-Gbagbo, veut prendre son mal en patience :

« Nous ne savons pas ce qui va se passer. Des voisins viennent nous voir et nous disent que si la Cédéao lance une intervention militaire, ils viendront nous tuer. »

Même si pour le moment il ne s’agit que de menaces verbales, les étrangers redoutent une flambée de violences. René assure que certains de ces amis ont déjà quitté la capitale, direction le Burkina Faso.

La déclaration de Charles Blé Goudé, leader des Jeunes patriotes, partisans de Laurent Gbagbo, déterminé à attaquer l’hôtel du Golf où Alassane Ouattara et son gouvernement sont réfugiés, n’a pas rassuré la communauté immigrée.

30% d’immigrés en Côte d’Ivoire

Ils sont nombreux à partager l’inquiétude de René. Depuis les années 70, plusieurs millions d’habitants des pays voisins – Burkina Faso, Mali, Nigeria en tête – ont rejoint la Côte d’Ivoire. Patrice Vimard, chercheur spécialiste du pays, précise :

« Son développement s’est fait sur l’économie de plantation. A l’origine, les régions concernées, le Sud et l’Ouest, étaient sous-peuplées.

Pour combler le manque de main d’œuvre nécessaire, l’immigration a été encouragée par [l’ancien président, Felix] Houphouët-Boigny. »

Au fil des années, les mouvements migratoires ont perduré. La bonne santé économique du pays, due à sa stabilité politique, a attiré les migrants alors heureux d’échapper au chômage et aux dictatures de Gnassingbé Eyadéma au Togo, ou d’Ahmed Sékou Touré en Guinée.

Michel Galy, membre du Centre d’étude des conflits, souligne :

« Alors qu’ils avaient prévu d’amasser un capital et de regagner leur pays d’origine, ces immigrés se sont établis définitivement en Côte d’Ivoire. Certains y vivent depuis trois générations sans l’intention de quitter un jour le pays. »

Résultat, la Côte d’Ivoire est le pays qui accueille le plus d’immigrés en Afrique. Ils représentent environ 30% de sa population, selon Michel Galy.

Derrière l’ethnicité, le conflit foncier
A Abidjan, René regrette « sentir la haine » contre lui. Majoritairement pro-Ouattara, les immigrés se sentent prisonniers du camp Gbagbo qui a joué la carte de l’« ivoirité ».

La déclaration du Ahoua Don Mello, porte-parole du président sortant, le 26 décembre, a été perçue comme une réelle menace :

« Tous les pays [d’Afrique de l’Ouest] ont des ressortissants en Côte d’Ivoire, ils savent que s’ils attaquent la Côte d’Ivoire de l’extérieur, ça va se transformer en guerre civile à l’intérieur. »

Michel Galy redoute:

« Au sud, où se trouvent la majorité des plantations de cacao, vivent environ cinq millions de Sub-Sahariens. Nous redoutons qu’ils se fassent attaquer si la situation dégénère. »

Les communautés sénégalaises et nigérianes de Côte d’Ivoire sont particulièrement visées. L’hostilité à l’égard de Laurent Gbagbo que les présidents de ces pays affichent déplaît aux partisans du président sortant.

L’affiliation ethnique et religieuse que les immigrés ont avec Alassane Ouattara, qui est du nord du pays et musulman, n’explique qu’en partie le fort ressentiment qui existe contre les communautés étrangères.

Patrice Vimard rappelle qu’il existe une raison plus ancienne, un conflit foncier :

« Houphoüet-Boigny avait l’habitude de dire : “La terre appartient à ceux qui la cultivent.” Les immigrés qui sont venus exploiter les parcelles ivoiriennes ont fini par en devenir propriétaires. C’est une situation que certains “autochtones” n’acceptent pas. Ils souhaiteraient les récupérer. »

Un conflit exploité politiquement: l’ivoirité

Avec la crise économique qui secoue le pays depuis la fin des années 80, les conflits fonciers entre autochtones et immigrés se sont intensifiés. Pour Patrice Vimard, ces tensions ont été exploitées politiquement :

« En 1995, Henri Konan Bédié a été élu président. A l’inverse d’Houphouët-Boigny dont il souhaitait se démarquer, il a adopté un discours xénophobe. C’était un bon moyen de fidéliser sa base politique, qui était principalement composée d’autochtones du Sud. »

Ainsi a été repris le concept d’ivoirité. A l’origine inventée pour forger, autour de l’art et de la culture, l’identité nationale d’un pays nouvellement créé, cette notion a été exploitée à des fins politiques pour désigner la souveraineté des Ivoiriens sur le pays.

Depuis 1995, les habitants doivent prouver leur ascendance ivoirienne pour se présenter aux élections. Les étrangers perdent leur droit de vote et les administrations embauchent en majorité des Ivoiriens.

Conséquence, le fossé entre le Nord et le Sud s’est un peu plus élargi. Patrice Vimard explique :

« La population du Nord, qui était de la même ethnie que certains étrangers maliens ou burkinabés, a été stigmatisée. »

Selon lui, Laurent Gbagbo, une fois au pouvoir, a lui aussi utilisé l’ivoirité, afin d’empêcher Alassane Ouattara, originaire du Nord, de se présenter aux élections. Michel Galy déplore :

« Chaque groupe est instrumentalisé par les factions politiques. A Abidjan, les habitants se regroupent par origine, et les quartiers sont complétement pro-Gbagbo ou pro-Ouattara. En cas d’explosion du conflit, on court à l’affrontement urbain. »

Le pays a déjà connu des antécédents sanglants : en 2002, les Forces nouvelles de Guillaume Soro, leader de la rébellion du Nord, se sont lancées dans une violente rébellion contre le gouvernement Gbagbo et ses partisans.

Pour le chercheur, les risques de violences, venant d’un camp comme de l’autre, sont très sérieux.

En attendant, René n’ose pas sortir de chez lui :

« Il n’y a qu’à attendre et ne rien faire. Il ne faut pas réagir aux provocations, Gbagbo n’attend que ça pour attaquer les étrangers.

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