CONTRIBUTION – Nationalismes, panafricanismes et démocraties en Afrique par Franklin Nyamsi

Par Pr. Franklin Nyamsi

Les temps de crise sont des temps de renouvellement, par innovation ou par pourrissement. Car une crise est une situation de rupture, caractérisée par le fait que les solutions anciennes ont cessé de fonctionner. On songe alors à refaire le monde, à inventer un monde autre, à renouveler le sens des choses, des existences individuelles et collectives. Dès lors, on comprendra que les vagues de revendications démocratiques qui enfièvrent l’Afrique en cette année 2011 soient d’un effet sans aucun doute dévastateur sur le sens des mots. Les temps de changements sociaux, économiques et politiques sont nécessairement aussi des temps de changements symboliques. Les luttes historiques ont un impact certain sur le destin des lexiques. D’une période à une autre, les mêmes mots ne disent plus les mêmes choses, les maux contraignent les mots à refaire peau neuve, à opérer des mues, voire à subir des nuances nouvelles, inouïes et parfois insensibles aux oreilles peu attentives.
N’est-ce pas exactement le sort des mots nationalisme, panafricanisme, et démocratie en Afrique ? La présente tribune veut établir que les crises sociopolitiques africaines nous imposent d’ acquérir justement une sorte d’oreille politique, au sens où l’on parle de l’oreille musicale, pour entendre la chose suivante : plus que jamais auparavant en Afrique, les mots nationalisme, panafricanisme et démocratie, ont perdu la virginité d’un sens univoque. L’accès à leur sens intime suppose la sortie des logiques binaires : vrai/faux, authentique/artificiel, Occident/Afrique, Blancs/Noirs, etc. L’intelligence des crises africaines requiert plutôt un imaginaire de la nuance, de l’incertitude, du provisoire, du relatif, de l’ouvert, du critique et de l’autocritique. A partir d’une telle perspective, qui accueille toute la richesse de l’altérité humaine exprimée par les trajectoires des sociétés africaines hautement politisées de notre temps, la stabilité ancienne des concepts de nationalisme, de panafricanisme et de démocratie ouvre le champ de possibles qu’une nouvelle mise en ordre seule pourra éclairer. En attendant d’autres temps de renouveau. Les catégories du discours politique témoignent plutôt de la naissance d’une redoutable Tour de Babel du sens des crises politiques africaines, nous imposant de ne plus nous contenter de la seule contestation anticoloniale ou anti-impérialiste pour comprendre le fond des batailles qui se jouent en Tunisie, en Egypte, en Côte d’Ivoire, au Zimbabwé, au Gabon, au Cameroun, etc. On comprendra alors que nous parlions au pluriel de nationalismes africains, de panafricanismes africains, et de démocraties africaines….

I
Nationalismes africains

Si l’on se contente de la définition du nationalisme comme une doctrine ou un mouvement politique qui revendique pour une nationalité le droit de former une nation ; si l’on y ajoute par ailleurs l’exaltation du sentiment national et l’attachement passionné à la nation ou patriotisme, il est difficile de trouver un seul pays africain où le nationalisme ne soit pas de mise, ne serait-ce que dans la parade des discours. Devant l’implacable outrage du triple drame du monde Noir – Traite Négrière, Colonisation, Néocolonisation – toutes les langues se sont converties à la passion nationaliste. Mais, l’observateur doit en réalité interroger les pratiques que cachent les discours nationalistes pour découvrir que derrière l’homophonie des discours, se cache une disparité de pratiques qui nous imposent de parler en réalité, non pas du nationalisme africain, mais des nationalismes africains.

On peut ainsi aisément distinguer :

1- Le nationalisme de résistance anticoloniale et anti-impérialiste : caractérisé par la redécouverte et le rapatriement de l’histoire des sociétés précoloniales, la reconfiguration de la description de la domination et des dominants, la lutte pour la rééquilibration des rapports socioéconomiques issus de la relation coloniale, par ce duel entre Caliban et Prospéro qui se focalise autour de l’impensé de la race. Ce nationalisme, ouvert sur l’internationalisme, fut illustré par la lutte menée pour l’indépendance par les militants et combattants du Viêt Minh d’Indochine, du Front de Libération Nationale (F.L.N.) algérien, des organisations révolutionnaires marocaines et tunisiennes, et notamment en Afrique Noire, de l’Union des Populations du Cameroun (UPC). Cependant, remarquons tout de suite que dans l’indiscutable noblesse de son combat pour l’humanité africaine méprisée, le nationalisme anticolonialiste me manquera de colporter dès l’origine sa part de zones d’ombres, notamment partout où il accèdera au pouvoir, quand il se transforme en alibi des dictatures, comme on l’a vu en Guinée sous Sékou Touré, au Congo-Brazzaville sous Sassou, au Zimbabwé sous Mugabe, ou en Côte d’Ivoire sous Gbagbo, entre autres exemples.
2- L’anti-nationalisme africain ou le nationalisme dit modéré ou constitutionnaliste, encore nommé le nationalisme d’affaires.
On peut entendre par anti-nationalisme africain, un nationalisme conservateur au service d’une frange sélective de la population autochtone. Cette forme de nationalisme de façade consiste en la défense d’un régime favorable au maintien des liens économiques, militaires et politiques étroits au profit des puissances coloniales. Redoutable adversaire du nationalisme de résistance, l’anti-nationalisme en copie l’apparence pour la disqualifier par une contre-propagande active et violente.

3-Il y a enfin ce que je nomme avec mon ami le philosophe ivoirien Alexis Dieth, analysant la dérive autocratique du régime de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, l’ethnocolonialisme africain de l’intérieur, qui est en réalité un nationalisme de l’ethnie ou tribalisme d’Etat conçu pour servir de Blockhaus à la perpétuation de certaines élites corrompues au pouvoir. Alexis Dieth décrypte l’énigme de la composition systématiquement ethnique des corps d’élite (Gardes Présidentielles, Services Secrets, Ministères Stratégiques, Shadow Cabinets intimes des potentats africains contemporains, Entreprises d’Etat, etc.
Quand nous parlons donc de nationalisme africain, sommes-nous assez vigilants pour déceler les différences nettes que l’observation du déploiement historique de ce concept révèle ? De fait n’existe-t-il pas de nombreuses forces contradictoires en lutte dans ce qui se nomme tout uniment nationalisme en Afrique ? Et comment s’étonner de constater que de même, il existe en réalité plusieurs panafricanismes ?

III. Des variantes du panafricanisme africain

Le panorama des nationalismes africains nous montre donc qu’il y a au moins autant de types de nationalismes en Afrique que de types de panafricanismes, comme l’affirme justement le marxiste-léniniste belge Ludo Martens, dans son article Panafricanisme et marxisme-léninisme. Martens nous propose dans cette analyse, de distinguer :

1- Le panafricanisme réactionnaire d’inspiration coloniale : porté en grande partie par l’Eglise Catholique Coloniale, il a consisté à former un personnel politique africain réactionnaire et pro-impérialiste. Mixture de traditions africaines simplifiées à l’extrême et d’anti-communisme viscéral, ce panafricanisme réactionnaire vend le mythe de la Mère Afrique éternelle pour présenter les révolutionnaires africains comme de purs suppôts du péril soviétique ou chinois. Son rôle a été d’organiser la fraternisation de cadres africains d’origines diverses afin de faciliter l’unification de leur pensée politique dans la logique tutélaire de prolongation reformulée du pacte colonial.
2- Le panafricanisme modéré, issu de la petite bourgeoisie africaine diasporique et continentale: rêvant certes d’une Afrique politiquement indépendante, mais dans un cadre juridique intégrant l’économie de marché et l’échange libre avec toutes les Nations du Tout-Monde, Martens identifie ce panafricanisme semi-libéral ou sociodémocrate dans les figures de Padmore, Du Bois, Nkrumah et Sékou Touré.
3- Le panafricanisme de la Grande Bourgeoisie africaine, qui se donne pour objectifs, dans un monde dominé par le capitalisme financier, de coordonner les politiques économiques, des transports et des communications sur tout le continent africain, afin de mieux l’intégrer à la mondialisation néolibérale en cours. Ses cadres sont la Charte de l’OUA de 1963, L’Acte Final de Lagos en 1980, dans la suite des orientations revendiquées par Houphouët-Boigny et Fulbert Youlou dans les années 60.

4- Le panafricanisme révolutionnaire obtient dès lors le satisfecit de Ludo Martens :

« Comme cela devait se produire nécessairement, le discours nationaliste radical tenu par la petite bourgeoisie au cours des années 60 a été balayé par le développement inhérent au capitalisme. La nécessité de disposer de marchés plus vastes est devenue le moteur du panafricanisme de la bourgeoisie africaine. La grande bourgeoisie africaine n’est qu’une facette du mondialisme du capital. Les multinationales sont la force dirigeante du panafricanisme bourgeois. […] A l’approche du 21ème siècle, le seul panafricanisme révolutionnaire est le panafricanisme du prolétariat africain, comme Elenga Mbuyinga le faisait remarquer en 1975. Pendant la vague révolutionnaire des années soixante, ce panafricanisme révolutionnaire s’est manifesté dans l’œuvre et dans la pratique de Mulele au Congo, d’Osende Afana au Cameroun, d’Amilcar Cabral en Guinée-Bissau et dans les derniers ouvrages de Nkrumah. Leur panafricanisme était une concrétisation, sur le terrain africain, de l’internationalisme prolétarien, de l’unité de pensée et d’action du prolétariat mondial, représenté par le mouvement communiste international. […] Une autre caractéristique de ce panafricanisme est qu’il a été forgé à travers une pratique commune basée sur la mobilisation politique des masses ouvrières et paysannes et sur la lutte armée. »

Au regard de la description qui précède, qui peut sérieusement considérer que tous les mouvements qui se réclament du panafricanisme en Afrique contemporaine appartiennent à la même école ? Où en sont les panafricanistes révolutionnaires dont parle Ludo Martens ? Tous morts ? Quelles sont aujourd’hui leurs doctrines et leurs programmes politiques officiels ? Pour ceux des mouvements de gauche qui sont parvenus au pouvoir, en Côte d’Ivoire, en Angola, en Afrique du Sud, au Zimbabwé ou aux Congos, par exemple, avec qui et comment gouvernent-ils ? Pour ceux qui n’y sont pas encore, sur quelles professions de foi se proposent-ils de postuler au pouvoir ? Combien de mouvements panafricanistes africains se revendiquent encore ouvertement aujourd’hui du communisme ? Combien se reconnaissent dans les critères du panafricanisme révolutionnaire ainsi déclinés par Ludo Martens ? Quelle fiabilité accorder à des alliances qui lieraient des panafricanistes révolutionnaires, des panafricanistes bourgeois et des panafricanistes petits bourgeois, voire des panafricanistes réactionnaires, si l’on maintient cette quadripartition de Ludo Martens ?

5-Le panafricanisme anticolonialiste de propagande et de circonstances : Je propose de mettre dans cette catégorie toute forme de revendication panafricaniste fondée sur la corruption d’Etat, la violence et le mensonge qui s’adossent sur les colères anticoloniales africaines et multiséculaires pour se donner les apparences du panafricanisme révolutionnaire. Ce panafricanisme d’imposture prospère en outre pour légitimer des pratiques antidémocratiques et inhumaines ostentatoires contre des citoyens africains, au nom de la lutte contre les puissances coloniales restées arrimées par leurs multinationales à la mangeoire africaine.
Et dès lors, comment croire que la notion de démocratie n’épouse justement pas, en Afrique, les contorsions des variations du nationalisme et du panafricanisme ?

III Variations de la démocratie africaine

Notre suspicion d’homonymie trompeuse peut donc se poursuivre sur le concept de démocratie africaine, puisqu’on voit que tous les nationalismes et tous les panafricanismes africains induisent de fait des concepts de démocratie variés . Notre hypothèse est dès lors qu’il existe presque autant de démocraties africaines typiques qu’il existe de formes de nationalismes et de panafricanismes. Car, les démocraties africaines évoluent aujourd’hui dans un contexte notamment caractérisé par l’affaiblissement des capacités administratives des Etats concomitant à l’informalisation des économies ; l’accélération de l’atomisation sociale avec de lourdes menaces de mort sur les réseaux traditionnels de solidarité qui se traduisent par l’accélération de conflits en tous genre ; le renouveau des types d’alliances politiques.

1-La démocratie africaine traditionnalisée ou afro-adaptée : Illustrée par l’imposture mobutiste de la soi-disant authenticité africaine, cette forme de régime politique qui revendique les registres du vrai pouvoir africain, de la fécondité, de la jouissance, du faste, de la célébration des vertus et valeurs ancestrales ou de la sacralisation de l’âme africaine, est en réalité basée sur une manipulation de l’imaginaire par le conservatisme féodal et néocolonial. L’absence de rapport critique à la culture et de mise à l’épreuve des pratiques de pouvoir par des contre-pouvoirs avérés fait de cette forme de démocratie, un despotisme féodal déguisé par une modernité purement folklorique : la police secrète, l’armée et les oligarques ethniques y tiennent l’essentiel des moyens de vie et de mort.

2-La démocratie représentative, encore dite bourgeoise ou petite-bourgeoise : revendiquée par les classes moyennes africaines qui croient au pouvoir réformateur de l’élection juste et transparente, des mécanismes technocratiques de bonne gouvernance, des contre-pouvoirs garantissant les possibilités d’alternance et d’alternative politique, de la valeur émancipatoire de la liberté de presse, d’association, de mouvement et de commerce, cette option démocratique est actuellement la plus répandue parmi les sociétés africaines. Articulant les expériences démocratiques d’ailleurs avec la demande institutionnelle de modernité des sociétés africaines, la démocratie bourgeoise et petite-bourgeoise s’est formalisée dans la Charte Africaine de la Démocratie, des Elections et de la Gouvernance. Elle revendique au Chapitre III, Article 3, des principes de portée universelle :
« le respect des droits de l’homme et des principes démocratiques, l’accès au pouvoir et son exercice, conformément à la Constitution de l’Etat partie et au principe de l’Etat de droit, la promotion d’un système de gouvernement représentatif, la tenue régulière d’élections transparentes, libres et justes ; la séparation des pouvoir ; la promotion de l’équilibre entre les hommes et les femmes dans des institutions publiques et privées ; la participation effective des citoyens aux processus démocratiques et de développement et à la gestion des affaires publiques ; la transparence et la justice dans la gestion des affaires publiques ; le rejet et la condamnation des changements anticonstitutionnels de gouvernement ; le renforcement du pluralisme politique, notamment par la reconnaissance du rôle, des droits et des obligations des partis politiques légalement constitués, y compris les partis politiques d’opposition qui doivent bénéficier d’un statut sous la loi nationale… »

3-La démocratie prolétarienne, d’inspiration révolutionnaire et marxiste-léniniste, revendiquée par tous les partis communistes africains et par de nombreux cadres de partis sociaux démocrates africains qui l’assument plus ou moins ouvertement en fonction de leur stratégie du moment et de leur auditoire . La démocratie prolétarienne part du principe que toute société politique est régie par la lutte des classes socio-économiques. Il s’ensuit que les classes exploitées (les prolétaires), ont vocation à opérer une révolution (renversement de la bourgeoisie exploiteuse) pour instaurer après une période transitoire de dictature du prolétariat, la société égalitaire communiste qui est supposée mettre fin à toutes les dominations. La démocratie prolétarienne se fonde donc sur la destruction radicale de la démocratie représentative, dite bourgeoise. Elle aboutit au monopartisme du centralisme démocratique et au contrôle social total exercé sur la vie citoyenne par les directives du Parti-Peuple.

Au regard de ce qui précède, peut-on prendre la revendication anticolonialiste, telle qu’elle s’est par exemple exprimée en Côte d’Ivoire ou au Zimbabwé, comme appartenant au sillage du nationalisme anti-impérialiste, du panafricanisme révolutionnaire et de la démocratie prolétarienne ? Nous pensons que la fracture anticolonialiste ou anti-impérialiste a largement cessé d’être le bon repère pour déterminer l’anticolonialisme requis par le 21ème siècle. Parce que dans ces pays, la politique menée est plutôt une offensive vers la constitution de nouveaux réseaux capitalistes ; parce que tous les partis au pouvoir dans ces pays se sont nettement démarqués du marxisme-léninisme ; parce que les régimes de ces pays, exceptionnellement brutaux, se sont permis toutes sortes de violations de droits humains et citoyens contre leurs populations, y compris l’exclusion identitaire ; parce que la haine et le mépris d’autres africains s’e sont instillées dans leurs pratiques et discours ; et surtout parce que ces régimes se sont maintenus au pouvoir en déniant à leurs peuples la souveraineté démocratique exprimée par les urnes. Il est donc temps de cesser d’être dupes du chiffon rouge de l’anticolonialisme. Il convient à tout le moins de s’acheminer vers ce que nous appellerons un anticolonialisme critique. Affaire à suivre…

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