De la difficulté d’informer sur la crise ivoirienne- Interview de Sabine Cessou (Libération)

Propos recueillis par Pierre Cherruau | slateafrique.com

Questions à Sabine Cessou, journaliste à Libération, qui a passé deux semaines à Abidjan en janvier dernier, au lendemain de l’élection présidentielle contestée.

Slate – Est-ce particulièrement difficile d’être un journaliste français en Côte d’Ivoire?

Sabine Cessou – Les journalistes étrangers sont devenus des cibles, toutes nationalités confondues, après le second tour de la présidentielle. Les plus visés sont les plus visibles, ceux qui travaillent pour la télévision.

Pas un jour ne s’est passé, lors de mon séjour à Abidjan, sans un incident: un caméraman d’Al-Jazeera s’est fait tordre le bras au palais présidentiel par un militaire, parce qu’il n’avait pas encore mis son badge presse.

Un journaliste de France 24 s’est fait faire les poches sur scène, en plein meeting, alors qu’il était occupé à filmer Simone Gbagbo [l’épouse du président sortant, considérée comme particulièrement influente au point d’être souvent présentée par les opposants comme un «président bis», ndlr].

L’équipe de France 2 qui a couvert les évènements de la mi-décembre s’est retrouvée plaquée au sol avec des fusils sur la tempe. Plus récemment, le correspondant d’une chaîne de télévision francophone s’est fait casser sa caméra et ose à peine sortir.

Les journalistes radio et de la presse écrite sont moins exposés, mais ils se font quand même passer le mot sur les précautions à prendre. Par exemple, il faut toujours aller aux meetings de Charles Blé Goudé ou des partisans de Gbagbo avec le strict minimum, sans portefeuille dans les poches.

Il paraît aussi très risqué d’aller faire des reportages à Yopougon, le fief des partisans de Laurent Gbagbo. Pourtant, lors d’un rendez-vous dans ce quartier avec un jeune rappeur pro-Gbagbo, je suis partie avec beaucoup d’avance et j’ai attendu une heure à un grand carrefour, avec le chauffeur de ma voiture de location. Il ne s’est rien passé, pas d’insultes ni de menaces, en dehors de quelques regards pas très sympathiques.

Et c’est à Abobo, un grand quartier considéré comme le fief des partisans de Ouattara, qu’une journaliste du Monde s’est fait prendre à partie par une foule hostile de partisans de Laurent Gbagbo qui y vivent aussi, et qu’une équipe de France Inter a failli se faire braquer sur la route par un homme armé.

Slate – Pourquoi cette hostilité?

SC – Dès le début de la crise, la presse étrangère a été prise à partie à cause de la propagande martelée par la Radiotélévision ivoirienne (RTI) à longueur de journée.

Pour les Occidentaux qui regardent la Côte d’Ivoire d’assez loin, il a été très tentant de faire après les élections une lecture manichéenne de la crise. D’un côté, il y avait un «gentil», Alassane Ouattara, qui a gagné les élections avec 54, % des voix selon la CEI et la communauté internationale, et un «méchant», Laurent Gbagbo, qui a laissé le Conseil constitutionnel invalider 570.000 voix pour inverser les résultats, et se proclamer élu avec 51,4% des voix.

Toute la complexité de la situation ivoirienne a disparu à l’aune de ce hold-up électoral, et beaucoup n’ont pas compris ce que Laurent Gbagbo représente pour son camp —45% des électeurs— face à Alassane Ouattara. Il fallait lire les tribunes de Gilles Yabi, de l’International Crisis Group, ou des intellectuels camerounais Achille Mbembe et Célestin Monga pour comprendre les différents enjeux de la crise.

Aux yeux de ses partisans —mais aussi de beaucoup d’Africains— Laurent Gbagbo représente la lutte de toute une vie et de toute une génération pour la démocratie. Il s’est battu contre le régime de parti unique de Félix Houphouët-Boigny et a été jeté en prison, lui, sa femme et son fils, par Alassane Ouattara lorsque celui-ci était Premier ministre d’Houphouët-Boigny [premier président de la Côte d’Ivoire, au pouvoir de 1960 à 1993, ndlr].

Gbagbo, historien de formation, issu du peuple, représente la voix de celui-ci face à un Ouattara libéral et policé aux manières aristocratiques, un ancien Premier ministre dont les Ivoiriens se souviennent surtout parce qu’il a supprimé des avantages importants pour les étudiants.

Laurent Gbagbo représente aussi la légalité face à un homme soupçonné d’avoir financé la rébellion nordiste de 2002, et qui demande l’usage de la «force légitime» pour déloger Laurent Gbagbo du pouvoir.

Deux récits s’affrontent depuis longtemps, dans un conflit très politique qui ne divise pas la société en fonction des ethnies ou des religions. Des gens du Nord, musulmans, soutiennent ardemment Laurent Gbagbo parce qu’il incarne la légalité à leurs yeux. Des gens du Sud, chrétiens, sont pour Alassane Ouattara parce qu’ils ne supportent plus les méthodes de Gbagbo et la corruption éhontée dont ils accusent son régime.

Slate – Tenez-vous compte de la guerre des mots qui se joue en Côte d’Ivoire quand vous écrivez vos articles, sachant que chaque phrase peut être reprise à son compte et interprétée par l’un des deux camps?

SC – Les réactions des internautes montrent que ce sont surtout les partisans de Laurent Gbagbo qui sont sensibles aux formulations, aux angles des articles. Nous nous faisons régulièrement insulter, dans des commentaires que nous ne publions pas.

La théorie du complot franco-américain brandie par Laurent Gbagbo incite ses partisans à croire que la presse française est inféodée à son gouvernement. C’est d’ailleurs la manière dont fonctionne la presse en Côte d’Ivoire: on trouve les journaux pro-Gbagbo d’un côté, et les pro-Ouattara de l’autre.

Nos informations paraissent biaisées, alors que nous prenons beaucoup de temps pour les vérifier, sachant le contexte très sensible. Elles paraissent fausses parce que la RTI livre une version des faits totalement déformée: lorsque je racontai par exemple à un de mes contacts à Abidjan qu’un incident dans le centre-ville avait fait deux blessés selon des témoins oculaires, mon interlocuteur a été très surpris. Il avait vu dans le journal du soir à la RTI que l’incident avait fait 15 blessés et que c’était l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire) qui avait tiré dans la foule. Alors que ce sont bien les Forces de sécurité (FDS) loyales à Laurent Gbagbo qui ont tiré sur le convoi qui menait le médiateur kényan Raila Odinga à son hôtel.

Slate – Y a-t-il beaucoup de choses que l’on ne dit pas ou que l’on ne peut pas dire sur la Côte d’Ivoire?

SC – La complexité de la situation est difficile à décrire en peu de mots. Sinon, rien n’est impossible à dire, en dehors, bien sûr, des informations données en «off» par les différents protagonistes de la crise qui ne veulent pas être cités.

Un haut fonctionnaire des Nations unies décrit par exemple Choi [le représentant spécial des Nations-Unies en Côte d’Ivoire, ndlr] comme un «vrai samouraï», un homme qui a eu le courage d’imposer le résultat réel des élections, et de s’y tenir.

Beaucoup de sources indiquent que l’opération militaire française Licorne, 900 soldats qui connaissent bien le terrain, pourrait «faire le travail», si l’option africaine consistait à déloger Laurent Gbagbo du pouvoir. On ne dit pas trop non plus que les Casques bleus qui patrouillent dans Abidjan ont très peur, même quand ils viennent de pays en crise tels que le Pakistan.

Et puis il y toutes les rumeurs, par nature invérifiables, qui donnent Gbagbo insomniaque et très affecté, ou Ouattara sans envergure, sans la méchanceté nécessaire, l’intelligence politique pour mobiliser son propre camp.

Ce qui est certain —et on ne l’a pas beaucoup dit ou écrit non plus— c’est qu’Alassane Ouattara suit un bien curieux plan de communication. Il a été silencieux pendant tout le mois de décembre, au moment où les projecteurs étaient braqués sur la Côte d’Ivoire, alors qu’il aurait pu mobiliser plus efficacement ses troupes et ses alliés africains.

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