Mohamed Bouazizi, un héros arabe de la révolution du 14 janvier en Tunisie

Par Frida Dahmani, à Tunis Jeune-Afrique

Écrasé et humilié par une administration corrompue, Mohamed Bouazizi a choisi de protester en se sacrifiant. Un geste qui est à l’origine de la révolution du 14 janvier en Tunisie. Et du printemps arabe qui se dessine. Portrait d’un fils du peuple devenu l’icône universelle de la dignité retrouvée.

En s’immolant par le feu, il a allumé la mèche de la contestation politique qui a fait des Tunisiens, que l’on disait particulièrement indolents, les pionniers de ce qui ressemble à un printemps des peuples arabes. Il, c’est Mohamed Bouazizi, dont les manifestants ont scandé le nom et brandi le portrait tout au long des trente jours de soulèvement populaire qui ont abouti à la chute de Zine el-Abidine Ben Ali. Cette unique photographie, qui a fait le tour du monde, a été prise lors d’une fête. On y voit un Mohamed Bouazizi battant des mains, au sourire aussi éclatant que son tee-shirt blanc. La future icône de la révolution tunisienne n’avait rien d’un rebelle : c’était un jeune homme simple et paisible, au visage tanné par le soleil, comme il en existe des millions en Tunisie et dans le monde arabe.

Les Bouazizi sont des anonymes parmi les 40 000 oubliés de Sidi Bouzid, gros bourg agricole du centre du pays, enclavé entre les montagnes de la Dorsale tunisienne et du Djebel el-Kbar, et menacé par les crues des oueds Gammouda et Falet Galla. Mohamed est né ici, au printemps 1984, dans une région connue pour ses plantations d’oliviers et d’amandiers. Il est le fils de cette Tunisie profonde, celle de « l’intérieur », que la rhétorique politique de l’ancien régime qualifiait de « zone d’ombre », celle que la pauvreté avait, croyait-on, rendue muette et apathique. Officiellement, le nouveau-né a pour prénom Tarek, mais très vite, tout le monde l’appelle Mohamed pour le distinguer d’un homonyme. Sa mère, Manoubia, le surnomme Besbouss, (« celui qui est à croquer de baisers »), un surnom qui ne le quittera plus, pas même à l’âge adulte.

Un lien fort se tisse entre la mère et le fils, d’autant que le père, Taïeb, est souvent absent. Ouvrier agricole, il a, pendant un temps, tenté sa chance en Libye comme journalier. Il revenait en expliquant que, là-bas, les « gens pauvres souffrent aussi ». Il s’est littéralement tué à la tâche, pour finalement laisser un lopin de terre et trois orphelins : Salem, Leïla et Mohamed. À la mort de son père, ce dernier a 3 ans. Et, comme souvent dans les régions rurales, pour ne pas avoir à partager leurs maigres biens, Manoubia épouse le frère de son mari. Quatre autres enfants voient le jour : Samia, Basma, Karim et Zyed. Mohamed est à la fois leur cousin et leur frère. Sage et réservé, il continue de traîner dans les jupons de sa mère. À 6 ans, il aide aux travaux des champs. Mais c’est pour lui un jeu, comme aller à l’école à pied avec ses camarades. La famille est un cocon ; on est encore plus unis quand on a du mal à joindre les deux bouts. Les temps sont durs, la terre aussi. Les Bouazizi s’endettent auprès d’une banque, n’arrivent pas à honorer les échéances et perdent les 3 ha qu’ils avaient hypothéqués. Une histoire banale, tant elle est répandue dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, qui ne vit que de l’agriculture. Ici, on connaît bien les revers de fortune, si tant est que l’on puisse appeler fortune la servitude quotidienne : il suffit d’une mauvaise récolte ou d’une inondation pour perdre ses sources de revenu. Mais personne n’a le temps de s’apitoyer sur son sort. Il faut continuer.

« L’homme de la famille »

Mohamed grandit. Il devient un petit gars qui se partage entre les coups de main à la famille et les bancs du lycée. Quelque part, il est plein d’espoir ; l’enseignement gratuit et obligatoire laisse entrevoir une réussite possible. Depuis les années Bourguiba, les Tunisiens croient en l’ascension sociale, s’accrochent à l’idée du succès par la méritocratie. Mohamed n’excelle pas, c’est un élève moyen qui, dès ses 14 ans, devient maçon pendant son temps libre. Personne ne s’avise qu’un mineur n’est pas censé travailler, a fortiori dans n’importe quelles conditions. Ici, chacun participe sans même y penser, la chose est tout à fait naturelle. On devient ouvrier agricole de père en fils, l’agriculture étant le seul secteur qui embauche des journaliers. Le travail est aléatoire, mais il n’y en a pas d’autre. Le développement économique n’a pas atteint Sidi Bouzid ; les industries ont préféré s’implanter dans le gouvernorat voisin, celui de Sfax, qui dispose de toutes les infra­structures nécessaires. Quand Mohamed visite Sfax, il est épaté par l’énergie de cette ville. Il n’a parcouru que 135 km, mais c’est comme s’il avait fait un long voyage à l’étranger. Il découvre un autre monde, celui d’une Tunisie opulente avec vue sur la mer qui affiche ses succès économiques. Tout l’opposé de Sidi Bouzid, où tout est si linéaire, où tout est attente ; celle de la pluie, celle des récoltes, celle de jours meilleurs. Mais Mohamed est fils de Sidi Bouzid, il n’a pas envie de partir, et son niveau ne lui permet pas de prétendre à un bon travail. Tant qu’à être dans l’aléatoire, autant rester chez soi. Mohamed a une priorité : il se sent investi d’une responsabilité à l’égard des siens. À la mort de son père, les adultes lui répétaient qu’il était l’homme de la famille, histoire de le détourner du chagrin en lui donnant des objectifs. La bouture a pris et le jeune homme devient le principal soutien de la fratrie.

Apprécié de tous

Il y a huit bouches à nourrir. C’est à elles que Mohamed décide d’accorder la priorité. Il range donc ses rêves et quitte le lycée avec un niveau de terminale. De toute façon, il n’aurait rien pu faire du bac puisqu’il n’avait pas les moyens de poursuivre des études. Mais il se jure de faire en sorte que ses jeunes frères et sœurs puissent avoir une formation solide. Aujourd’hui, Samia fait du droit à l’université et Basma prépare son baccalauréat. Mohamed s’inscrit dans une association de jeunes chômeurs, mais rien de concret ne lui est proposé. Impossible de trouver un emploi qualifié dans une région souffrant de sous-investissement chronique. À 19 ans, il n’a pas le choix, et va faire ce qu’il a toujours vu faire autour de lui : vendre des fruits et légumes.

Mohamed devient donc marchand ambulant. Il ne renâcle pas à la tâche. Le soir, il loue une camionnette et va s’approvisionner à Meknassi ou Souk el-Jedid. Ses fournisseurs le connaissent bien, l’estiment et lui font crédit. Il ramène tous les jours pour 50 à 100 euros de fruits et légumes qu’il écoule en parcourant les artères de Sidi Bouzid. Tout le monde l’apprécie. C’est un fils du pays, il est aimable et n’hésite pas à ajouter gracieusement un petit plus dans les paniers. Il cherche juste à gagner décemment et simplement sa vie. Mais il va se heurter à une administration corrompue qui se plaît à compliquer la moindre démarche dans le but de rançonner la population. Mohamed est un travailleur clandestin, il n’a pas les moyens de verser des pots-de-vin pour obtenir son autorisation. Pendant sept ans, lui et les services municipaux vont jouer au chat et à la souris. Les agents de la police municipale se servent sans scrupule, quand ils ne prélèvent pas 10 euros dans la caisse du jour. Parfois, arguant qu’ils doivent appliquer la loi, ils assènent une amende de 320 euros, que Mohamed a du mal à payer. La marchandise est souvent confisquée, et il lui faut régulièrement débourser 10 euros pour récupérer la balance chèrement acquise.

Mohamed résiste, mais il a de plus en plus de mal à tenir le coup. C’est en pensant à la famille qu’il s’accroche. Il aime le regard approbateur de sa mère quand il rentre avec des fruits à la maison ; immanquablement, il la taquine. Elle rougit, appelle à la rescousse ses filles. Mais elle ne manque jamais une occasion de faire plaisir à son fils, lui prépare du poisson grillé, son plat préféré, et ne cesse de le bénir. Mohamed goûte le calme et la tranquillité. Quand ses sœurs chahutent trop fort, il hausse la voix. Elles rechignent un peu, mais obéissent à ce grand frère qui leur donne discrètement un peu d’argent de poche. Mais Mohamed ne résiste pas au petit dernier, Zyed, qui du haut de ses 8 ans le mène par le bout du nez et préfère jouer plutôt que de dormir dans la pièce commune à l’heure de la sieste.

« Dieu me rendra justice »

Mohamed trime, mais ne se plaint pas. À défaut d’une réussite sociale, il est devenu l’homme de la maison ; ses frères sont soit trop jeunes, soit au chômage comme son beau-père. Mohamed s’est forgé un caractère. S’il n’est pas très bavard, il veille à ce que ses sœurs reçoivent une bonne éducation et ne manquent de rien. Comme tous ses congénères de la région, il respecte des codes combinant les coutumes et le bon sens. S’il rejoint ses copains au café, c’est surtout pour parler de football et de son idole, Tarak Dhiab, pendant des heures. Mohamed ne se confie pas facilement. De toute façon, ses tracas sont connus de tous. Ici, la dignité, l’honnêteté, la patience et le respect sont encore des valeurs cardinales. Mohamed a été élevé dans cette tradition des campagnes où l’on est musulman sans être rétrograde. Contre l’adversité, il disait de plus en plus souvent : « Hassibi rabbi » (« Dieu me rendra justice »). Son rêve est d’avoir assez d’argent pour pouvoir acheter une camionnette et ne plus s’épuiser à pousser une charrette.

Mohamed tient bon pendant sept ans. À 26 ans, il se drape dans la dignité des laissés-pour-compte, ceux qui, d’une certaine manière, ont accepté de perdre leur vie à gagner une misère. Il est à bout de forces. Harcelé, acculé, il glisse imperceptiblement dans la mélancolie. Le 7 novembre 2010, alors que le pays fête le 23e anniversaire de l’accession de Ben Ali au pouvoir, on lui confisque encore une fois son étal. Il y voit un symbole. « Ici, le pauvre n’a pas le droit de vivre », dit-il à sa sœur Leïla. Mohamed désespère de voir le bout du tunnel. La vie est de plus en plus chère. Le courage et la volonté ne suffisent plus. Il est endurant, mais ne supporte plus cette injustice flagrante qu’on lui fait, celle de l’empêcher de travailler, sans raison.

Une gifle fatale

Le 17 décembre 2010, les agents municipaux lui saisissent encore une fois sa charrette. Quand il ose aller déposer une réclamation au gouvernorat, aucun responsable ne prend la peine de le recevoir. Pis, une auxiliaire municipale, Feida Hamdi, le gifle et lui crache à la figure. L’humiliation publique, infligée par une femme dans un environnement où le respect fait partie du code social, est le geste de trop, une souillure dont Mohamed va se purifier par le feu. Il ne réfléchit plus, est pris dans la spirale du désespoir, d’un implacable no future. Puisqu’il ne peut se faire entendre, il va protester de la manière la plus voyante. Consumé par la misère, il se sent déjà brûler de l’intérieur, alors autant affronter le feu. Il n’a pas peur, ne tremble pas. Il craque une allumette comme on claque des doigts et s’immole sur la place publique. Un geste qui embrase le pays et fait de tous les Tunisiens – et peut-être de tous les Arabes – des marchands ambulants bafoués dans leurs droits, avides de dignité et de justice.

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