(Le Temps) Le Conseil constitutionnel devait-il annuler l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 ?

A l’issue du scrutin du 28 novembre 2010, le juge constitutionnel ivoirien, par décision n° CI-2010-EP-34/CC/SG du 3 décembre 2010, a proclamé les résultats définitifs de l’élection présidentielle après avoir procédé à l’annulation du scrutin dans sept (07) départements du Nord du pays. Il n’en a pas fallu plus pour susciter un vif débat sur cette décision du Conseil constitutionnel qui, pour certains, serait contraire à la loi électorale, notamment en son article 64, qui semble prescrire une annulation de l’ensemble du scrutin. La présente contribution vise à apprécier le bien-fondé de la décision du Conseil constitutionnel.

Du fondement juridique de la décision du Conseil constitutionnel

La décision du juge électoral ivoirien est vivement contestée par une partie de l’opinion qui affirme que celui-ci a excédé ses compétences constitutionnelles. Les défenseurs de cette thèse se fondent, en cela, sur l’article 64 nouveau du code électoral qui dispose que « dans le cas où le Conseil constitutionnel constate des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat d’ensemble, il prononce l’annulation de l’élection… ». Pour les tenants de l’application littérale de cette disposition légale, l’annulation de l’ensemble du scrutin présidentiel était l’unique possibilité offerte au Conseil constitutionnel dans le cadre du scrutin du 28 novembre 2010. Cependant, deux arguments permettent de battre en brèche une telle position.
Premier argument : il ressort de la lecture de l’article 64 précité, qu’il existe deux conditions cumulatives pour recourir à l’annulation totale du scrutin : l’existence « des irrégularités graves de nature à entacher la sincérité du scrutin » et l’influence déterminante de ces irrégularités qui doivent « affecter le résultat d’ensemble » de l’élection. De sorte que cet article ne s’applique que lorsque ces deux conditions sont réunies. En d’autres termes, la seule existence d’irrégularités portant atteinte à la sincérité du scrutin ne peut suffire à entrainer illico une annulation totale du scrutin. Il en découle que le recours à l’article 64 du Code électoral ne s’impose pas automatiquement au juge dès la constatation par lui de graves irrégularités entachant la sincérité du scrutin. La Constitution énonce clairement, en ce sens, que le Conseil constitutionnel « statue sur les (…) contestations relatives à l’élection du Président de la République… ». Cela signifie qu’il n’appartient pas au juge de faire une application aveuglément mécanique des textes, mais il lui revient d’apprécier, de jauger, en d’autres termes, d’évaluer et de juger les réclamations et requêtes auprès de lui introduites et de faire une application conséquente des textes. Le juge dispose, en effet, d’un pouvoir d’appréciation.
Dans l’espèce présente, le juge, faisant usage de sa compétence en la matière, a certes reconnu que des irrégularités graves ont existé et ont même entaché la sincérité du scrutin, mais il n’a pas considéré que celles-ci ont influencé le résultat d’ensemble. Cette position du juge constitutionnel ivoirien découle probablement du fait que seulement sept (7) départements, sur les quatre-vingt sept (87) (Source : Cei, résultats provisoires par régions et par départements), ont fait l’objet d’annulation. Le critère de l’effet déterminant est, en fait, un critère d’ordre quantitatif qui introduit un rapport de proportionnalité.

La décision actuelle du juge constitutionnel ivoirien n’est, en réalité, que la confirmation de sa décision relative à la proclamation des résultats de l’élection présidentielle de 1995. Par celle-ci, il montrait déjà que l’annulation totale du scrutin en cas d’irrégularités graves entachant la sincérité du scrutin n’est pas pour lui une injonction, au cas où lesdites irrégularités n’affectent pas le résultat d’ensemble. Alors que l’article 66 du code électoral de 1994 prescrivait l’annulation totale des élections dans les mêmes conditions contenues dans l’article 64 du Code électoral aujourd’hui, en vigueur, le Conseil constitutionnel avait choisi l’option d’annulation partielle. En effet, malgré la constatation par lui d’irrégularités « …suffisamment graves pour altérer la sincérité des votes… » dans certains bureaux de votes, il avait décidé « …de déclarer nuls les (seuls) résultats de ces votes…».
Il convient de faire remarquer que malgré l’existence de dispositions similaires dans nombre d’Etats africains, le juge électoral n’a jamais recouru à une annulation totale de l’élection présidentielle pour causes d’irrégularités graves. En somme, l’annulation partielle des élections n’est pas en soi une invention du juge constitutionnel ivoirien.

Deuxième argument : Le pouvoir de réformation du juge électoral, visiblement peu connu par les détracteurs de la décision du Conseil constitutionnel, est admis comme un principe général du droit électoral (J.C Masclet, 1989 :360). C’est donc un pouvoir très large qui existe même sans texte. Il permet au juge électoral de procéder à des annulations partielles des résultats en vue de les rectifier, sans qu’aucune disposition légale ne lui confère cette compétence. Dès lors, le juge électoral peut
« non seulement annuler des élections irrégulières mais aussi, et c’est plus singulier, réformer, c’est-à-dire réviser, rectifier, les résultats du scrutin, ce qui peut le conduire à annuler l’élection d’un candidat, à proclamer élus des candidats » irrégulièrement écartés (Maligner, 2007 : 908). De fait, c’est certainement instruit de cette compétence dont il dispose que le juge électoral ivoirien en a fait usage dès 1995.

La réformation des résultats est d’ailleurs préférée à leur annulation totale en cas de fraude avérée (Favoreu et Philip, 2005 : 212,). Elle est considérée comme une sanction efficace pour combattre la fraude électorale. Dans ces conditions, les actes frauduleux perpétrés par la rébellion armée en faveur d’un candidat, les agressions physiques enregistrées, le tout corroboré par les rapports des nombreux observateurs qui se sont déployés à l’occasion du scrutin ont pu valablement fonder la décision du juge de mettre en œuvre son pouvoir de réformation.

Mais au-delà de la question du fondement juridique de la décision du juge, il convient de se pencher sur celle de l’opportunité même de l’annulation totale de l’élection présidentielle.

De l’opportunité de l’annulation totale de l’élection du 28 novembre

L’article 64 du Code électoral énonce qu’en cas d’annulation totale prononcée, un nouveau scrutin est organisé « …au plus tard quarante cinq jours à compter de la date de la décision du Conseil constitutionnel ». La question qui se pose est de savoir si une nouvelle élection aurait pu raisonnablement être organisée dans le délai imparti, si le juge avait opté pour une annulation totale de l’élection présidentielle.

La question est d’autant plus pertinente que les irrégularités et fraudes relevées ont été favorisées ou exacerbées, selon la décision du juge, par l’implication dans la fraude de la rébellion armée qui contrôle une partie du territoire. En quarante cinq jours, un désarmement maintes fois réclamé, annoncé, mais jamais accompli était-il réalisable ? Autrement dit, les conditions qui ont favorisé la perpétration des graves irrégularités pouvaient-elles disparaître dans le délai imparti pour l’organisation d’une élection plus conforme aux exigences démocratiques ? Que se passerait-il si au bout du délai imparti les conditions ne changeaient pas ? La Côte d’Ivoire ne courrait-elle pas le risque de se retrouver dans une impasse juridique susceptible de constituer un terreau pour des troubles éventuels dans le contexte de crise?

Il convient d’ailleurs de rappeler qu’en 2005 déjà, le Conseil constitutionnel avait rendu une décision qui ordonnait l’arrêt des opérations électorales du fait de l’atteinte à l’intégrité du territoire (Décision n°2005-011/CC/SG du 28 octobre 2005). Cette décision, fondée sur l’article 38 de la Constitution, à elle seule, suffisait pour faire du désarmement de la rébellion le préalable à l’organisation de nouvelles consultations électorales nationales. Si elle n’a pas réussi à s’imposer aux acteurs politiques, quelle force juridique supplémentaire aurait eu une nouvelle décision du Conseil constitutionnel qui soumettrait la reprise de l’élection présidentielle au désarmement?

Et pourquoi la rébellion aurait-elle accepté subitement de désarmer, à ce moment-là ? Indiquons à cet effet que depuis 2002, la seule obligation mise à la charge des rebelles à travers les différents accords de paix a toujours été le désarmement. Plus de huit ans après, l’on est obligé de faire le constat que ce seul engagement pris par les rebelles n’a jamais été tenu, en dépit de nombreuses concessions qui leur ont été faites. Citons pêle-mêle leur participation au gouvernement avec en prime un poste de Premier ministre et deux ministères d’Etat, l’amnistie, les réformes juridiques relatives à la nationalité, à l’identité, au régime foncier, au régime électoral, à l’éligibilité, au financement du Rdr, à l’octroi de grades aux soldats de la rébellion etc.
D’ailleurs, les reports successifs du scrutin de 2005 s’expliquaient essentiellement par le souci d’achever les procédures enclenchées pour satisfaire les desiderata des rebelles.
En considération de tous ces éléments, une interrogation peut être formulée : combien d’élections va-t-on reporter ou organiser du fait de la rébellion ? Manifestement, une décision d’annulation totale de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 ne semblait pas pertinente. Pis, elle était porteuse de graves incertitudes sur la stabilité de l’Etat.

Au total, dans la logique d’une jurisprudence dont il a lui-même jeté les bases, le juge électoral ivoirien n’a pas procédé à une annulation totale dont l’opportunité demeure douteuse. Au contraire, il a mis en œuvre son pouvoir de réformation qui lui est juridiquement reconnu, à travers l’annulation partielle du scrutin et le « redressement » des résultats.

Docteur Pélagie Theoua-N’Dri, Enseignant-chercheur à l’Ufr des Sciences juridique, administrative et de gestion de l’Université de Bouaké.

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