Côte d’Ivoire: La lettre de Louise Arbour « La CEDEAO ne doit pas céder au chantage de Gbagbo »

Alors que les bombardements de la coalition occidentale en Libye et la crise humanitaro-nucléaire au Japon font de la crise ivoirienne un autre « conflit oublié », la juriste canadienne Louise Arbour, prend le temps de se pencher sur le cas ivoirien. Ancienne Haut-commissaire pour les droits de l’Homme de l’Organisation des nations unies, aujourd’hui à la tête d’une ONG internationale (International Crisis Group), elle lance un appel poignant à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) afin que l’organisation sous régionale prenne une action décisive avant qu’il ne soit trop tard. Ouestaf.com vous propose ci-dessous l’intégralité de son texte.

NOTA : les points de vue exprimés dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs

Par Louise Arbour*
Bruxelles, 22 Mars 2011
Excellences,
C’est avec une profonde inquiétude quant à l’aggravation de la situation sécuritaire en Côte d’Ivoire que nous nous adressons à vous afin de préconiser des efforts accrus pour arrêter la dérive du pays vers une véritable guerre civile, qui impliquerait probablement une épuration ethnique et d’autres atrocités de masse.
Le 10 mars 2011, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a clos le débat sur l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 en Côte d’Ivoire en endossant le rapport du panel de cinq chefs d’Etat qui a confirmé Alassane Ouattara comme seul président légitime du pays. Malheureusement, cette décision n’a guère contribué à mettre fin à la crise, puisque le régime en place y a répondu par de nouvelles attaques armées contre les soutiens d’Alassane Ouattara, et par une violente répression envers la population.
Des attaques contre des civils sont perpétrées quotidiennement, des cas de disparitions forcées, de viols et de torture continuent à être signalés, et le bilan humain dépasse de loin celui, confirmé par l’ONU, de 440 morts. Les combats entre les forces loyales au président en place, Laurent Gbagbo, et celles alliées à Alassane Ouattara se sont intensifiés, incluant l’usage d’armes lourdes, et les déplacements massifs de population, accompagnés de discours de haine et d’incitations à la violence, sont des indicateurs préoccupants d’une crise qui s’aggrave, ainsi que d’un risque d’épuration ethnique et d’autres crimes de masse. La Côte d’Ivoire n’est plus au bord de la guerre civile, cette dernière a déjà commen cé.
La Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), forte du soutien de l’Union africaine, devrait offrir à Laurent Gbagbo une dernière chance de départ pacifique tout en se préparant activement à évincer son régime par tous les moyens nécessaires avant qu’il ne soit trop tard. L’investissement massif de la communauté internationale dans la paix et la sécurité en Afrique de l’Ouest depuis près de deux décennies est aujourd’hui menacé.
Dans un rapport publié le 3 mars dernier, International Crisis Group a identifié trois scénarios à court terme : celui du  » pourrissement et de la division durable du pays « , celui de  » la crise sociale et de l’insurrection populaire  » et celui de  » la guerre civile « . Nous avions souligné que le scénario de la guerre civile accompagnée de massacres de civils était le plus probable et que la situation en Côte d’Ivoire constituait une menace grave et imminente pour la paix et la sécurité de toute l’Afrique de l’Ouest. Malheureusement, les faits sur le terrain sont en train de nous donner raison.
Nul ne doit être induit en erreur par l’appel de Gbagbo au dialogue inter-ivoirien et à la fin des violences, délivré le 18 mars par le porte-parole de son gouvernement non reconnu. Le président sortant n’a pas reconnu de façon claire et définitive la victoire électorale d’Alassane Ouattara, et le jour suivant, le ministre de la Jeunesse du régime Gbagbo, Charles Blé Goudé, a appelé les jeunes ivoiriens à s’enrôler massivement dans l’armée  » pour libérer la Côte d’Ivoire des bandits « .
Le futur que Gbagbo propose à son pays se résume à la guerre, à l’anarchie et à une violence aux dimensions xénophobes, ethniques et religieuses. La télévision publique ivoirienne, qui est contrôlée par le régime sortant, a diffusé récemment des images de corps de rebelles, décrits comme des ressortissants d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, nommément le Burkina Faso, le Sénégal et le Mali. Dans un contexte où la population est endoctrinée depuis des années par une rhétorique xénophobe, cela constitue une invitation ouverte à des représailles sur les communautés immigrées.
La CEDEAO ne doit pas céder au chantage de Gbagbo. La sécurité physique et économique des ressortissants d’Afrique de l’Ouest vivant en Côte d’Ivoire ne sera jamais garantie par un régime qui manipule une rhétorique de solidarité avec les  » pays frères  » tout en menaçant leurs citoyens, et qui déchaine des milices pour terroriser tous ceux qui ne le soutiennent pas. Toute l’Afrique de l’Ouest court le risque d’être gravement fragilisée par le retour à la guerre civile en Côte d’Ivoire et par la désagrégation de son gouvernement central. La CEDEAO doit maintenant prendre des mesures politiques et militaires décisives pour empêcher l’émergence d’une crise beaucoup plus grande.
Excellences, lors de de votre réunion les 23 et 24 mars à Abuja , nous vous invitons à :
• demander au Haut représentant qui doit être nommé par le président de la Commission de l’Union africaine d’offrir une dernière chance au président sortant de partir dignement avec des garanties de sécurité, et d’exiger une réponse immédiate de sa part ;
• décider de la création d’une mission militaire dont l’objectif serait de permettre à la communauté régionale de protéger, aux côtés des forces de l’ONUCI, toutes les populations résidant en Côte d’Ivoire dans le cas très probable d’une explosion de violences massives ; de soutenir l’action militaire et les décisions qui pourraient être prises par la CEDEAO en fonction de l’évolution de la situation dans les mois à venir ; et d’aider le président Ouattara et son gouvernement à assurer leur autorité sur l’ensemble des Forces de défense et de sécurité et à contrôler l’intégralité du territoire ;
• demander au Conseil de sécurité des Nations Unies d’examiner des mesures d’urgence qui pourraient prendre la forme d’actions militaires préventives menées par l’ONUCI afin de protéger plus efficacement les populations civiles, comme de neutraliser les moyens de mobilité des forces armées impliquées dans des attaques aveugles à l’arme lourde à Abidjan ;
• demander au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine et au Conseil de sécurité des Nations Unies d’adopter des sanctions individuelles à l’encontre des personnes qui rejettent la décision du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine datée du 10 mars 2011, qui sont responsables d’attaques délibérées contre des civils, qui appellent ouvertement à la violence, ou qui sont responsables de la diffusion dans les médias audiovisuels et écrits de messages incitant à la haine et à la violence.
La CEDEAO a joué un rôle clé depuis le début de la crise ivoirienne. Son leadership est plus important que jamais. Depuis le 28 novembre 2010, les efforts de Laurent Gbagbo pour se maintenir au pouvoir ne laissent plus aucun doute sur la menace grave que son régime représente pour la paix et la sécurité dans toute l’Afrique de l’Ouest. Le coût de l’inaction est désormais beaucoup plus élevé que celui de la prise de mesures politiques et militaires fortes.
Avec notre plus haute considération,

b[*Louise Arbour est présidente de l’International Crisis Group ]b

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