Lettre Ouverte à Toh- Bi Emmanuel « Oui, désethniciser la politique, mais s’auto-désethniciser d’abord »

Lettre Ouverte

Par Dr David N’goran

Cher collègue,

En lisant mes journaux du matin comme à mon habitude, j ‘apprends que tu participes à des tribunes de réflexion dont la dernière en date est rapportée par le quotidien L’intelligent d’Abidjan en sa parution du mercredi 15 juin 2011 sous le titre : « Reconstruction nationale/Dr Toh Bi Emmanuel, Écrivain-poète: « Il importe de désthniciser la politique ». Sous la plume de David Yala. le journaliste qui rapporte tes propos, tu nous apprends que « le travail consciencieux et acharné devrait être la nouvelle éducation à inculquer au citoyen ivoirien pour qu’il devienne moralement meilleur, et qu’il parvienne ainsi à briser la réclusion ethnique, jadis génétique ». Il paraît qu’à cette occasion, tu as regretté ceci « d’Houphouët à Bédié les Baoulé ont totalisé 50 ans de pouvoir qui n’ont pourtant pas hissé ce groupe social au firmament de la vie sociale…et de 2000 à 2010, les bétés ont totalisé 10 ans de pouvoir sans qu’ils s’en sortent plus épanouis » avant de conclure que « le salut réside dans le travail et non l’ethnie. ».
Vois-tu cher collègue, j’aurais bien aimé pouvoir te féliciter pour ces belles paroles. Hélas je ne puis le faire pour la simple et bonne raison que ces propos parlent d’eux-mêmes en te faisant prendre au piège de ton propre discours.

Tu exposes sur la place publique ce qui fait ta culture politique, et partant, celle de plusieurs de nos collègues universitaires, lesquels, malgré leur aptitude à psalmodier les formules convenues, ne sont jamais parvenus à transcender le réflexe primaire de l’appartenance au clan ou à la communauté d’origine. Je revois en effet une brève discussion que nous menions toi et moi, avant de vite l’interrompre pour qu’elle ne vire pas au pugilat. C’était bien avant le second tour des élections présidentielles. Tu m’avais interpellé avec l’air apeuré, mêlé de fureur de ceux qui criaient que notre pays était en danger, et qu’il fallait le sauver de la main des envahisseurs, ces « étrangers » venus nous déposséder de la terre de nos ancêtres. Je n’entrerai pas dans les détails du sujet pour qu’en ces temps de grande insécurité, tu ne vives pas le sort qui fut le nôtre, nous autres, dans cet espace universitaire de Cocody, devenu le foyer par excellence de la pensée unique. Peux-être l’ignores-tu, mais des collègues-amis et moi-même étions inscrits sur une liste noire ou rouge (c’est selon), de la Fesci, l’hydre du pouvoir FPI, car déclarés « ennemis de la république » avec la complicité d’autres collègues-militants dont la pourriture mentale défie tout qualificatif.

Sais-tu quel était notre tort? Exactement ce que je te disais ce jour de notre petite causerie et que tu semblais ne pas comprendre, à savoir que ce qui fait office de « discours ivoirien » en général était piteusement tribal et xénophobe! Et que le mythe Ouattara, l’incarnation de l’humain dégénéré, l’autre nom du cancrelat et autres blattes scélérates en ce contexte de haine n’était qu’une invention. Autrement dit, ce discours qui vous gonflait de tant de mensonges et de pestilences n’avait rien à avoir avec la réalité objective. Il remplissait une fonction de puissante arme miraculeuse servant juste à un groupe politique engagé rageusement dans une logique de confiscation du pouvoir d’État.
Te souviens-tu cher collègue, m’avoir dit qu’en correspondance avec l’affection que tu me portais, tu te sentais très déçu de ma position?
Alors, dis-moi, toi qui as la chance d’être à la fois « universitaire, intellectuel, écrivain-poète »: « pourquoi des poètes en tant de détresse »? Ne sont-ils pas , comme dit Heidegger, relisant Hölderlin, « ceux des mortels qui ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace et tracent aux mortels leurs frères, le chemin du revirement »? (Heidegger, 1980; 327) Ne voilà-t-il pas pourquoi, « au temps de la nuit du monde le poète dit le sacré » [je dirais la vérité]?

Quel genre de poète es-tu pour ne pas avoir compris que la culture ivoirienne, fondamentalement rhizomatique, était devenue une affaire d’ « identité racine » exprimée sur fond d’opposition exclusion/inclusion avec toutes les conséquences que cela suppose? Comment en es-tu venu à privilégier une pensée politique aussi nocive que le « Eux-Nous » au détriment d’une poétique de la relation?
Selon quelle rationalité productive es-tu entré en concert avec tous les loups qui hurlaient de nuit comme de jour à la recherche de leur proie stigmatisée « l’Autre, la différence, l’erreur, la folie, l’imperfection»?
Pourquoi as-tu laissé cette belle problématique de la relation qu’affectionnent tous les grands poètes, être régentée par les catégories hégéliennes de la totalité, de la particularité et de la vie, lesquelles, comme dit Mbembe, sont culminées dans la pensée de « la conscience de soi »? Ne savais-tu pas que la conscience de soi, dans son actualisation raide, particulariste et totalitaire, dit à peu près ceci : « ma vie est particularité, ma particularité est totalité, ma totalité est vie, (…). La conscience de soi, l’identité avec soi-même : tout cela est érigé au statut de « royaume natal de la vérité ». Quant à la différence (…), ce ne peut-être que l’envers de tout ce que je suis : l’erreur, la folie (…) seul compte donc la tautologie immobile du « je suis je » .?(Mbembe, 2000; 244)

Pour le reste, je respecte bien ton statut d’ « universitaire, intellectuel ivoirien» dont l’histoire commence toujours par l’incohérence, pathologie profonde du sujet postcolonial en général.
Pour cette raison, quand tu proposes cette malheureuse gille ethniciste de la vie sociopolitique en postulant que le président de la république incarne le pouvoir de son groupe ethnique sous la forme sophistique du [Houphouët, Bédié = pouvoir baoulé, Gbagbo = pouvoir bété], tu ne fais pas œuvre de scandale, tant notre université aura été depuis longtemps le laboratoire de cette ethno-méthodologie. Celle-ci, on le sait, a bien assuré la production et la diffusion des thématiques politiques ou des imaginations qui leur correspondent, à savoir, du discours académique sur l’ethnonyme, à forte résonance ethno-politique ( akanité, ivoirité, malinkitude, bétéisation etc.) aux entités politiques constituées sur fond de géopolitique ethno-régionaliste (indépendantisme, sécession, rébellion, Nord, Sud).

L’incohérence tient lieu d’une « illusion scolastique », telle qu’elle habille d’académisme le produit de phantasmes personnels proposés par les politiques et/les enseignants, occupant principalement les loges de notre université, d’où sont, de toute façon, issus les acteurs principaux de la plupart de nos crises, que ce soit celle du 19 septembre 2002, ou notre idiote conflagration née des élections du 28 novembre 2010.
L’incohérence s’incarne, par endroits, dans cette pensée louche, qui paraît désigner une chose, tandis qu’elle en désigne une autre, au point de faire dire des choses qu’on ne pense pas et penser ce qu’on ne dit pas.
L’incohérence est au fondement de la mésaventure d’un certain Gilbert Aké Ngbo, professeur agrégé de sciences économiques, ayant accepté d’être premier-ministre de son ami Gbagbo dont il n’ignorait pourtant pas la défaite aux élections.
L’incohérence représente des modèles universitaires et intellectuels inquiétants comme Jacqueline Oble, Professeur agrégé de droit, candidate malheureuse, devenue ministre et porte-parole d’un gouvernement dont la carte consistait à jouer de la force brute pour se maintenir au pouvoir.
L’incohérence, c’est l’énergie motrice de la démarche de Sery Bailly Zacharie, Professeur titulaire de littérature anglophone, idéologue et thuriféraire sournois de l’État tribal se faisant missi dominici aux lendemains des élections afin d’expliquer à la confrérie des dictateurs africains le bien fondé d’un exercice aussi rétrograde que la confiscation du pouvoir en ce XXIè siècle.
L’incohérence, c’est la métaphysique de Yao Paul N’dré, professeur agrégé de droit, l’homme par qui le scandale est arrivé, jetant son dévolu sur « Satan » afin de se dédouaner de ses turpitudes.
L’incohérence enfin, c’est l’éthique qu’affectionne un très grand nombre de collègues universitaires dont l’âge et les titres académiques devraient inspirer sagesse et lumière en ce pays de l’obscurantisme, lesquels ont choisi de se faire complices d’un acte aussi nauséeux de brigandage politique au nom d’une fratrie de caverne posée comme degré zéro de l’idéal nationaliste.

Pour tout ceci cher collègue, tu peux continuer de dire une chose aujourd’hui et une autre le demain, selon la position des astres, sans même savoir que tu dis la même chose, puisque l’incohérence est notre éthique commune au point de faire de l’intellectuel africain «un mensonge vivant » comme disait Sartre dans un autre cadre.
Mais n’oublie pas, à l’occasion de tes nombreux délires que notre crise a fait au moins 5000 morts, victimes, sans doute des armes lourdes de Gbagbo Laurent, mais aussi et surtout d’une idéologie aussi puante que cet ultra-nationalisme de tendance ethnique, tribal et régionaliste que vous portez à bout de bras. N’oublie pas que de par ta position tu es aussi responsable de cette expérience hideuse du vote des bêtes sauvages dont parlait le romancier, celle qui nous a conduit inéluctablement au cœur de la grande nuit! Il s’agit à présent d’en sortir, en commençant, bien sûr par s’auto-désethniciser, en mettant fin au simulacre.

Dr David N’goran

Comparatiste, Politologue
nkdavid2001@yahoo.fr

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