« La survie de Ouattara est liée à sa capacité à rétablir un Etat de droit »

Alassane Ouattara lors d'un discours au palais présidentiel d'Abidjan, 12 mai 2011. REUTERS/Thierry Gouegnon

Spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, l’universitaire Christophe Bouquet analyse des conditions d’une sortie de crise à Abidjan. Auteur de «Géopolitique de la Côte d’Ivoire», il est l’un des meilleurs connaisseurs des réalités de ce pays. Interview.

Source: Slate Afrique –

Qui détient vraiment le pouvoir en Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara ou son Premier ministre Guillaume Soro?

Christian Bouquet – Posée ainsi, la question induit une réponse mesurée, voire modulée. La légitimité du pouvoir se trouve chez Alassane Ouattara, élu président de la République à l’issue d’un scrutin démocratique que personne ne conteste plus guère. Il est donc implicitement le président de tous les Ivoiriens (ce que n’aurait pas été Laurent Gbagbo puisque le Conseil constitutionnel avait annulé les votes de 13 % de la population lors de la présidentielle de novembre 2010). De plus, depuis qu’il exerce effectivement sa fonction, Alassane Ouattara s’est entouré d’une équipe rapprochée qui lui assure progressivement l’autorité effective sur tous les secteurs. Un hebdomadaire titre même sur «l’hyper-président».

Cependant, certains pensent que la réalité du pouvoir se trouve plutôt chez Guillaume Soro au motif qu’il a (ou aurait) orchestré la descente des ex-rebelles sur Abidjan (la capitale économique) et permis ainsi à Alassane Ouattara d’occuper de facto le fauteuil de président. Et il est vrai que Guillaume Soro est à la fois Premier ministre et ministre des Armées. De ce fait, il occupe le devant de la scène dans des secteurs sensibles comme la réorganisation des armées, la lutte contre les exactions et le racket, et quelques autres missions qui, pour la plupart, ne le rendront pas forcément populaire.

Pour autant, il ne fait probablement qu’appliquer les directives du président. On notera d’ailleurs que les personnalités civiles et militaires qui —dans un processus anachronique— ont «fait allégeance» au nouveau pouvoir après avoir soutenu le précédent, sont allés s’incliner devant Alassane Ouattara.

Enfin, Guillaume Soro sait qu’il a été positionné là où il est pour remettre la Côte d’Ivoire sur les bons rails d’ici aux législatives. Il sera remplacé ensuite. S’il a échoué dans sa tâche, son avenir politique s’assombrira. Son intérêt est donc d’être loyal, d’autant plus qu’il traîne derrière lui l’image d’un rebelle qui a tenté un coup d’Etat en 2002…

Slate Afrique – Alassane Ouattara a-t-il les moyens de faire appliquer sa politique?

C.B. – Là encore, il faut distinguer les moyens à mettre en œuvre. S’il s’agit des moyens financiers, il semble évident que les bailleurs de fonds ne seront pas chiches de leur aide, car les enjeux portés par la Côte d’Ivoire sont énormes: il y va, d’une part, des équilibres de la sous-région et, d’autre part, du redémarrage de la machine économique ivoirienne, qui implique quelques grands groupes multinationaux (eux aussi prêts à contribuer). S’il s’agit des moyens politiques, ce sera sans doute un peu plus difficile car il n’est pas certain que tous les acteurs soient convaincus de devoir se mettre au service de la collectivité. Enfin, s’il s’agit des compétences nationales, elles existent certes mais sont-elles prêtes à se mobiliser de manière désintéressée pour une grande cause nationale?

Les chances d’Alassane Ouattara sont à rechercher dans sa réputation d’économiste capable de piloter le redressement du pays. Il avait fait ses preuves en tant que premier Ministre d’Houphouët au début des années 1990. Mais c’est de cette époque que date son impopularité, car il avait dû prendre des mesures drastiques. Or, une fois la période de grâce écoulée, il va devoir appliquer une politique de rigueur.
Question d’autorité de Ouattara

Slate Afrique – Qui conduit la réforme de l’armée? Ouattara peut-il démobiliser ceux qui l’ont porté au pouvoir?

C.B – Nul doute qu’elle est portée par Guillaume Soro, sinon il n’aurait pas été reconduit au poste de Premier ministre et ministre des Armées. En effet, il ne faut pas perdre de vue qu’une promesse de campagne d’Alassane Ouattara était de confier la première fonction à un membre du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire). Mais attention: avant de réformer l’armée, il faut d’abord régler le problème des ex-rebelles placés depuis le 17 mars 2011 sous l’uniforme des FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire), et c’est probablement cette tâche qui revient plus particulièrement à Guillaume Soro, et à l’homme davantage qu’au ministre.

Inscrites dans tous les accords internationaux qui ont suivi la partition de 2002, les opérations de démobilisation ont toujours échoué. On serait donc fondé à être pessimiste, mais la situation a changé depuis le 11 avril 2011, dans la mesure où il n’y a plus qu’un groupe à désarmer, démobiliser et réinsérer (DDR): les ex-rebelles. Car les miliciens gbagbistes semblent avoir été débandés.

Il «suffit» donc de reprendre les termes de l’APO (Accord politique de Ouagadougou de 2007) et les chiffres d’intégration qui avaient été négociés dans la foulée pour savoir combien d’hommes seront versés dans la nouvelle armée (et les autres corps habillés) et combien devront passer par le processus DDR. Il faudra également récupérer les fonds prévus à cet effet, et veiller à ce qu’ils ne soient pas détournés. Dans ce cas comme dans d’autres, cela dépendra du retour de l’honnêteté dans le climat général.

Quant au dernier terme de la question (Alassane Ouattara peut-il démobiliser ceux qui l’ont porté au pouvoir?) il mérite d’abord une réponse politique: ce sont les électeurs ivoiriens qui ont porté Ouattara au pouvoir, et s’il a fallu un appui militaire pour qu’il y accède effectivement, on peut considérer —sauf à imaginer que sa prise de pouvoir fut un coup d’Etat militaire— que celui-ci a été apporté par des troupes régulières (les FRCI, créées le 17 mars) au service d’un pouvoir légitime. Cette vision des choses peut sembler jésuitique, mais elle s’inscrit dans la logique du discours démocratique dont ne doit jamais s’éloigner Alassane Ouattara.

Slate Afrique – Les ex-rebelles reconnaissent-ils l’autorité de Ouattara?

C.B – La catégorie des ex-rebelles recouvre plusieurs sous-groupes. Il y a, d’une part, ceux qui ont déjà regagné leurs lieux d’origine et ceux qui attendent d’être soit intégrés dans la nouvelle armée soit démobilisés et réinsérés. Et il y a, d’autre part, ceux qui ont pris goût à la vie transgressive qu’ils mènent parfois depuis près de dix ans à l’ombre des kalachnikovs, ne reconnaissant que l’autorité de ces seigneurs de guerre qu’étaient devenus les anciens com-zones [ex-chefs rebelles]. La question concerne donc d’abord ces derniers.

Depuis la mort de l’ex-sergent chef Ibrahim Coulibaly (devenu général par auto-promotion), les anciens com-zones sont probablement moins tentés de faire eux-mêmes la loi. L’un d’eux (Fofié Kouakou) est d’ailleurs toujours sous le coup de sanctions de l’ONU, et certains autres —sinon tous— devront un jour ou l’autre rendre des comptes sur les exactions, les détournements, voire les tueries dont ils sont soupçonnés. Les dossiers sont parfois lourds dans la zone Nord. Alassane Ouattara détient donc la clé de leur sérénité d’esprit et de leur avenir personnel.

SlateAfrique – Reconnaissent-ils celle de Guillaume Soro?

C.B – Peut-être à un moindre degré, car même si les ex-rebelles ont toujours été en marge de la légalité, ils ne peuvent trouver d’autre légitimité à Guillaume Soro que celle de s’être proclamé secrétaire général des Forces nouvelles en 2002. Car il n’est ni militaire, ni élu du peuple, et même s’il est présentement leur ministre de tutelle, ils ont bien compris qu’il s’agissait d’une situation purement conjoncturelle.
Pour une opposition crédible

SlateAfrique – Les organisations de défense des droits de l’homme affirment que des exactions ont encore lieu. Alassane Ouattara a-t-il les moyens d’y mettre un terme? Et de faire juger les auteurs des crimes les plus graves?

C.B – Si Alassane Ouattara n’est pas en mesure de mettre un terme aux exactions et d’en faire juger les auteurs, il est politiquement mort. Sa survie est liée précisément à sa capacité à rétablir un Etat de droit, et cela ne se fera que de manière impitoyable.

Cependant, il faut aussi catégoriser les exactions selon leur nature. Toutes doivent être punies, mais si les assassinats de civils à titre de représailles, voire simplement destinés à établir un climat de terreur, doivent être traités immédiatement avec la plus grande rigueur et sans appel, d’autres cas sont souvent liés à des conflits fonciers anciens sur lesquels il faudra simultanément se pencher, car il y va de l’avenir de la réconciliation nationale et de la simple cohabitation sur un même territoire. C’est-à-dire de l’unité nationale.

SlateAfrique – Ouattara peut-il garantir une justice équitable pour les partisans de Gbagbo et même juger ou faire juger (par la Cour Pénale Internationale) ses propres partisans?

C.B – La réponse va dans le même sens: si Ouattara ne réussit pas à imposer une justice équitable, donc le même traitement pour tous les coupables, qu’ils soient de son bord ou de l’autre, il n’aura aucun avenir politique. Pire: il fera douter des valeurs élémentaires de la démocratie, car depuis son élection il est considéré comme le président de tous les Ivoiriens.

SlateAfrique – Que va devenir le FPI (Front populaire ivoirien, l’ex parti de Laurent Gbagbo). Une aile modérée peut-elle constituer une opposition crédible?

C.B. – L’avenir du FPI semble d’abord lié aux appétits respectifs des héritiers, réels ou autoproclamés, de Laurent Gbagbo. Il est intéressant de noter que, depuis la mise aux arrêts de l’ancien chef de l’Etat, plusieurs tendances s’affrontent dans un débat qui rappelle le début des années 2000, lorsque certains cadres du PDCI affirmaient qu’ils «n’avaient pas une culture d’opposition», et s’interrogeaient sur le meilleur moyen de perdre le moins possible de leurs avantages.

En se déterminant clairement contre la formule du gouvernement d’union nationale, Mamadou Koulibaly pourrait faire entrer la Côte d’Ivoire —sans doute inconsciemment— dans le moule du modèle démocratique à l’occidentale: ceux qui gagnent gouvernent et ceux qui perdent s’opposent.

Reste alors à savoir ce que signifie «opposition crédible». Actuellement, les partis ne se distinguent guère par des projets de société bien différenciés. Théoriquement «socialiste», le FPI pourrait, s’il retrouvait les valeurs attachées à cette idéologie, défendre les principes d’une économie plus sociale, voire plus solidaire avec une meilleure redistribution des richesses. Pour l’heure, il ne dispose pas de théoriciens clairement inscrits dans cette tendance, et Mamadou Koulibaly —si l’on en juge par ses ouvrages et articles— est un ultra-libéral qui s’est trompé de parti.

SlateAfrique – La disparition du FPI est-elle souhaitable?

C.B – Pourquoi disparaîtrait-il, sinon pour se reconvertir sous un autre nom? Ce qu’il faut éviter, c’est que le RHDP [le Rassemblement des Houphétistes pour la démocratie et la paix, alliance du PDCI de Henri Konan Bédié et du RDR d’Alassane Ouattara] retrouve des réflexes de parti unique. Mais c’est peu probable car, d’une part, le processus démocratique semble avoir franchi un point de non-retour et, d’autre part, les composantes du parti houphouëtiste ont conservé une certaine autonomie.

Propos recueillis par Pierre Cherruau

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