Esquisse explicative du transferement de Laurent Gbagbo à la CPI

EISA – Promoting Credible Elections and Democratic Governance in Africa
EISA has a new name: Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa (EISA)
EISA a un nouveau nom: Institut Electoral pour une Démocratie Durable en Afrique (EISA)

INTRODUCTION

Le dernier processus électoral en Côte d’Ivoire a vu ce pays s’enfoncer dans une crise postélectorale inouïe dans son histoire démocratique liée au refus du Président Laurent Gbagbo de reconnaître les résultats tels que proclamés par la Commission Électorale Indépendante (CEI) et certifiés par les Nations unies. Les corollaires du point de vue économique, politique mais aussi humanitaire sont des plus graves. En effet, avec environ 3000 morts enregistrés, cette crise qui a pris fin avec l’arrestation le 11 avril 2011 du président sortant est l’une des plus meurtrières qu’ait connu cette République d’Afrique de l’Ouest, posant ainsi la question de la responsabilité des différents acteurs et parties prenantes quant aux atrocités commises. Et de fait, depuis le 29 novembre 2011, l’actualité politique ivoirienne a connu un rebondissement nouveau avec le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Cour Pénale Internationale (CPI). Cette action qui intervient à environ douze jours des élections législatives prévues le 11 décembre 2011 et en plein processus de réconciliation nationale ne laisse de soulever des questions quant au sens qu’elle pourrait avoir au regard d’un tel processus. En effet, comment interpréter l’attitude des autorités ivoiriennes alors que la mouvance politique est à la réconciliation des fils et filles du pays et au retour des exilés pro-Gbagbo ?

En notre sens, trois niveaux de signification pourraient être trouvés – sans toutefois épuiser la question – à ce transfèrement au regard du processus politique en cours. En effet, il pourrait s’agir pour le président Ouattara de mettre le FPI et ses cadres face à leur destin politique tout en favorisant l’ouverture d’une page nouvelle de la vie politique nationale. Au-delà, il s’agit aussi et surtout d’assurer à l’ex-Président les garanties d’un procès juste.

I/ METTRE L’OPPOSITION FACE A SON DESTIN POLITIQUE

Depuis leur chute, de nombreux militants, sympathisants et cadres de l’ex-parti au pouvoir n’ont jamais cessé de croire en un retour dans la vie politique ivoirienne de leur mentor. Pis, certainement sous l’influence de certaines «illuminations prophétiques», certains croient encore à un retour au pouvoir de Laurent Gbagbo. Ces croyances pourraient expliquer notamment la réticence des cadres du Front Populaire Ivoirien (FPI) à emprunter le train du processus politique en cours. En effet, subordonnant toute participation à ce processus à la libération de leurs cadres incarcérés à travers le pays, notamment Laurent Gbagbo, la direction actuelle du FPI a, d’abord, boudé la main tendue du président Ouattara quant à la formation d’un gouvernement d’union ou d’ouverture. Ensuite, persistant dans sa logique et ce, malgré toutes les initiatives en vue du contraire, l’ex-parti au pouvoir va poser plusieurs préalables à sa participation aux Législatives du 11 décembre dont l’ultime est la libération de Laurent Gbagbo. Une telle attitude qui prive le scrutin d’un certain aspect inclusif et compétitif est de nature à consacrer – bien malheureusement – un cadre politique monolithique et unipolaire avec une prééminence Houphouetiste . Par son absence du futur hémicycle, elle pourrait surtout priver l’ex-parti au pouvoir d’un moyen important d’influencer les politiques nationales. Au surplus et enfin, refusant de faire amende honorable, les leaders frontistes n’ont eu de cesse que de soutenir qu’aucune réconciliation en Côte d’Ivoire ne pourrait se faire en dehors de l’ex- maître du Palais. Ceux-ci lient de ce fait la réconciliation à la libération et la pleine participation de Laurent Gbagbo. Sûrement excédé par l’attitude de son opposition assimilée à un chantage et un manque d’humilité et de repentance, Ouattara a entendu couper court à tout espoir d’un retour de leur leader formé par les cadres FPI en accélérant le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Cour Pénale Internationale. Il prive ainsi ces cadres de la branche à laquelle ils étaient agrippés. Un tel transfèrement pourrait avoir pour effet de mettre l’opposition du FPI et ses leaders devant ses responsabilités en les soumettant à une équation existentielle consistant à s’interroger sur la suite à donner à leur engagement politique. A ce stade deux options devraient s’offrir à eux :

– Perdurer dans la dynamique – suicidaire à terme – de lier leur vie et avenir politique à la relaxe de leur mentor. Ce qui aurait pour effet de sonner leur auto-marginalisation de la vie politique nationale et même leur mort politique ;
– Se résigner à assumer un destin personnel ou collectif sans Laurent Gbagbo et cela, dans ou en dehors des cadres de l’ancien parti au pouvoir, le Front Populaire Ivoirien (FPI).

Cette deuxième option semble la plus plausible même si, des réactions consécutives au transfèrement de Laurent Gbagbo, il ressort que certains partis alliés du Congrès National de la Résistance pour la Démocratie (CNRD) ont retiré leur participation aux législatives prochaines et que la direction du FPI a officiellement annoncé son retrait du processus de réconciliation nationale. L’on pourrait se demander sans risque de se tromper jusqu’à quand resteront-ils dans pareille logique et quelles pourraient en être les retombées à terme pour eux. En effet, le risque demeure grand d’un nouveau schisme en leur sein sur la base des projets politiques personnels que pourraient nourrir certains cadres, exposant à terme le parti à une perte d’impact sur le jeu politique.

II/ TOURNER LA PAGE DE L’ERE GBAGBO

Ce deuxième point de la réflexion apparaît comme un pendant du premier. En effet, certains avaient souhaité que, si l’ex Président ivoirien devait être jugé, il le soit devant les juridictions ivoiriennes. La question de l’opportunité politique d’un tel argument au regard de la fragile stabilité du pays et de l’assise même du régime Ouattara se pose. Un procès de l’ex président devant les tribunaux ivoiriens aurait certainement réveillé et recristallisé les passions au sujet de l’homme et de son combat pour « la libération ». En effet, quoi qu’on puisse en dire, l’on doit reconnaître que Laurent Gbagbo compte encore en Côte d’Ivoire et même en dehors de nombreux sympathisants et autres dévots qui n’auraient pas manqué de faire d’un tel procès l’occasion d’une remise au goût du jour de la question de la légitimité du régime Ouattara et de certaines polémiques que le nouveau régime souhaite reléguer aux calendes grecques, replongeant le pays dans une tension préjudiciable au processus politique en cours. Il s’agit ainsi pour le Président Ouattara outre, le fait de se débarrasser définitivement d’un adversaire gênant, de renvoyer en quelque sorte la patate chaude même si le timing d’un tel transfèrement peut prêter à conjecture. Au surplus, la politique économique du gouvernement Ouattara doit être mise en parallèle avec ce dessein d’éliminer une fois pour toute « l’animal politique » qu’est Laurent Gbagbo. En effet, par le financement et le lancement de grands projets infrastructurels propres à relancer l’emploi et, au-delà, l’économie ivoirienne, il s’agit bien de priver les frontistes d’une arme majeure de leur politique : la jeunesse. S’il est acquis que le désœuvrement et le chômage qu’endure cette frange de la population l’ont rendue réceptive, au fil des années, aux chants des sirènes et au discours séditieux de certains chantres de la théorie du complot et de la libération véritable, son occupation et l’amélioration de ses conditions de vie devraient réduire significativement les risques de violence politique. Au-delà de mettre hors d’état de nuire un sempiternel adversaire politique, l’optique semble donc de faire oublier les pages sombres de la dernière décennie de l’histoire du pays.

III/ ASSURER LES CONDITIONS D’UN PROCES JUSTE

Le débat quant au fait qu’il aurait fallu, à la rigueur, juger Laurent Gbagbo devant les juridictions ivoiriennes est de nature à susciter l’interrogation. En effet, le juge ivoirien dispose-t-il du moyen légal nécessaire pour connaître des infractions les plus graves que sont le crime contre l’humanité et le crime de guerre ? Par ailleurs, aurait-il pu faire preuve d’assez de détachement et de distance vis-à-vis des faits (dont il a été, d’une manière ou d’une autre, l’une des victimes) et du politique (dont le poids et l’influence dans le système politique unipolaire qu’est celui de la Côte d’Ivoire actuelle est indéniable) afin de dire le droit suivant son intime conviction ? D’un autre côté, les conditions de détentions de l’ex-président, assigné au secret d’une résidence à Korhogo et rarement mis en situation de rencontrer ses avocats et donc d’organiser sa défense ne plaident-elles pas pour une disqualification de la voie judiciaire nationale ? Au-delà de l’émoi naturel – on en convient – suscité par le transfèrement d’un ancien chef d’État africain devant une juridiction internationale, il faut reconnaître que nulle autre voie, en matière d’administration d’une justice libre, ne peut exister, en l’état actuel de la vie politique ivoirienne, en dehors de la Cour pénale internationale. Encore qu’à ce stade du processus judiciaire l’ex-président n’est nullement coupable de quelque infraction que ce soit. Et au demeurant, la comparution devant une instance judiciaire peut tout aussi bien aboutir à un non-lieu, donc à la relaxe de l’accusé ; chose strictement hypothétique dans le cas d’un jugement en Côte d’Ivoire. Par ailleurs, une condamnation de Laurent Gbagbo et son incarcération à Rotterdam serait moins dramatique pour lui qu’un nouveau séjour dans les geôles de la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (MACA), haut de gamme en la matière en Côte d’Ivoire. Même s’il n’est dans le désir de personne de demeurer dans les fers, il faut convenir que le centre de détention de la Cour pénale internationale offre un standing carcéral digne du statut de l’homme et propre, au regard de la gravité et la cruauté des faits à sa charge, à susciter une indignation légitime des victimes et leurs ayants droit .

CONCLUSION

Le moins qu’on puisse dire au stade actuel du processus politique ivoirien c’est que le transfèrement de Laurent Gbagbo à la Haye n’a pas fini de faire gloser les uns et les autres. Mais il pose encore une fois, au-delà de toutes les considérations, la question de la responsabilité et de la justiciabilité des dirigeants politiques au regard des exactions et atrocités commises sur leur peuple. Le défi majeur pour une institution telle que la Cour Pénale Internationale, investie de la mission qui est la sienne au regard du processus politique en Côte d’Ivoire, est d’éviter la perception de favoriser une justice à double vitesse en faveur des vainqueurs. Il serait donc plus qu’utile que son action s’étende sans plus tarder aux autres acteurs proches du régime Ouattara et impliqués dans les atrocités dénoncées par les différentes organisations de défense des droits humains ayant enquêté sur la question ivoirienne. En effet, s’il est acquis que la réconciliation des fils et filles de la Côte d’Ivoire ne saurait s’accommoder d’impunité, il est tout aussi vrai et même nécessaire que tous sans discriminer répondent, au même titre, de leurs actes.

Auteur : Aimé K. KONAN
Fonction : Chargé de Programmes Élections, EISA Tchad
Contacts :
http://www.eisa.org.za

E-mail: konan@eisa.org.za
aimekonan2001@yahoo.fr

Commentaires Facebook

Les commentaires sont fermés.