Afrique: La souveraineté de l’Etat en question !

Depuis une vingtaine d’années, l’Afrique connaît une explosion de la religiosité qui se traduit par une multiplication spectaculaire des manifestations de la foi : les nouvelles Eglises chrétiennes fleurissent à tous les coins de rue, les grandes confréries islamiques se voient concurrencées par de puissants courants réformistes, de nouvelles croyances se développent en s’appuyant sur des cultes néotraditionnels ou des mouvements transnationaux. La concurrence peut parfois produire de violents conflits comme au Nord-Nigeria. Comment interpréter cette explosion religieuse qui prend l’allure d’un véritable mouvement social ? Ce dossier analyse des dynamiques religieuses contemporaines sous l’angle de la plurisation, analysée comme un double processus d’éclatement de l’offre et des pratiques cultuelles, mais aussi d’interactions renouvelées entre acteurs religieux.

Il pointe les logiques d’emprunt et de mimétisme qui amènent des mouvements à s’inspirer de leurs concurrents, mais aussi les stratégies de distinction nécessaires pour s’imposer dans un univers compétitif qui parfois susciter des tensions. A partir d’étude de cas portant sur des mouvements chrétiens, musulmans ou d’origine asiatique au Sénégal, au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Nigeria et à Madagascar, ce volume éclaire ainsi d’un nouveau jour les fils complexes qui se nouent ou dénouent entre forces religieuses en situation de pluralisme.

Sur le marché religieux yoruba, l’islam et le christianisme sont en compétition tout en s’influençant mutuellement – la principale influence au cours des trente dernières années venant du pentecôtisme -. L’article de J.D.Y. Peel (la School of Oriental and African Studies, University of London) étudie un éventail de réponses des groupes musulmans, notamment la Nasfat, le plus grand mouvement récent de l’islam yoruba. Il montre qu’en dépit des ressemblances entre la Nasfat et le pentecôtisme subsistent d’importantes différences, qui éclairent l’influence des traditions respectueuses des deux religions. Le mouvement de contestation mené par Andry Rajoelina contre le régime Ravalomanana au premier semestre 2009 a contribué à ériger la compétition entre l’Eglise Fpvm (Nouvelle Eglise protestante de Madagascar) et l’Eglise Kjkm (Eglise de Jésus-Christ à Madagascar) en une ressource de taille pour divers acteurs en lutte. En s’intéressant aux dynamiques que l’instrumentalisation de cette rivalité religieuse a nourries dans les champs du politique et du religieux, cet article souligne les enjeux dont la pluralisation religieuse peut être porteuse dans un Etat instable et travaillé depuis plus d’un siècle par un mouvement d’évangélisation.

L’article de Frédérique Louveau (du Centre d’études africaines) analyse les stratégies élaborées par Sukyo Mahikari, un mouvement religieux japonais, pour s’implanter sur la scène religieuse contemporaine pluralisée en Afrique de l’Ouest. Les logiques de mimétisme et de distinction qu’il met en œuvre pour s’attirer des adeptes provoquent des réactions chez ses concurrents. Ces relations concurrentielles, fondées sur un registre symbolique, créent des espaces invisibles pour les profanes mais qui influent sur les modalités d’implantation des mouvements religieux. L’Etat joue un rôle dans la reconfiguration de cette géographie religieuse locale, en soutenant certaines confessions ou en classant d’autres comme ‘sectes’, même s’il n’a pas toujours de politique vis-à-vis des religions. Sukyo Mahikari est un mouvement religieux japonais qui se trouve au cœur de la pluralisation africaine. Il cherche à s’implanter au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Sénégal.

L’article de Marie Miran-Guyon (du CEAF, EHESS) donne la parole à cinq guides religieux musulmans et chrétiens de la ville de Duékoué, dans l’Ouest ivoirien, où les pires tueries de la crise post- électorale ivoirienne se sont produites fin mars 2011. Dans ce contexte très sensible sur lequel la justice n’a pas encore fait toute la lumière, l’objet des entretiens n’a porté que sur le rôle qu’a pu jouer le facteur religieux dans la production ou l’effort de prévention de cette grave crise locale aux ramifications régionales, nationales et supranationales. Il ressort de ces témoignages que les guides religieux ont mené nombre d’actions concertées pour tenter de rétablir la paix sociale, sans pouvoir enrayer la marche morbide des événements. S’il y a eu des tensions et certaines violences interreligieuses à l’échelle méridionale (principalement contre la communauté musulmane), à Duékoué tout au moins, ces imans et hommes d’Eglise ont contribué au mieux de leurs possibilités, au vu des circonstances délétères, à empêcher que la flamme religieuse ne vienne embraser le conflit militaro-politique.

L’article de Carine Baxerres (Umr 216 (Université Paris Descartes) interroge le phénomène du marché informel du médicament qui prospère dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest. Les raisons de son développement sont analysées à partir d’une rétrospective, depuis l’époque coloniale, de la mise en place des circuits de distribution du médicament au Bénin, pays qui constitue ici une étude de cas. Le marché informel du médicament met en évidence, dès son émergence, les dysfonctionnements des systèmes de distribution pharmaceutique formels. Dans la période plus récente, à la faveur des mutations politico-économiques locales et globales, il illustre le désengagement de l’Etat en matière de distribution pharmaceutique et témoigne d’un processus de mondialisation ‘par le bas’. Son analyse permet ainsi de souligner les enjeux économiques et en termes de santé publique de la libéralisation actuelle de la distribution du médicament.

Dans ce numéro de la revue Politique Africaine figurent des lectures du livre de Brenda Chalfin, Néoliberal Frontiers. An Ethnography of Sovereignty in West Africa (Chicago, University of Chicago Press, 2010, 320 pages). L’étude de Chaflin se situe à l’intersection de trois domaines des recherches africanistes : l’étude des frontières, celle des bureaucraties africaines et celle de l’impact de la globalisation. C’est ce dernier qui se taille la part belle dans l’ouvrage. L’étude des frontières africaines, longtemps circonscrite par une géographie politique plutôt conventionnelle, se transforme aujourd’hui du fait d’un intérêt renouvelé pour les espaces liminaux, les régimes de régulation et les questions associées aux initiatives d’intégration régionale. L’ouvrage a des choses à dire sur les premiers points, moins sur le troisième.

Dans deux chapitres substantiels, Chaflin Service) au poste-frontière d’Aflao, porte d’entrée vers Lomé et point de passage d’une part considérable du commerce du littoral ouest-africain ne s’attarde pas sur le rôle de l’axe Aflao-Lomé dans l’économie régionale, ni sur les commerçants eux-mêmes. Elle ne s’arrête pas non plus en détail sur les quantités importantes de marchandises de contrebande qui contournent le poste de douane (l’aspect préventif du travail du Ceps n’apparaît que marginalement dans le texte, mais il est néanmoins important pour l’organisation). De même elle ne dit pas grand-chose sur la ville d’Aflao, ni sur la manière dont la population vit cette situation de frontière, hormis quelques réflexions fascinantes sur les Goro boys qui proposent leurs services de fixeurs et d’assistants informels.

L’intérêt de l’auteure porte sur la façon dont les douaniers travaillent au quotidien, classant les gens et les biens – qui affluent aux abords de cet étroit passage – par catégorie et appliquant ensuite le niveau de taxe approprié. Une problématique, parfois explicite, du savoir-pouvoir infuse le texte. Chaflin nous rappelle que d’importants espaces où s’exerce ce contrôle sont situés loin de cette frontière physique : à l’aéroport internationale de Kotoka et au port de Tema. Cette dimension spatiale de la souveraineté étatique demeure un domaine sous-étudié. L’auteure offre d’admirables descriptions de la façon dont les douaniers tentent d’interpréter des règles complexes et de rendre leurs routines quotidiennes intelligibles. Il y a un problème méthodologique à traiter le néolibéralisme comme une entité monolithique avant de découvrir qu’il est en pratique un ensemble hétéroclite. (Paul Nugent, Centre of African Studies, University of Edinburg).

C’est d’abord un ouvrage novateur, précieux, passionnant, dans ses descriptions minutieuses et talentueuses du fonctionnement quotidien des douanes au Ghana. Comme le dit Brenda Chalfin, ‘l’étude des bureaucraties est extrêmement sous-développée’ (p.51) en ce qui concerne l’Afrique. Derrière la souveraineté, c’est l’’Etaticité’ (Statehood…) qui intéresse surtout Brenda Chalfi. Jean-Pierre Olivier de Sardan éprouve un malaise. Celui-ci est dans le recours trop exclusif par l’auteur au néolibéralisme comme clé théorique ouvrant toutes les portes, autrement dit permettant de rendre compte de toutes ses données. Il manque des théorisations intermédiaires plus complexes, plus nuancées, plus variées. C’est une question qui mérite d’être développé. (…)

Neoliberal Frontiers, que le sous-titre présente comme ‘une anthropologie de la souveraineté en Afrique de l’Ouest’, traite exclusivement des douanes ghanéennes et des modalités au travers desquelles elles déclinent ce concept protéiforme de souveraineté. L’intérêt de ce livre, malgré l’antienne néolibérale peut-être superflue, est de décrire cette administration de souveraineté (les douanes) d’une manière complète, méthodique et innovante en la suivant sur son terrain. (Le point de vue d’Olivier Vallée).

Brenda Chalfin de l’Université of Florida n’a pas manqué de répondre aux critiques qui lui ont été adressées. Neoliberal Frontiers est avant tout un effort pour explorer à nouveau frais les termes du débat sur le politique et l’économie politique en Afrique. Pendant longtemps, elle a été frappée aux Etats-Unis tout au moins, par une approche généralisée des dynamiques de l’Etat en Afrique dominée par la démocratisation. Si le sujet est d’importance, cette entrée ouvre aussi une gamme restreinte de possibilités pour explorer les dynamiques de l’Etat. Elle insiste ici plutôt sur un ensemble d’acteurs étatiques clairement exclus de la recherche africaniste et qui, s’ils ne sont pas insignifiants sur le plan politique, sont considérés comme politiquement nocifs : les bureaucrates africains.

Bien que pas complètement négligée par la littérature (comme nous le rappelle sévèrement Olivier de Sardan), cette classe politique est la plupart du temps analysée de manière restrictive en termes de pratiques dominées par les intérêts personnels matériels, la corruption et les dépenses somptuaires. Tout en reconnaissant l’importance significative des dimensions symboliques de l’autorité de l’Etat que révèlent de telles pratiques, ses investigations poursuivent un objectif différent, celui d’explorer les rencontres routinières entre agents bureaucratiques et les citoyens-sujets afin de comprendre la teneur et la configuration du pouvoir de l’Etat de façon plus générale.

La question de la souveraineté de l’Etat se trouve au cœur de ses investigations sur le pouvoir bureaucratique. Sa recherche a été aussi marquée par une série de dilemmes éthiques qui parcourent les études ethnographiques sur les corps de l’Etat. A travers l’analyse des douanes, elle scrute la genèse du néolibéralisme dans une instanciation technocratique concrète.

Ont été faits des comptes-rendus de lecture portant sur certains ouvrages : Mythologie des Afriques par Jean Copans (Téraèdre, 2010), Petite histoire de l’Afrique par Catherine Coquery-Vidrovitch (La découverte 2011), Faire de l’anthropologie.Santé, science et développement (La Découverte, 2010).

© Walfadjiri : Amady Aly DIENG

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