Parc national de la Marahoué: Comment l’Etat cautionne le pillage de la forêt classée

Dossier – L’Inter

Situé sur l’axe Bouaflé – Daloa (centre-ouest du pays), le parc national de la Marahoué, à 350 Km d’Abidjan, se trouve sérieusement menacé. Des clandestins, installés dans cette réserve forestière créée en 1968, ont commencé à dévaster dangereusement par des pratiques agricoles interdites, sa flore comme sa faune. Sans s’inquiéter des agents de l’Office ivoirien des parcs et réserves (OIPR), chargés de veiller à la sauvegarde de ce patrimoine. Pour tenter de démêler cet imbroglio, nous avons passé 48 heures dans cette zone devenue un lieu de non-droit où exercent d’autres acteurs tout aussi clandestins que dangereux.

Lorsque nous arrivons ce vendredi 17 février 2012 à Bonon, après 6 heures de route d’Abidjan, cette cité affiche une physionomie particulière. En effet, elle grouille de monde, car ce vendredi est jour de marché. Tous les villages et campements rattachés à cette sous-préfecture, et même des commerçants venus d’horizons lointains, se retrouvent pour différentes transactions commerciales. Dans cette foule compacte, personne ne fait attention à son prochain. Belle occasion pour nous d’entreprendre nos investigations dans une zone où les habitants sont réputés méfiants à l’égard des inconnus. Nous profitons du désordre et de l’inattention de ce jour spécial pour glaner nos premières informations. A savoir, disposer de quelques noms de campements au sein du parc national de la Marahoué et des moyens de s’y rendre. Notre interlocuteur, particulièrement prolixe, nous met très à l’aise. Il nous donne les noms des localités de Kpangbokouadiokro, Koffikonankro, Sébagokro, Yaoyaokro, Guinifiessou, Blaisekro, N’Doliyaokro… Tous des campements à consonance Baoulé (groupe ethnique du centre de la Côte d’Ivoire, réputé grand producteur de café et de cacao), logés au cœur de la forêt de la Marahoué. «Voilà, c’est dans le village de N’Doliyaokro que nous allons. Nous y avons un ami de longue date dont nous avons perdu les traces…», lui expliquons-nous pour détourner toute attention des vraies raisons de notre présence dans le parc. Mis en confiance, l’inconnu accepte de nous conduire à la gare routière de N’Doliyaokro. Nous profitons de la bonne ambiance établie pour, discrètement, confier à notre compagnon l’objet de notre visite dans la localité. C’est-à-dire nous imprégner de l’état du parc national. Celui-ci ne s’empêche pas de nous faire une recommandation. «Le racket des forces de l’ordre dans le parc s’est propagé dans toute la région depuis le mois de janvier, de sorte que les agents de l’Oipr et les autres corps qui soumettent les pauvres paysans à cette pratique sont sur le qui-vive. Donc, elles voient d’un mauvais œil que la presse vienne fourrer son nez ici », avertit-il avant de nous indiquer la gare routière en face de la brigade de gendarmerie pour y emprunter des taxis-motos assurant la liaison dans les différents campements du parc. Au lieu indiqué, nous trouvons effectivement une trentaine d’engins à deux roues stationnés, attendant le retour des agriculteurs pour les conduire à leurs différentes destinations. Après un moment de patience assis sous un arbre, nous sommes invités à prendre place derrière une moto avec un vieux paysan au visage maltraité par des rides faisant apparaître des joues creuses. À trois, nous voilà engagés sur les pistes dégradées du parc national de la Marahoué. Il était environ 16 heures. Pour la dizaine de kilomètres qui sépare Bonon de N’doliyaokro, nous franchissons trois différents barrages.

Le racket à ciel ouvert

Le premier est tenu par des éléments du cantonnement des Eaux et Forêts, en compagnie de chasseurs Dozo. Le deuxième, par la gendarmerie et des éléments des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) et le troisième par l’Office ivoirien des parcs et réserves (Oipr). Ce dernier barrage attire particulièrement notre attention. Nous y remarquons, à notre arrivée, un chauffeur d’un camion de marque  »Kia » en plein pourparlers avec des agents. En fait, en route pour un chargement de fèves de cacao, il lui a été exigé le paiement du droit de passage qui s’élève à 10.000 F. Nous nous saisissons de cette scène qui est une routine pour nos compagnons de voyage, pour jeter un pavé dans la marre. «Ah bon, l’Oipr qui est censé surveiller le parc prend de l’argent aux paysans ?», nous interrogeons-nous avec étonnement. Notre motocycliste répond par l’affirmative avant de nous rappeler que même les moto-taxis n’échappent pas à cette mafia bien organisée. «Chaque jour, nous payons 1500 francs aux forces de l’ordre sur les différentes pistes, pour assurer le trafic. 500 f aux Eaux et Forêts de la ville (Ndlr ; agents du cantonnement), 500 francs au corridor mixte tenu par les gendarmes et les Frci, et 500 autres francs à l’Oipr», révèle le jeune transporteur. Qui rappelle que cette  »taxe » est appliquée à chacun des engins ( estimés à une cinquantaine) assurant quotidiennement le trafic dans le parc national de la Marahoué. Après une dizaine de minutes de route, nous parvenons à N’doliyaokro, gros campement d’environ 2.000 âmes. Nous installons nos quartiers dans un maquis de fortune pour mieux cerner l’environnement, dans la plus grande discrétion. D’entrée, notre objectif était de mesurer l’ampleur du braconnage dans le parc. Quelle meilleure stratégie que de se rendre dans un restaurant pour en faire la vérification. Nous demandons à avoir un restaurant susceptible de nous proposer des mets avec de la viande de brousse. Mais la réponse de la première tenancière est édifiante. «Nous avons seulement de la viande de bœuf, les chasseurs n’arrivent plus à nous ravitailler. Les animaux sont très loin…», coupe-t-elle sèchement. C’est clair, le braconnage a été si intense que la faune a commencé à se raréfier dans cette réserve forestière. La réponse à notre préoccupation étant ainsi claire, nous nous contentons de quelques verres de bière dans une buvette où, très vite, nous nous faisons des amis de circonstance qui ne demandaient pas mieux. Ces derniers qui, de prime abord, s’étaient montrés prudents, ont vite brisé le mur de méfiance. L’effet de la boisson aidant, bien entendu. Quand, pour les besoins de notre mission, nous leur demandons s’il était aisé de faire du commerce de vivrier à partir des campements du parc, leurs réponses sont sans ambage. «Il y a de la banane en quantité dans le parc, surtout dans les mois de juillet et août. Mais, les forces de l’ordre qui ont quitté les différents corridors démantelés de la ville pour se retrouver dans le parc, soumettent les femmes exerçant dans le secteur du vivrier au racket. Elles doivent payer 5.000 f à chaque chargement de banane», indiquent nos interlocuteurs reconnaissant que les populations locales sont impuissantes devant cette situation du fait de leur statut de clandestins. A les croire, chaque fois qu’elles s’insurgent contre ces mauvaises pratiques, les agents des forces de l’ordre menacent de les jeter hors du parc. Raison pour laquelle, selon nos compagnons d’un soir, les populations qui sont pour la plupart des allochtones et des allogènes de l’espace Cedeao, subissent leurs forfaitures sans jamais réagir. «Vous savez que nous n’avons pas le droit d’être ici. Donc, nous ne voudrions pas avoir maille à partir avec les forces de l’ordre. Ces agents mangent et nous mangeons, c’est mieux ainsi. D’ailleurs, les Dozo disent qu’ils sont sur les routes pour combattre les coupeurs de route qui sont actifs pendant la campagne agricole», précise un autre compagnon. Après N’Doliyaokro, nous mettons le cap sur Blaisekro, un campement voisin, de plus de 4.000 habitants. Nous tombons également sur d’autres scènes de racket. Mais ici, nous observons beaucoup plus de prudence et de discrétion pour éviter tout sentiment d’hostilité dans ce  »no man’s land ».

Comment l’Etat cautionne la clandestinité

Sur place, les riverains évoquent également le racket des hommes en armes dans le parc national de la Marahoué qui s’est accentué, selon eux, depuis le démantèlement des corridors à Bonon. Certains cadres de la région, que nous avons rencontrés, ne manqueront pas de pointer un doigt accusateur vers le gouvernement. Pour eux, le sort que connait le parc national de la Marahoué n’est pas étranger aux gouvernements successifs. En témoignent les audiences foraines qui sont organisées dans les différents campements, les campagnes de vaccination au bénéfice des populations, les bureaux de vote installés dans les campements pendant les échéances électorales, les salles de classe opérationnelles depuis plusieurs années, etc. «En 2006, un ministre de l’Education nationale, sous le régime de la Refondation, a affecté des fonctionnaires dans les écoles primaires du parc. Quand, il s’est rendu compte de la bêtise, il les a vite rappelés pour éviter un scandale. Y a-t-il meilleure caution de l’État que ces actes-là ?», s’est interrogé un fonctionnaire qui a requis l’anonymat. Puis un autre d’indexer ouvertement les agents des Eaux et Forêts détachés à l’Oipr. De son aveu, cette structure qui a pour mission d’interdire les présences humaines dans le parc, la circulation, la chasse, la pêche, les défrichements, l’exploitation forestière, l’orpaillage, etc., s’est détournée quasiment de sa mission régalienne pour revêtir un autre manteau. Celui qui consiste à fermer les yeux sur leur présence et à soumettre les clandestins à un régime de racket pointu. «Le rôle de l’Oipr n’est pas de dresser des barrages pour faire du racket. Il doit, au contraire, empêcher ceux qui n’ont pas droit de circuler dans le parc d’y entrer. En clair, l’Oipr doit réprimer », a relevé un cadre de la région, requérant l’anonymat, qui condamne également la présence des autres forces régulières et parallèles dans le parc national de la Marahoué. Interrogé sur ces présences dans le parc, le secrétaire général de la Préfecture de Bouaflé, Cyrille Ambroise Diomandé que nous avons rencontré, a marqué toute sa surprise devant ce phénomène. «Je suis heureux que vous ayez mis la puce à l’oreille de l’autorité préfectorale que nous sommes. Les forces régulières n’ont pas le droit d’être présentes dans le parc. Une fois que le Préfet qui est absent de la ville sera de retour, je l’informerai pour qu’il convoque une réunion avec les responsables de la police et de la gendarmerie». Ainsi donc, même les administrateurs locaux semblent ignorer le phénomène. Faute de moyen de déplacement ou simple négligence ?

30.000 personnes installées dans le parc

Face à la forfaiture des agents de l’Office ivoirien des parcs et réserves, nous avons marqué un arrêt à Yamoussoukro dans l’après-midi du samedi 18 février en vue d’en savoir davantage auprès de la direction de la zone centre dont dépend l’Oipr de Bouaflé. Son directeur, le Lieutenant-colonel Célestin Adompo Yapo, a accepté volontiers de nous entretenir bien qu’il soit en congé annuel. En présence de son intérimaire, Kouadio Rémy, l’officier n’y est pas allé du dos de la cuillère pour mesurer l’ampleur du désastre dans les forêts de la Marahoué. Parlant du racket, le lieutenant-colonel dit ne rien savoir et promet de mener des investigations pour coincer ceux qui s’adonneraient à cette pratique. «Je vais donner des instructions à mon intérimaire pour vérifier ce que vous me rapportez. Si un agent se fait prendre sur le terrain en train de s’adonner au racket, il va assumer», a menacé Célestin Adompo, avant de révéler que l’Oipr n’a pas les moyens pour assurer son travail. Non seulement plus de 30.000 personnes sont installées dans le parc qui est occupé à plus de 60 % de sa superficie, mais également ses contours sont poreux. Conséquence, l’Oipr a du mal à faire de la surveillance. «Pour déloger les clandestins, il faut une volonté politique. Aujourd’hui, nous avons affaire à une communauté, et il faudra aborder le problème autrement. Pour sortir 30.000 personnes du parc, il faut des effectifs et des moyens plus importants que ce dont nous disposons. Il faut aussi penser à des mesures d’accompagnement», pense le directeur de la zone centre de l’Oipr, qui rappelle que la loi autorise à faire des transactions lorsque les agents prennent des clandestins, outre la destruction de leurs plantations. Mais, déplore-t-il, il n’y a pas de suivi. Bref, pour certains observateurs, il y a possibilité de sauver le parc national de la Marahoué. Mais, à la seule condition de voir cesser les spéculations foncières entre les autochtones et les  »étrangers », qui doivent accepter de partir ; bien entendu, avec des mesures d’accompagnement. Mais, à la vérité, la survie de ce parc ne pourra être garantie effectivement que lorsqu’il cessera d’être un eldorado à ceux qui sont censés le surveiller.

G. De GNAMIEN

(De retour de la Marahoué)

L’impossible déguerpissement

D’une superficie de 101.000 hectares, le parc national de la Marahoué qui a été créé en 1968, n’existe presque de nom. Les différentes opérations de déguerpissement, qui ont eu lieu depuis plusieurs années, se sont soldées par des échecs cuisants. D’abord en 1988, lorsque les Eaux et Forêts étaient chargés de la surveillance de ce parc, ils ont tenté une première expérience malheureuse. Des mesures conservatoires ont été prises. A savoir, que ceux qui étaient au cœur de la forêt viennent s’installer à trois endroits cibles de la périphérie du parc, pour un délai de trois ans. Le temps de leur trouver un point de chute définitif. Malheureusement, faute de suivi, cette opération a échoué. Les clandestins ont aussitôt regagné leurs plantations à l’intérieur du parc. Leur présence continuelle a, naturellement, favorisé l’arrivée d’autres clandestins et la situation s’est détériorée. Si bien qu’en 2004, lorsque l’Office ivoirien des parcs et réserves – dont la mission était d’arrêter les infiltrations et évacuer les populations – était déployé sur le terrain, le taux d’occupation du parc était déjà de 20.000 habitants. N’empêche, en 2005, l’Oipr initie une autre opération visant à déguerpir les clandestins, qui est réalisée à plus de 90 % avec comme seule poche de résistance le village de Louénoufla, dans la Sous-préfecture de Bédiala. Une fois encore, l’échec est consommé compte tenu de certaines dissensions intervenues, dit-on, au niveau du gouvernement. Aujourd’hui, le constat est triste. Ce parc est occupé à plus de 60 % par les clandestins, qui y ont créé de gros villages sillonnés par les agents de l’Etat, mais aussi et surtout, de grandes plantations pour survivre.

Indifférence coupable !

Le parc national de la Marahoué n’est plus ouvert aux touristes depuis 2002. Les guides qui, jadis, étaient à la disposition des visiteurs au poste de Gobazra (l’une des principales portes d’entrées du parc), ont plié bagages depuis belle lurette. La vérité, c’est qu’il n’y a plus rien qui attire dans ce parc. La forêt, bien qu’elle n’ait pas encore fait l’objet de déclassement, s’est appauvrie au fil des années d’exploitation par les paysans, qui y ont élu domicile. Les essences rares, qui faisaient l’objet de curiosité, ont toutes été dévastées sous l’effet d’une expansion agricole mal maitrisée. La faune n’y est plus qu’un vieux souvenir. Les animaux ayant fui la présence humaine, s’ils n’ont simplement été braconnés par les nouveaux arrivants. La seule chose qui intéresse encore demeure, sans risque de se tromper, les activités illicites qui y sont développées. A savoir le commerce du cacao et des vivriers qui rapporte gros. Cette manne financière, qui est très importante selon des observateurs avisés, y attire les forces de l’ordre. Gendarmes, Eaux et Forêts, agents de l’Oipr et même les Dozo (force parallèle) qui sont particulièrement actifs dans le parc, ont choisi de s’y enrichir sur le dos des clandestins, au détriment de leur mission régalienne. Fait marquant, c’est la malice des autorités feignant d’ignorer les agissements de ces agents, pour masquer le forfait de cette mafia qui sévit au vu et au su de tout le monde. Il en est de même pour la forêt classée de Kassa (Autoroute du nord) où 500 Ha sont occupés par des hauts cadres et des planteurs clandestins. Triste tout cela!

Attention danger

Ce n’est un secret pour personne, les forêts tropicales humides jouent un rôle majeur dans la régulation du système climatique local, du régime des pluies ainsi que du cycle de l’eau en général. En effet, les forêts constituent une protection contre l’érosion, elles limitent les phénomènes de désertification ; ensuite, elles jouent un rôle prépondérant dans la préservation des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique. Et ce n’est pas tout, elles alimentent aussi la pharmacopée ; étant entendu que la majorité des substances proviennent des forêts tropicales. Malheureusement en Côte d’Ivoire, ces avantages qu’offrent les réserves naturelles, donc la faune et la flore, semblent échapper aux décideurs, qui n’entreprennent rien pour protéger ces aires. Ces réserves subissent aussi bien le pillage des industriels du bois que celui des paysans qui y ont créé de grandes plantations. Les conséquences de ces actions humaines sont immédiates. Notre pluviométrie a depuis longtemps changé. Ce qui fait qu’à Bonon, par exemple, les robinets ne coulent plus. Chaque jour, il n’est pas rare de voir de longues files devant les fontaines, à la recherche de l’eau. Au plan national, un phénomène a attiré l’attention de beaucoup d’Ivoiriens cette année. Une nappe de poussière a envahi tout le pays. Selon les spécialistes, cette situation est certes un phénomène météorologique qui est fréquent en saison sèche, mais il n’est pas exclu que ce nuage de poussière soit aussi consécutif à la déforestation que subit la Côte d’Ivoire depuis plusieurs années.

DE Gnamien

Commentaires Facebook