La finance et l’Etat

Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva Monde-diplomatique.fr

Entre l’Etat et le marché, la finance et ses professionnels occupent une position singulière : là où les pouvoirs publics ont encore trop d’intérêts pour ne pas exercer un contrôle ; là où, déjà, des agents privés peuvent en obtenir la fructueuse exploitation.

Marie-Laure Legay propose une synthèse de l’histoire des finances publiques sous l’Ancien Régime (1). Leur fonctionnement sibyllin surprend, mais les enjeux nous sont familiers : le montant croissant de la dette publique ; les rendements déplorables de la fiscalité ; le pouvoir exorbitant des intermédiaires qui profitent de ces déficiences. Ce triptyque a précipité la perte de la monarchie. Au fondement de la comptabilité publique, on trouve l’œuvre pionnière de Colbert. Mais après sa mort, le système des offices va devenir toujours plus propice à l’affairisme. Technique de gouvernement qui avait permis au roi d’accroître indirectement ses ressources monétaires et de fidéliser des fractions de la population possédante, l’office conférait à des manieurs d’argent, contre apports en capitaux, des honneurs, mais aussi des pans de l’autorité royale, notamment en matière de prélèvements et d’administration des recettes et des dépenses. « Dès les années 1690, explique l’historienne, on laissa les trésoriers en mal de papiers négociables servir eux-mêmes de pourvoyeurs de fonds et s’associer étroitement au commerce international et à la banque. La finance prit le pas sur la maltôte [terme péjoratif désignant l’impôt]. L’ennui, c’est que les moyens traditionnels de contrôle ne s’adaptèrent pas à ces nouveaux modes de financement. »

Vincent Duchaussoy recourt lui aussi aux archives pour éclairer une autre période charnière de l’histoire financière de la France : les années 1978-1984. Il revient sur les relations mouvementées entre la banque centrale, bastion de l’orthodoxie monétaire, la direction du Trésor, qui est, malgré tout, au service de la politique gouvernementale, et le pouvoir exécutif, qui connaît avec l’élection de François Mitterrand en 1981 sa première alternance depuis l’instauration de la Ve République. Le discours sur la « nécessaire modernisation » de l’économie nationale pour se débarrasser de l’inflation est repris sans distance critique. En revanche, l’ouvrage détaille la concomitance de la « contrainte extérieure » — environnement international défavorable et arrimage du franc au système monétaire européen —, de l’hostilité (plus ou moins larvée) de la haute fonction publique et des milieux d’affaires à l’égard des dirigeants socialistes, ainsi que des ambiguïtés de M. Jacques Delors, alors ministre des finances. Il s’agissait d’une forme renouvelée du « mur de l’argent » contre lequel les gouvernements d’Edouard Herriot et de Léon Blum avaient buté dans l’entre-deux-guerres. Après leur reddition, au printemps 1983, Mitterrand et ses équipes ne chercheront plus à l’affronter. « Changer la vie ?, s’interrogeait Lionel Jospin en 1988. On a changé nous-mêmes, on a changé le rapport de la gauche avec l’économique (2). »

La Finance imaginaire (3) analyse les relations entre le petit monde des politiques et des financiers d’aujourd’hui, aux Etats-Unis et en Europe, et invalide de nombreux lieux communs. Contre l’idée d’une dispersion du pouvoir dans un « monde globalisé », contre les représentations en apesanteur du capital et, surtout, contre l’opposition supposée entre l’Etat et les marchés, Geoffrey Geuens circonscrit une oligarchie financière dont la force réside dans l’entrelacs des positions occupées par ses membres. Pouvoir financier, économique, administratif, politique et idéologique se confondent et se démultiplient, de conseils d’administration en comités d’expert et clubs, tandis que se répètent les allers-retours entre fonctions publiques et mandats privés. Un regret : malgré la masse d’information brassée, l’ouvrage ne parvient pas à expliciter les principes de hiérarchisation et de coordination de cette oligarchie.

Chercheur, Centre de sociologie européenne.

Paul Lagneau-Ymonet
Chercheur, Centre de sociologie européenne.

Angelo Riva
Economiste (European Business School, Paris).

(1) Marie-Laure Legay, La Banqueroute de l’Etat royal. La gestion des finances publiques de Colbert à la Révolution française, Editions de l’EHESS, Paris, 2011, 328 pages, 30 euros.

(2) Vincent Duchaussoy, La Banque de France et l’Etat. De Giscard à Mitterrand : enjeux de pouvoir ou résurgence du mur d’argent ? (1978-1984), L’Harmattan, Paris, 2011, 228 pages, 23 euros.

(3) Geoffrey Geuens, La Finance imaginaire. Anatomie du capitalisme : des « marchés financiers » à l’oligarchie, Aden, Bruxelles, 2011, 368 pages, 25 euros. Lire « Les marchés financiers ont un visage », Le Monde diplomatique, mai 2012.

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