L’Egypte, l’armée et les Frères

LE MONDE

En opposant Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, arrivé en tête au premier tour avec 24,7 % des voix, et Ahmed Shafiq, commandant de l’armée de l’air et dernier premier ministre d’Hosni Mubarak, arrivé second avec 23,6 %, le second tour de l’élection présidentielle égyptienne a marqué un retour aux fondamentaux. La confrérie contre le régime militaire. C’est le dernier épisode d’un bras de fer qui dure depuis 1954, lorsque Gamal Abdel Nasser, « officier libre » arrivé au pouvoir avec le soutien des Frères musulmans, décida d’envoyer au purgatoire ses alliés islamistes.

Pour une large partie de la jeunesse révolutionnaire égyptienne, ce retour à l’affrontement binaire entre Frères et armée a été une déception. Une de plus, tant celles-ci se sont accumulées depuis ces dix-huit jours glorieux de janvier-février 2011. Le soulèvement avait pourtant été rendu possible par l’émergence de cette troisième force, venue semer le trouble dans le pas de deux mortifère auquel se livraient régime et confrérie.

Résignée à son impuissance, cette dernière était devenue malgré elle l’envers de la médaille Moubarak, légitimant, par sa participation à une démocratie de façade, le pouvoir qu’elle prétendait combattre. Naquirent alors « Kifaya » (Assez !), « le mouvement du 6 avril », « Nous sommes tous Khaled Said » (le jeune homme battu à mort par la police en juin 2010).

Insensibles aux calculs politiciens, ces mouvements se firent connaître par leurs attaques frontales contre le régime, au nom d’un idéal proclamé de justice sociale et de démocratie. Se saisissant de l’exemple tunisien, ils lancèrent les premiers appels à faire tomber Moubarak. Les Frères finirent par se joindre au soulèvement, mettant au service de la contestation leur potentiel de mobilisation. L’armée proclama enfin son soutien à la place Tahrir, feignant de lâcher le raïs. La « révolution » triompha.

S’ils avaient été alliés pendant la révolution, jeunes révolutionnaires et Frères choisissent très vite des chemins différents. Les Frères prennent leurs distances avec la rue, préférant s’investir dans le jeu politique institutionnel. Ils font mine d’afficher leur confiance dans le processus « de transition » guidé par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) avec lequel, reprenant leurs habitudes des années Moubarak, ils n’hésitent pas à négocier en coulisses.

A de rares reprises, pour peser dans la discussion, ils ordonnent à leurs militants de descendre à Tahrir – mais pour quelques heures seulement, avant de regagner leurs pénates en rangs groupés. Pour les Frères, se moquent les jeunes révolutionnaires, le slogan  » La révolution jusqu’à la victoire » s’est mué en « La révolution jusqu’au milieu de l’après-midi ». Car, pour les jeunes révolutionnaires, la place demeure, plus qu’un lieu de rassemblement, une véritable raison d’être. « Oh Place [Tahrir], où étais-tu tout ce temps ? », chante Cairokee, l’un des groupes rendus célèbres par le soulèvement.

Dès avril 2011, chaque semaine ou presque, les mouvements révolutionnaires appellent à des « manifestations monstres », sans voir que leurs rangs s’étiolent dangereusement. Parfois, des sit-ins sont organisés, recréant l’atmosphère de la « commune de Tahrir », cette utopie qui fit chuter Hosni Moubarak. Les slogans sont chaque fois plus hostiles au CSFA, dont l’intention de rendre le pouvoir est mise en doute. Les Frères, accusés d’avoir « trahi la place » et de collusion avec l’armée, ne sont pas épargnés.

L’approche des élections législatives, qui se sont tenues entre novembre 2011 et janvier 2012, encourage les mouvements révolutionnaires à chercher un ancrage dans le champ politique. Si une minorité de sans-culottes refuse toute institutionnalisation, considérant qu’il n’est d’autre légitimité que celle de la place Tahrir, plusieurs partis voient le jour : parmi eux, le Courant égyptien, formé par d’ex-jeunes militants des Frères déçus de la stratégie de la confrérie, et la Coalition socialiste populaire, qui se réclame d’une idéologie de gauche.

L’expérience sera infructueuse : alliés dans une coalition nommée La révolution continue, ils récolteront à peine plus de 2 % des suffrages. Plusieurs autres partis indépendants soutenus par le camp révolutionnaire ne rencontrent pas plus de succès. « Ce jour-là, reconnaît un jeune du Courant égyptien, nous avons compris que Tahrir n’était pas l’Egypte. »

Face à eux, les Frères se taillent la part du lion, avec près de la moitié des sièges au Parlement, suivis des salafistes, qui en remportent le quart. Seule consolation : les partis liés à l’ancien régime, partis en ordre dispersé, ont également échoué à mobiliser.

Ironiquement, la défaite des mouvements révolutionnaires dans les urnes coïncide avec leur dernière victoire dans la rue. A la fin novembre 2011, au terme de manifestations violentes place Tahrir qui font une cinquantaine de morts, le CSFA s’engage à remettre le pouvoir à un président élu avant le 30 juin. Le calendrier semble irréaliste, puisqu’il est peu probable qu’une Assemblée constituante nommée par le Parlement ait eu le temps de rédiger une Constitution d’ici là.

L’approche de l’élection présidentielle voit chaque camp se mobiliser. Les Frères, qui s’étaient d’abord engagés à ne pas concourir, présentent un candidat : Mohamed Morsi, membre du bureau de guidance et fidèle de Khairat Al-Shater, l’homme fort de la confrérie. L’armée soutient quant à elle, sans le dire, Ahmed Shafiq, qui est issu de ses rangs. Surtout, M. Shafiq jouit de l’appui des réseaux de l' »Etat profond », qui semblent s’être reconstitués à grande vitesse et avoir fait leur unité.

Face à eux, le camp révolutionnaire est partagé entre Abdel Moneim Aboul Foutouh, islamiste libéral et ex-leader des Frères exclu pour dissidence, et Hamdin Sabbahi, représentant de la gauche nassérienne. Cette division traduit la polarisation grandissante du champ politique égyptien entre partisans et détracteurs d’une référence religieuse affirmée en politique. La force du camp révolutionnaire avait d’abord été son refus de se positionner sur ce débat que beaucoup de ses membres considéraient comme « stérile », allant parfois jusqu’à se présenter comme « post-idéologiques ».

MM. Sabbahi et Aboul Foutouh avaient même, en dépit de leurs différences, pensé s’unir dans un « ticket présidentiel » à l’automne 2011. Des mois de débats enflammés dans les médias égyptiens sur la nature de l’Etat à construire – civil ou religieux – ont fini par inscrire ce clivage au sein même du camp révolutionnaire. Le soutien inattendu des salafistes à M. Aboul Foutouh, annoncé à la fin avril, a fini de faire fuir vers M. Sabbahi les plus hésitants de ses partisans « laïques ».

C’est cette division qui explique d’abord l’élimination de MM. Sabbahi et Aboul Foutouh au premier tour, malgré des scores honorables (respectivement 20 % et 17 %). Mais il y a d’autres raisons. Un an et demi de troubles ont fini par faire haïr la révolution à beaucoup d’Egyptiens, qui demandent avec insistance un retour à l’ordre – ordre ancien, avec M. Shafiq, ou ordre islamique, avec M. Morsi. Ce rejet explique aussi le fort taux d’abstention, plus de 50 %.

Enfin, pour gagner une élection, il faut pouvoir s’appuyer sur une solide machine électorale. Mohamed Morsi a à son service les réseaux de la confrérie, qui compte plusieurs millions de membres et affiliés. Ahmed Shafiq peut compter sur les réseaux de l’ex-Parti national démocratique d’Hosni Moubarak, mis en sommeil depuis février 2011 mais qui restent efficaces. Face à ces appareils, les candidats révolutionnaires, dépourvus de structures de mobilisation, n’avaient aucune chance.

Dans l’entre-deux tours, les révolutionnaires ont eu l’impression d’assister impuissants à une lutte qui les dépassait. Les Frères ont rejeté les offres du camp révolutionnaire qui proposait de faire bloc derrière Mohamed Morsi, en échange d’un engagement à former un gouvernement de coalition. Un tel arrangement aurait été d’autant plus improbable que les Frères ont fait une campagne de premier tour très conservatrice, mettant l’islam au coeur de leur projet – peut-être pour contrer la pression des salafistes.

L’armée, et derrière elle tous les rouages de l' »Etat profond », ont affiché un soutien explicite à M. Shafiq. Ironie suprême : les deux candidats revendiquent désormais les acquis de la révolution, dont ils donnent une définition à géométrie variable.

Le 14 juin, la candidature de M. Shafiq, contestée en vertu de la loi d’isolement politique votée en avril par le Parlement, a été déclarée valide par la Haute Cour constitutionnelle. Dans la foulée, cette dernière a invalidé les résultats des élections législatives, prétextant l’anticonstitutionnalité de la loi électorale. Cette décision entraînerait la dissolution du Parlement.

Enfin, alors que commençait à circuler la rumeur de la victoire de M. Morsi, le CSFA a pris prétexte de l’absence de Constitution fixant les pouvoirs du président pour réduire ceux-ci à la portion congrue par une proclamation constitutionnelle de dernière minute. Les Frères ont répliqué en contestant la légalité de ces décisions, et ont appelé leurs troupes à la mobilisation générale.

Ce qui a surpris a été la relative timidité de la réaction initiale du camp révolutionnaire face à ce que beaucoup ont décrit comme un coup d’Etat déguisé. « Bien fait pour les Frères », pouvait-on même lire sur Twitter. Un militant commentait : « Nous serions en colère si nous n’étions pas aussi épuisés. »

En ordre dispersé, certains ont depuis rejoint la place Tahrir pour mener cette nouvelle bataille contre le CSFA, non pour les Frères, mais pour la démocratie. Les mêmes se réjouissent, sans enthousiasme, de la victoire annoncée de Mohamed Morsi, estimant que seul un équilibre des forces entre Frères et militaires pourra préserver les brèches indispensables à la construction de l’alternative qu’ils veulent incarner. « Ne baisse pas les bras. La lumière du soleil reviendra », chante aujourd’hui Cairokee. Avec des troupes plus divisées et une population plus démobilisée que jamais, la nuit risque d’être longue.

Stéphane Lacroix est également chercheur associé au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) du Caire. Il a notamment publié « Les Islamistes saoudiens : une insurrection manquée » (Presses universitaires de France, 2010). Il prépare actuellement un livre sur la révolution égyptienne.

Stéphane Lacroix est professeur à l’Ecole des affaires internationales (PSIA) de Sciences Po et chercheur au CERI
Les salafistes au défi du politique

Par-delà le conflit structurel qui les oppose à l’armée et au camp révolutionnaire, les Frères musulmans ont dû se battre pour maintenir leur hégémonie sur le champ de l’islam politique face à la montée en puissance du salafisme politique. Prônant un retour aux fondements du dogme islamique et l’adoption par ses adeptes de pratiques sociales ultra-conservatrices, le salafisme, dont l’existence comme mouvance organisée remonte en Egypte à la fin des années 1970, se caractérisait jusqu’à la révolution de janvier 2011 par un quiétisme affirmé. Cette attitude lui avait valu sous Hosni Moubarak une certaine bienveillance de la part de l’appareil sécuritaire, trop heureux de pouvoir l’utiliser pour limiter l’influence des Frères.

Une fois le raïs renversé, les principaux groupes salafistes ont choisi de se doter de bras politiques. Le principal de ces partis, le Parti Al-Nour (« la lumière »), a obtenu près de 25 % des voix aux élections législatives de la fin 2011 en se présentant comme une solution de remplacement à des Frères musulmans critiqués pour leurs penchants politiciens et pour l’embourgeoisement supposé de leurs cadres. Plus surprenant encore, le salafisme politique du Parti Al-Nour s’est doté d’un discours en rupture avec celui des cheikhs fondateurs du mouvement. Al-Nour s’est réclamé des « procédures » de la démocratie, tout en affirmant continuer de rejeter la « philosophie » qui les sous-tend.

En avril, les instances dirigeantes d’Al-Nour ont choisi d’apporter leur appui au candidat islamo-démocrate Abdel Moneim Aboul Foutouh, en vue de la présidentielle. Si ce choix a reflété la volonté des salafistes de se distinguer des Frères, perçus comme d’irréductibles concurrents, il a aussi marqué une nouvelle évolution dans la stratégie du mouvement. Mais le pari s’est avéré coûteux. M. Aboul Foutouh n’étant arrivé que quatrième au premier tour, les salafistes sont hors jeu. Ils n’ont au second tour eu d’autre choix que d’appeler à voter pour le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi.

Avec l’élimination d’Aboul Foutouh, la colère gronde chez les salafistes. Beaucoup parmi la base n’ont pas compris le choix de M. Aboul Foutouh, et ont préféré voter dès le premier tour pour M. Morsi, plus conservateur. Le salafisme politique, un temps unifié derrière le Parti Al-Nour, risque l’éclatement. L’attrait exercé par des figures comme le cheikh charismatique Hazem Abou Ismaïl, porte-étendard d’un salafisme populiste et sans concession, laisse penser que cela pourrait se traduire par une radicalisation.

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