Crédit agricole, BNP Paribas… des banques françaises à l’ombre des « palmiers »

BNP-paribas-augmentation-capital

Crédit agricole, BNP Paribas… des banques françaises à l’ombre des « palmiers »

Le Monde.fr | 05.04.2013

Par Anne Michel

Dans les fichiers « OffshoreLeaks » révélés par Le Monde daté du 5 avril, il apparaît que deux banques françaises majeures, BNP Paribas et le Crédit agricole, ont supervisé la création de très nombreuses sociétés offshore pour des clients recherchant la confidentialité et une fiscalité plus faible, dans les îles Vierges britanniques, dans les îles Samoa ou à Singapour, à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000. C’est ce que dévoile le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) qui travaille sur ce dossier depuis plus d’un an et dont les données s’arrêtent au début de l’année 2010.

Selon ces documents secrets, BNP Paribas opère par l’intermédiaire de ses filiales à Singapour et à Hongkong, alors que le Crédit agricole s’appuie sur sa filiale suisse, dont le siège est à Genève. Dans les deux cas, les sociétés ont été constituées depuis les filiales asiatiques. Et avec l’aide d’un prestataire spécialisé sur l’offshore et la création de sociétés clés en main (ces fameuses quick companies, créées en moins de 48 heures), Portcullis TrustNet, pour de riches clients se déclarant domiciliés en Asie, dissimulés derrière des prête-noms.

La constitution de telles sociétés de droit anglo-saxon n’est pas illégale en soi, tant qu’elle n’est pas proposée à des clients de pays où ces sociétés sont interdites (comme la France, où la loi exige de connaître le bénéficiaire d’une société et interdit le trust). Mais cette activité suppose la plus extrême vigilance. De l’avis concordant d’experts de la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales internationales, elle place donc toutes les banques qui s’y adonnent en risque sérieux de complicité de fraude fiscale voire de blanchiment d’argent.

En participant activement à la création de ces sociétés offshore, les banques françaises contribuent à l’opacité financière internationale. Une pratique en contradiction avec les principes qu’elles n’ont de cesse d’affirmer haut et fort publiquement. Comme le 17 avril 2012, quand Baudouin Prot, président du groupe BNP Paribas, déclarait à la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion fiscale : « Pour nous, il n’y a pas de compromis dans ce domaine : nous tenons à être absolument exemplaires. » Ou comme ce 30 janvier 2013, lors de l’audition des dirigeants des grandes banques françaises devant les députés, au moment de l’examen du projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires. De concert, ils ont affirmé que leurs activités dans les paradis fiscaux étaient marginales ou en relation avec le financement de l’économie réelle (par exemple, le financement de bateaux ou d’avions dans des Etats offrant un droit des contrats accommodant).

S’agissant de BNP Paribas, les fichiers d’ICIJ permettent de reconstituer 56 montages de « sociétés commerciales internationales » (international business companies) – un statut assimilable à celui du trust –, créées à partir de ses filiales à Jersey et en Asie (Singapour, Hongkong et Taïwan), aux îles Vierges britanniques, aux Samoa, aux Seychelles, à Hongkong et à Singapour.

Le Crédit agricole apparaît, lui aussi, très actif, en tout cas jusqu’à la fin des années 2000, avec, sur les fichiers d’ICIJ, 36 sociétés créées par sa filiale suisse, Crédit agricole Suisse SA, par l’intermédiaire de ses implantations en Asie (Hongkong et Singapour).

« C’EST UNE FAÇON NORMALE DE FAIRE DE LA BANQUE PRIVÉE »

Interrogé par Le Monde, le directeur général de BNP Paribas, Jean-Laurent Bonnafé, a refusé de s’exprimer officiellement. Mais, après des recherches en Asie, la banque a confirmé l’existence de ces structures dont la moitié, assure-t-elle, ne sont plus actives aujourd’hui.

BNP Paribas affirme que ces sociétés ont été constituées dans la plus stricte légalité, pour le compte de clients asiatiques ou domiciliés en Asie, dont elle « connaît l’identité » et dont elle a « contrôlé l’origine et l’emploi des fonds ainsi que les motivations ». Aucun Européen ne figure, selon elle, parmi ces clients.

Toujours selon BNP Paribas, ces clients ne chercheraient pas à échapper à l’impôt sur le patrimoine, faible en Asie, mais à mettre celui-ci à l’abri dans des territoires protégés par le secret des affaires afin de le transmettre à leurs héritiers en toute confidentialité le jour venu. « En Asie et dans les pays du Commonwealth, la plupart des transmissions se font par des trusts dans des territoires offshore, justifie BNP Paribas. C’est une façon normale de faire de la banque privée. »

Pourtant, les documents d’ICIJ viennent contredire les affirmations de BNP Paribas. Ainsi, les actionnaires réels de la société Muju International Limited, créée aux îles Vierges britanniques par BNP Paribas banque privée à Singapour, sont domiciliés en Grèce. Donc dans un pays européen, placé sous assistance financière de l’Europe depuis 2010 et dont les finances publiques ont été gangrenées par l’évasion fiscale. Il s’agit de George Macrymichalos et de Dimitrios Charitatos.

Renseignements pris à Athènes, ce dernier est le fils de Catherine Drakopoulos-Charitatos et le petit-fils de l’armateur grec George Drakopoulos, ex-propriétaire de la compagnie maritime Empros Lines, décédé en 2008. MM. Macrymichalos et Charitatos sont les dirigeants actuels d’Empros Lines. BNP Paribas affirme pour sa part que les activités de leur société ont cessé en 2007.

Pour sa part, le Crédit agricole s’est refusé à commenter des informations confidentielles, retranché derrière « le secret bancaire et les autres règles applicables en matière de confidentialité, dont le non-respect est passible de sanctions ». Un haut dirigeant de la banque coopérative souligne toutefois qu’un important nettoyage de ses implantations dans les paradis fiscaux jugés non coopératifs (avec le fisc ou la justice de pays tiers) a été entrepris en 2009 et 2010, après le G20 d’avril 2009 à Londres. Celui-ci avait vu les grandes puissances, frappées par la crise financière de 2008, engager le combat contre les « juridictions à palmiers », comme on les appelle, et exhorter leurs banques à quitter ces trous noirs de la finance mondiale.

Dans les fichiers d’ICIJ, on découvre des montages offshore qui interpellent par leur incroyable complexité. La volonté de dissimulation y est manifeste, notamment vis-à-vis des autorités de régulation. Elle conduit à s’interroger sur les motivations de leurs bénéficiaires. On y voit des dirigeants et des actionnaires fantômes s’empiler, qui donnent pour adresse des boîtes postales dans les paradis fiscaux partout dans le monde.

C’est le cas, par exemple, de Triple 888 Fortune Limited, sise aux îles Vierges. La société compte parmi ses administrateurs des banquiers de BNP Paribas Jersey et des entreprises domiciliées aux îles Vierges et aux Caïmans. Parmi ses actionnaires figure la filiale d’une banque suisse spécialisée dans la fourniture de prête-noms, UBS Nominees… Un véritable ovni juridique ! Qui s’avérerait parfaitement « indétricotable » pour l’administration fiscale qui voudrait y regarder de plus près, afin d’en contrôler les flux et la légalité, et remonter jusqu’aux bénéficiaires économiques réels…

« ON APPLIQUE LES RÈGLES POUR AUTANT QU’ELLES EXISTENT »

Côté Crédit agricole, l’architecture des sociétés est tout aussi opaque. On y retrouve d’ailleurs les mêmes prête-noms que ceux utilisés par sa concurrente française : des Execorp Limited, Sharecorp Limited, ou encore Acticorp Limited…, de faux dirigeants et de faux actionnaires, loués à l’année par Portcullis TrustNet. Des questions similaires se posent donc. A quelles fins ces « véhicules » ont-ils été créés ? Surtout, avec quels contrôles ? La banque peut-elle garantir l’identité et la probité de ses clients ? Assurer que ces structures n’ont pas servi à soustraire des impôts aux pays d’origine ? Ne se met-elle pas en risque de blanchiment ?

De l’avis d’experts, les banques françaises ont été parmi les premières, dès 2009, à répondre aux exigences du monde politique et de la société civile, en se repliant des paradis fiscaux alors jugés trop opaques et rétifs à coopérer avec le fisc ou la justice de pays étrangers, tel Panama. Mais, depuis, ce mouvement de retrait a marqué le pas. Leurs activités manquent de transparence. Les trusts sans bénéficiaire et les sociétés offshore sans obligation comptable continuent de prospérer.
Si le secteur bancaire a déployé d’énormes efforts ces dernières années pour mettre en place des procédures strictes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent issu d’activités criminelles, son action en matière de lutte contre l’évasion et la fraude est jugée insuffisante.

Un dirigeant de banque, qui reste anonyme, récuse la critique : « Il n’y a plus de liste noire des paradis fiscaux qui soit établie par l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques]. Tous ont signé des conventions fiscales. Pourquoi devrions-nous nous interdire de travailler dans des territoires qui ne sont pas fichés? », interroge-t-il. Et de poursuivre : « On applique les règles pour autant qu’elles existent. Que les politiques aient le courage de sanctionner les pays qu’ils jugent opaques, et nous nous adapterons. Arrêtons de demander au secteur marchand de faire le travail du gouvernement. Ce n’est pas aux banques de faire la police. Nous ne sommes ni la gendarmerie ni l’armée. Encore moins des juges d’instruction. »

Pour Daniel Lebègue, ancien directeur du Trésor et président de l’ONG anticorruption Transparency International en France, « l’un des grands enjeux est de créer un registre national des trusts et autres sociétés offshore opaques, fiducies, fondations, afin de connaître, partout dans le monde, le nom des administrateurs, des gestionnaires et des bénéficiaires économiques réels de ces entités. La transparence constitue l’un des fondements de l’économie de marché. Elle ne se négocie pas, poursuit cet observateur avisé des pratiques bancaires. Je me félicite que la France, et dans son sillage l’Europe, ait décidé d’imposer aux banques un reporting pays par pays, et pour le monde entier, de leurs activités, incluant le chiffre d’affaires et les profits qu’elles y réalisent et les impôts qu’elles y paient », en allusion à la loi bancaire actuellement en cours d’examen au Parlement.

En 2009, en préface d’un livre de Philippe Quême paru en 2011 (Monnaie bien public ou « banque-casino » ?, L’Harmattan), l’ex-directeur du Trésor avait écrit : « On attend des banques qu’elles se comportent en acteurs socialement responsables, attentifs aux impacts de leur activité (…) Il est de la responsabilité conjointe des gouvernements et des professionnels de faire en sorte que la mondialisation des échanges ne s’accompagne pas d’un développement exponentiel de la fraude et de la délinquance financière : blanchiment, corruption, paradis fiscaux. »

Cette analyse est partagée par l’ONG CCFD-Terre solidaire : « On sait à quel point les banques du monde entier jouent finement avec ce qu’elles ont le droit de faire ou pas, constate Mathilde Dupré. Il faut plus de transparence. Les paradis fiscaux existent et nuisent aux Etats, en particulier aux pays en voie de développement… Ils ont besoin de collecter ces impôts qui leur échappent. »

Anne Michel

[Facebook_Comments_Widget title= » » appId= »144902495576630″ href= » » numPosts= »5″ width= »470″ color= »light » code= »html5″]

Commentaires Facebook