Côte-d’Ivoire Duékoué: En une nuit, Odette a perdu son mari, son fils et sa main

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Source: Ivoire Justice

Odette Desson Klaho, 48 ans, a perdu son mari, son petit-fils et sa main gauche lors de la crise post-électorale qui a secoué la Côte d’Ivoire en 2010-2011. Elle revient, dans la douleur, sur les circonstances qui lui ont values d’être estropiée à vie et s’exprime sur l’avenir du pays.

Propos recueillis par Daouda Coulibaly, traduit du guéré par Delphin Dehi

La crise à Duekoué a commencé un lundi matin. Les combats étaient si intenses que ma famille et moi-même, nous nous sommes vues obligées de quitter notre village pour nous réfugier en brousse, vers la scierie sur la route qui mène à Abidjan.

Pendant des heures, nous sommes restés en brousse, attendant que les balles arrêtent de siffler. Quand la nuit est venue, nous avons été obligés de quitter la brousse. Mon petit-fils de 7 ans, qui était avec nous, réclamait constamment à manger.

Face aux demandes persistantes de l’enfant, mon mari me dit : « Allons en ville pour trouver quelque chose à manger à l’enfant. » Nous sommes alors passés par des petits chemins pour regagner la ville de Duekoué et le quartier Carrefour où nous avions une maison. Là, j’ai fait bouillir de la banane plantain.

Après le repas, les coups de feu se sont calmés. J’ai mis mon petit-fils sur le dos et dit à mon mari : « Comme les combats ont diminué, les gens sont en train de fuir. Faisons comme eux et allons nous mettre à l’abri à la mission catholique. »

« Mon fils, pardon, ne me tue pas ! »

Mon mari a alors commencé à inspecter les environs, pour voir s’il n’y avait pas de dozos qui traînaient dans les parages. Il est alors tombé nez à nez avec l’un d’entre eux.

Du fond de la maison, j’ai entendu mon époux implorer ciel et terre pour que le jeune dozo lui laisse la vie sauve. « Mon fils, pardon, ne me tue pas ! Mon fils, pardon, ne me tue pas ! »

Ses supplications n’ont servi à rien. Le jeune dozo lui a tiré dessus.

« Donne-moi l’argent et je te laisse la vie sauve »

Je me suis réfugiée dans une autre pièce de la maison et j’ai tiré le crochet pour m’enfermer. Le jeune dozo est passé par-derrière. Il a commencé à défoncer la fenêtre. Il frappait si fort que la fenêtre de la chambre n’a pas tardé à céder. J’ai levé les mains en l’implorant : « Mon fils, pardon, ne me tue pas ! Mon fils, pardon, ne me tue pas ! ». Mes pleurs et supplications n’ont pas servi à grand-chose. Le jeune dozo m’a tirée sur la main.

Il a fait le tour pour venir maintenant à la porte de la chambre. Il a cogné, encore et encore… Au bout de quelques minutes, la porte a cédé. Face à moi, il me dit : « Donne-moi l’argent et je te laisse la vie sauve. »

« Je n’ai pas d’argent », lui ai-je dit.

Il a alors pris un morceau de bambou de Chine avec lequel il m’a frappé sur la tête. Je me suis écroulée à terre avec mon petit-fils de sept ans dans le dos. Il m’a alors sommé de lui remettre l’enfant. « Je ne peux pas te donner l’enfant ! » lui ai-je répondu.

Il a tiré l’enfant par le bras pour me l’arracher. Je me suis agrippée à l’enfant avec le seul bras qu’il me restait avec l’aide de mon corps. Nous avons tiraillé l’enfant. Énervé par mon acharnement à ne pas lui laisser l’enfant, il a pris le même bambou de chine, qui avait servi à me fracasser la tête, pour lui ouvrir le crâne. Mon petit-fils s’est évanoui.

Au lever du jour, je me suis rendu compte qu’il avait rendu l’âme.

« Tout ce qui te reste à faire, c’est de me tuer ! »

Le jeune dozo, qui avait passé la nuit avec nous dans la maison, a sorti la tête de la maison et a tiré 2 coups de feu en l’air. Je l’ai suivi et je me suis jeté sur lui, en lui criant au visage : « Tue-moi ! Tue-moi ! Tu m’as déjà enlevé mon mari, mon petit-fils ainsi que ma main, tout ce qui te reste à faire, c’est de me tuer ! »

Pendant que je me lamentais en le suivant partout pour qu’il achève ce qu’il avait commencé, le boutiquier du village, un jeune peul nous a aperçus. Il a alors lancé au jeune dozo : « Laisse la vielle là, je la connais. »

Après, il s’est adressé à moi en disant: « La vieille, tu fais quoi ici ? Va à la mission catholique, tu seras plus en sécurité là-bas. » Je lui ai répondu : «  Comment veux-tu que je parte ? J’ai peur, j’ai soif, en plus si je prends la route, il y a encore des dozos devant. »

Le jeune peul me dit alors : « La vielle, laisse. Moi-même, je vais t’accompagner et te montrer le chemin. En route, on ne fait rien aux femmes. » Il m’a accompagné sur une centaine de mètres et m’a montré les chemins à prendre pour vite arriver. J’ai suivi les raccourcis que le jeune peul m’avait montrés.

Prise en charge par Médecins sans frontières et la Croix rouge

En cours de route, je suis tombée sur un puits peu profond. J’ai puisé de l’eau avec le seul bras qui me restait, avec l’aide de mes dents, et je me suis désaltérée. Affaiblie, je me suis assise à l’ombre d’un arbre pour me reposer un peu, avant de reprendre le chemin.

Quand j’ai fermé les yeux, j’ai entendu 2 coups de feu. C’était le jeune dozo qui m’avait suivi. Il m’a alors lancé : « Toi là, bâtard là, on ne t’a pas dit d’aller à la mission ? Tu es encore couchée là ! » Je me suis mise à courir sans regarder derrière moi. Arrivée à la gare, je me suis évanouie.

Je suis revenue à moi quelques instants plus tard. J’ai continué ma marche, avec mon bout de bras qui pendait comme s’il allait tomber. Je le tenais tant bien que mal. Pendant mon parcours, j’ai croisé un groupe de dozos qui me huaient et criaient : « Bâtard là ! Bâtard là ! ». Arrivée au niveau de la mairie de Duekoué, j’ai croisé ma belle-fille et une autre dame que je ne connaissais pas. Ce sont elles qui m’ont aidé à aller à la mission, où j’ai été prise en charge par Médecins sans frontières et la Croix rouge.

Les gens qui nous ont fait souffrir ne sont pas inquiétés

Depuis ce jour jusqu’à aujourd’hui, je me repasse souvent le film de ce drame. J’ai mal et je souffre. Aujourd’hui, à force d’y penser, j’ai des ulcères. Et plus on avance, plus je me rends compte véritablement qu’il n’y a pas de justice dans notre pays. Pourquoi je dis ça ? Pour la simple et bonne raison que les gens qui nous ont fait souffrir ne sont pas inquiétés, parce qu’ils sont au pouvoir.

Mais j’ai foi en la justice internationale. J’espère qu’elle dira le droit. Elle est venue nous voir, nous avons donné notre version des faits, j’espère que notre voix sera prise en compte.

Aujourd’hui, en dépit de toutes les souffrances que j’ai supportées, je n’ai aucune haine dans le cœur et je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal. Je vais même plus loin. Lorsque je cuisine, je donne à manger à mes bourreaux. Nous n’avons pas le choix. La seule solution qui s’offre à nous, en Côte d’Ivoire, c’est d’aller à la réconciliation. Dans tous les cas, même si je refuse de pardonner, que puis-je faire d’autre ?

Cet article fait partie de notre série concernant la ville de Duékoué. Sur le même sujet, vous pouvez lire par exemple le témoignage d’Affousiata Soumahoro, habitante de Duékoué qui a également perdu son mari pendant la crise.

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