La Francophonie est-elle complice de la Françafrique ?

Avant d’entrer dans le vif du sujet qui nous rassemble ici, je voudrais m’acquitter de quatre obligations. Premièrement, je tiens à remercier l’Alliance française de Philadelphie, sa directrice sortante, Mme Martine Chauvet, sa nouvelle directrice, Sonia Penas, et son conseil d’administration de l’honneur qu’ils me font de donner cette conférence sur la Françafrique. Merci également à vous, Mesdames et Messieurs, d’avoir répondu à notre invitation malgré votre emploi du temps qui doit être extrêmement chargé!

Deuxièmement, quand je parle de la France, je n’entends pas le peuple français qui bien souvent n’est pas au courant des magouilles et coups tordus de certains hommes politiques français en Afrique. Dans ce peuple français, je compte plusieurs amis opposés à la Françafrique.

Troisièmement, je ne mets pas tous les politiques français dans le même sac, je ne dis pas que tous sont des acteurs de la Françafrique. Lionel Jospin, par exemple, a montré qu’il était contre la Françafrique en refusant, en pleine cohabitation (la France était dirigée à ce moment-là par lui et Jacques Chirac), que son pays intervienne militairement pour remettre en selle l’Ivoirien Henri Konan Bédié victime d’un coup d’État militaire, le 24 décembre 1999.
Enfin, je voudrais dire à haute et intelligible voix que je me revendique des Lumières françaises et de la Révolution française de 1789 ; que je m’honore d’avoir étudié des textes d’Émile Zola, Victor Hugo, Voltaire, Albert Camus, Antoine de Saint-Exupéry, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Pierre Bourdieu, Emmanuel Mounier, Paul Ricœur et d’autres qui m’ont appris qu’un intellectuel « n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public » (Edward Said, “Des intellectuels et du pouvoir”, Paris, Seuil, 1996).
« En 2017, nous fêterons les 20 ans de la création du poste de secrétaire général de l’OIF. L’âge de la maturité pour que la famille francophone dresse un bilan sans tabou. Trop longtemps, taraudée par sa conscience postcoloniale, la France est restée figée dans une réserve incomprise de ses partenaires. Or la Francophonie n’est pas un héritage. Elle représente un avenir commun. Le débat doit s’ouvrir sur ce qui la définit et sur le projet politique qu’elle entend porter au XXIe siècle », déclarait Alain Juppé, le maire de Bordeaux, le 19 mars 2016. Je souhaiterais que nous puissions avoir un débat constructif et sans langue de bois sur un sujet dont la Francophonie ne parle pas assez ou pas du tout: La Françafrique. Comment est né ce néologisme? Que signifie-t-il? Pour répondre à ces deux questions, je donnerai la parole, entre autres auteurs, à feu François-Xavier Verschave (Français), à Makhily Gassama (Sénégalais) et à François Mattei (Français). Ce sera la 1ere partie de notre présentation. Nous verrons ensuite comment la Françafrique est perçue par 2 politiques français (Nicolas Sarkozy et François Hollande), pourquoi elle perdure nonobstant les discours promettant et prédisant sa fin (2e et 3e parties). Dans la 4 et dernière partie, nous essaierons de voir si, oui ou non, la Francophonie est complice de la Françafrique.

I/ Origine et signification du concept de la Françafrique

C’est l’économiste F.-X. Verschave qui a forgé le concept de la Françafrique, une parodie de l’expression “FranceAfrique” employée pour la première fois par Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire, qui souhaitait que les pays africains nouvellement indépendants puissent entretenir de bonnes relations avec l’ancienne puissance colonisatrice. Pour le fondateur de l’Association Survie, la françafrique est “un système occulte, orchestré par Jacques Foccart depuis la cellule africaine de l’Élysée, pour continuer à exercer une influence en Afrique; un système composé d’acteurs économiques, politiques et militaires français et africains organisés en réseaux et cherchant à s’accaparer les rentes de l’aide au développement et les matières premières” (cf. « La Françafrique. Le plus long scandale de la République », Paris, Stock, 1999). Pour sa part, Makhily Gassama, écrivain et ancien ministre de la Culture sénégalais, compare la Françafrique à “un monstre qui a surgi, telles des jumelles, en même temps que les indépendances qui est partout et dont l’objectif est de s’enrichir et de saborder les indépendances de l’Afrique en les vidant de leur substantifique moelle, en mettant et soutenant à la tête des États africains des êtres d’un autre âge venus de nulle part, corrompus, manipulables, prêts à tous les crimes pour se maintenir au pouvoir” (cf. l’ouvrage collectif « 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique? », Paris, Éditions Philippe Rey, 2010, p. 156). Quant au journaliste François Mattei, voici sa définition de la Françafrique: “Des mécanismes de domination coloniale qui sont supposés avoir disparu, mais qui sont en fait masqués. Les piliers de la Françafrique existent bel et bien: présence militaire française en Afrique avec plus de 10.000 hommes et des interventions fréquentes, des accords de défense qui permettent cette présence militaire, la haute main de la France sur le sous-sol de ces pays, par exemple pour l’uranium du Niger qui assure le quart de production électrique française et le contrôle de la monnaie, le franc CFA qui est imprimé en France, en Auvergne et qui est géré par le Trésor français. Aujourd’hui, la France prend 50% des devises d’exportations de ces pays: ventes de cacao, café et minéraux, notamment, pour garantir la monnaie” (cf. “La Françafrique est une réalité”, in « Buzzles. La pièce d’info qui vous manque», 30 novembre 2014). Les 3 écrivains nous laissent ainsi penser que la France est “partie” sans vraiment partir de ses ex-colonies, qu’elle continue de s’immiscer dans leurs affaires et d’y avoir une influence négative. Et les politiques français, quelle est leur opinion sur la Françafrique? L’approuvent-ils ou bien y sont-ils opposés?

II/ Le regard de 2 politiques français sur la Françafrique

En visite au Bénin, le 24 mai 2006, Nicolas Sarkozy promet la rupture avec la Françafrique en déclarant: « Il faut débarrasser la relation entre la France et ses anciennes colonies des réseaux d’un autre temps, des émissaires officieux qui n’ont d’autre mandat que celui qu’ils s’inventent, des circuits officieux qui ont fait tant de mal par le passé; il faut tourner la page des complaisances, des secrets et des ambiguïtés. » (http://www.liberation.fr/planete/2006/05/20/sarkozy-veut-nettoyer-la-francafrique_39898)

Le 12 octobre 2012, à Dakar, devant les députés sénégalais, François Hollande annonce : « Le temps de la Françafrique est révolu : il y a la France, il y a l’Afrique, il y a le partenariat entre la France et l’Afrique, avec des relations fondées sur le respect, la clarté et la solidarité. Les émissaires, les intermédiaires et les officines trouvent désormais porte close à la présidence de la République française comme dans les ministères. » (http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/10/12/hollande-exprime-sa-grande-confiance-dans-le-senegal-et-l-afrique_1774886_3212.html). Malheureusement, des discours aux actes, il y eut loin comme il y a loin de la coupe aux lèvres ; la rupture avec la Françafrique, maintes fois promise ou annoncée, n’eut pas lieu. Le pire est que ceux qui voulaient enterrer le « monstre » furent empêchés d’agir. C’est le cas de Jean-Pierre Cot débarqué en 1982 du ministère de la Coopération par François Mitterrand pour “s’en être pris frontalement à ces réseaux de la Françafrique” (Philippe Leymarie, “Signaux contradictoires sur le continent noir”, « Le Monde diplomatique », juillet 2008). C’est aussi le cas de Jean-Marie Bockel limogé du gouvernement par Sarkozy à la demande d’Omar Bongo, le président gabonais, deux mois après avoir affirmé que “la Françafrique était moribonde” et qu’il voulait “signer son acte de décès” (cf. « Le Monde » du 16 janvier 2008). Pourquoi la Françafrique perdure-t-elle malgré les discours annonçant sa disparition ?

III/ Pourquoi les promesses ne sont-elles pas tenues ?

Parce que la Françafrique profite financièrement à certaines personnes. En témoignent ces propos tenus en septembre 2011 dans « Le journal du Dimanche » par Robert Bourgi, avocat franco-libanais et acteur de la Françafrique : “Pendant trente ans, Jacques Foccart a été en charge, entre autres choses, des transferts de fonds entre les chefs d’État africains et Jacques Chirac. Moi-même, j’ai participé à plusieurs remises de mallettes à Jacques Chirac, en personne, à la mairie de Paris. (…) Il prenait le sac et se dirigeait vers le meuble vitré au fond de son bureau, et rangeait lui-même les liasses. Il n’y avait jamais moins de 5 millions de francs. Cela pouvait aller jusqu’à 15 millions. Je me souviens de la première remise de fonds en présence de Villepin. L’argent venait du maréchal Mobutu, président du Zaïre. C’était en 1995. Il m’avait confié 10 millions de francs que Jacques Foccart est allé remettre à Chirac.” (http://www.lejdd.fr/Politique/Actualite/L-avocat-Robert-Bourgi-raconte-comment-il-a-convoye-jusqu-a-l-Elysee-les-millions-des-chefs-d-Etat-africains-interview-387001)
De son côté, la juge franco-norvégienne Eva Joly accuse la France d’avoir “accaparé les ressources minières du Gabon avec la complicité d’un président enrôlé dès son service militaire par l’armée française et ses services secrets” et d’être derrière les guerres civiles et les dictatures qui ont détruit et endeuillé l’Angola, le Congo-Brazzaville, le Nigeria (la guerre du Biafra), etc. Parlant de l’uranium du Niger pillé par Areva ou de l’or de Sadiola (Mali), “deux pays parmi les plus pauvres du globe, qui ne touchent qu’une part dérisoire des richesses prélevées dans leur sol”, elle ajoute : “Notre prospérité est nourrie de richesses que nous détournons” (cf. « La force qui nous manque », Paris, Les Arènes, 2007, pp. 115, 116 et 149).

IV/ La Francophonie est-elle complice de la Françafrique?

Selon le Rapport du 12 octobre 2010 de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le français était utilisé en 2010 par 21 États africains et parlé par 308 millions d’habitants. Le même rapport affirme que la langue de Molière “se développe en Afrique, principalement pour des raisons démographiques, stagne en Amérique du Nord, et décline en Europe”. On y apprend aussi que 85% des locuteurs du français seront en Afrique en 2050 contre 50% en 2010 (http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/10/13/le-francais-progresse-en-afrique-mais-il-decline-en-europe_1424818_3244.html#JALkx8IZLEio12BY.99).
Que le français progresse en Afrique ne me dérange point. Ce qui me dérange, c’est la régression, année après année, de la qualité de vie des Africains s’exprimant dans la langue française. Par exemple, le Ghana dame le pion à la Côte d’Ivoire si on se fonde sur les critères suivants: pouvoir d’achat, respect des droits de l’homme, bien-être social, alternance politique pacifique, etc. De la même manière, le Gabon est moins “développé” que le Botswana et le Kenya s’en sort beaucoup mieux que le Congo-Brazzaville. Ce que je veux souligner ici, c’est qu’une langue qui n’a aucun impact positif sur la vie quotidienne des gens, qui progresse pendant que s’appauvrissent ceux qui la parlent, a en quelque sorte échoué, donc ne sert strictement à rien. On peut même se demander si cette langue n’est pas complice de la Françafrique qui pille et tue les Africains depuis 1960. En d’autres termes, pour que le français ne soit pas remplacé du jour au lendemain par une autre langue dans tel ou tel pays comme dans le Rwanda de Paul Kagamé, pour qu’elle soit prise au sérieux, pour qu’elle ne soit pas perçue comme “un instrument d’oppression, un échafaudage d’idées qui d’ailleurs n’ont rien à voir avec la langue française pour maintenir les Africains sans autel” (Mongo Beti dans André Djiffack, « Le rebelle II », Paris, Gallimard, 2007, p. 163), la francophonie devrait commencer à se préoccuper des souffrances et aspirations des locuteurs du français en Afrique.

Dans son livre déjà cité, Eva Joly s’interroge en ces termes: « Comment des institutions solides et démocratiques, des esprits brillants et éclairés, ont-ils pu tisser des réseaux violant systématiquement la loi, la justice et la démocratie ? Pourquoi des journalistes réputés, de tout bord, ont-ils toléré ce qu`ils ont vu ? Pourquoi des partis politiques et des ONG, par ailleurs prompts à s’enflammer, n’ont-ils rien voulu voir ? »
La Francophonie ne peut continuer à se taire ou à fermer les yeux sur les crimes politiques et économiques de la France en Afrique. Pour « représenter un avenir commun », elle devrait plutôt contribuer à démanteler « le système mis en place en Afrique par la France [mais] loin de ses valeurs et de l’image qu’elle aime renvoyer au monde » (Eva Joly).

Jean-Claude DJEREKE

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