Côte-d’Ivoire : Human Rights Watch réagit au communiqué des avocats de Mme Gbagbo, Rodrigue Dadjé et Habiba Touré

Le 13 avril 2017

Maître Ange Rodrigue Dadje
Maître Habiba Touré

Chers Maître Dadje et Maître Touré,

Nous vous écrivons en réponse à votre communiqué de presse, publié le 4 avril 2017, au sujet de l’acquittement de Simone Gbagbo prononcé le 28 mars par la Cour d’assises de Côte d’Ivoire.

Human Rights Watch a documenté les terribles crimes commis par les forces pro-Gbagbo ainsi que par les forces pro-Ouattara durant la crise postélectorale de 2010-2011, et nous avons régulièrement préconisé que soient menées des enquêtes et des poursuites à l’encontre des plus hauts responsables des deux camps.

Le procès de Simone Gbagbo pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité n’a guère contribué à faire avancer la cause de la justice. Les faiblesses de l’enquête et la décision du procureur de la juger séparément d’autres responsables du camp Gbagbo ont ôté à la Cour la possibilité d’explorer pleinement son rôle dans la crise postélectorale. Dans le même temps, des manquements fondamentaux à une procédure régulière, telles que l’omission de divulguer des preuves de l’accusation en temps opportun, ont privé Simone Gbagbo d’un procès équitable. Bien qu’un procès contre elle à la Cour pénale internationale (CPI) puisse offrir une autre voie aux victimes, il n’y a pas encore eu de progrès suffisants – ni à la CPI ni en Côte d’Ivoire – pour rendre justice aux victimes d’abus graves commis par des forces pro-Ouattara.

Dans les mois précédant le procès de Simone Gbagbo pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, les organisations de droits de l’homme, dont Human Rights Watch, ont alerté le gouvernement ivoirien sur le risque d’un procès inéquitable et incomplet sur son rôle présumé dans les crimes allégués. Nous avons exprimé notre inquiétude quant au fait que le procès risquait de reproduire la précédente condamnation de Simone Gbagbo en mars 2015, qui avait abouti à une peine de 20 ans de réclusion pour atteintes à la sûreté de l’État. La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) a déclaré en mars 2015 que cette condamnation avait été obtenue « sur la base d’éléments peu convaincants », tandis que Human Rights Watch affirmait que le procès de 2015 « n’a pas été mené conformément aux normes internationales en vigueur en matière de procès équitable ».

En mai 2016, à la veille de l’ouverture de son procès pour crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, l’incapacité du gouvernement ivoirien à répondre aux préoccupations concernant l’exhaustivité de l’enquête sur le rôle présumé de Simone Gbagbo ainsi que la décision de la juger séparément d’autres dirigeants, ont conduit la FIDH et ses organisations partenaires ivoiriennes, le MIDH et la LIDHO, à retirer leur participation en tant que parties civiles. En expliquant sa décision, la FIDH a exprimé sa conviction que le procès « ne pourrait satisfaire aux exigences d’un procès équitable, et ne permettrait pas de rendre justice aux victimes ». La façon dont le procès a finalement été mené démontre que ces préoccupations étaient bien fondées.

L’acquittement de Simone Gbagbo ne constitue pas nécessairement un obstacle à des poursuites devant la CPI. Comme vous le savez, la CPI a émis en 2012 un mandat d’arrêt à l’encontre de Simone Gbagbo pour quatre chefs d’accusation de crimes contre l’humanité commis lors de la crise postélectorale de 2010-2011. En 2013, le gouvernement ivoirien a contesté la recevabilité de l’affaire à son encontre devant la CPI, soutenant que Simone Gbagbo faisait l’objet d’une enquête au niveau national pour des crimes similaires. Toutefois, les juges de la CPI ont rejeté la requête du gouvernement ivoirien, déclarant que les avancées de l’enquête en Côte d’Ivoire sur la responsabilité de Simone Gbagbo étaient « rares et dénuées de progression ». Le gouvernement ivoirien, et Simone Gbagbo elle-même, pourraient désormais souhaiter contester de nouveau son affaire devant la CPI, en soutenant qu’elle a maintenant été jugée pour les mêmes chefs d’accusation portés contre elle par la CPI.

Toutefois, selon l’article 20(3) du Statut de Rome, la CPI peut juger une personne pour les mêmes actes si les précédentes procédures avaient pour but de « soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale » ou n’avaient pas été « menées de manière indépendante ou impartiale, dans le respect des garanties prévues par le droit international, mais d’une manière qui, dans les circonstances, démentait l’intention de traduire l’intéressé en justice ». Il appartient désormais aux juges de la CPI de déterminer si l’affaire à l’encontre de Simone Gbagbo demeure admissible devant la Cour. Les insuffisances de l’enquête faite en Côte d’Ivoire, et la qualité de son procès en résultant, peuvent être des facteurs pertinents à considérer dans leur prise de décision.

Enfin, nous partageons votre inquiétude quant au fait que les procédures engagées contre Simone Gbagbo, ainsi que le procès en cours de son mari à la CPI, soulignent l’incapacité du gouvernement ivoirien à exiger des comptes aux commandants pro-Ouattara pour leur rôle dans les violations des droits humains commises pendant la crise postélectorale.

Durant la crise postélectorale, Human Rights Watch a documenté des centaines d’exécutions extrajudiciaires commises par les forces pro-Ouattara, tant dans l’ouest de la Côte d’Ivoire durant l’offensive menée par les Forces républicaines que durant la bataille pour Abidjan. Le rapport de Human Rights Watch d’octobre 2011 sur les violations commises par les deux camps mentionnait les noms des commandants pro-Ouattara qui, d’après nos recherches, devaient faire l’objet d’enquêtes criminelles plus approfondies en tant qu’acteurs clés dans les abus que nous avions documentés. Depuis la crise postélectorale, Human Rights Watch a régulièrement dénoncé l’échec du système de justice ivoirien et celui de la CPI à exiger des comptes aux commandants pro-Ouattara devant les tribunaux, notamment dans d’importants rapports publiés en 2013 et 2016.

Nous comprenons qu’en tant qu’avocats de Simone Gbagbo, votre rôle est de faire avancer les intérêts de votre cliente dans la mesure du possible. En tant qu’organisation de défense des droits humains engagée en faveur de l’indépendance et de l’impartialité du processus de justice, nous continuerons cependant à œuvrer aux côtés des victimes de la crise dévastatrice postélectorale afin de garantir que les personnes responsables des violations des droits humains de tous les camps soient tenues de rendre des comptes.

Veuillez agréer, chers Maîtres, nos salutations distinguées.
Corinne Dufka
Directrice
Afrique de l’Ouest
Human Rights Watch

Param-Preet Singh
Directrice adjointe
Programme justice internationale
Human Rights Watch

ENGLISH VERSION

April 13, 2017

Mr. Ange Rodrigue DADJE
Ms. Habiba TOURE

Dear Mr. Dadje and Ms. Touré,

We write in response to your press release, issued on April 4, 2017, regarding the March 28 acquittal of Simone Gbagbo in Côte d’Ivoire’s Cour d’Assises.

Human Rights Watch documented the terrible crimes committed by both pro-Gbagbo and pro-Ouattara forces during the 2010-11 post-election crisis, and we have consistently advocated for investigations and prosecutions for those most responsible from both sides.

The trial of Simone Gbagbo for war crimes and crimes against humanity did little to advance the cause of justice. The inadequacy of the investigation and the prosecution’s decision to try her in isolation from other leaders from the Gbagbo camp denied the court the opportunity to fully explore her role in the post-election crisis. At the same time, fundamental due process concerns, such as the failure to disclose prosecution evidence in a timely manner, denied Simone Gbagbo a fair trial. While the International Criminal Court’s (ICC) outstanding case against her may offer another avenue for victims, there has so far been insufficient progress—at the ICC and in Côte d’Ivoire —to deliver justice to victims of grave abuses committed by pro-Ouattara forces.

In the months leading up to Simone Gbagbo’s trial for crimes against humanity and war crimes, human rights groups, including Human Rights Watch, warned the Ivorian government about the risk of an unfair and incomplete hearing into her role in the crimes alleged. We expressed concern that the trial risked replicating Simone Gbagbo’s prior March 2015 conviction and 20-year sentence for crimes against the state. The International Federation for Human Rights (FIDH) stated in March 2015 that that conviction was obtained “on the basis of little credible evidence,” while Human Rights Watch said that the 2015 trial was “not conducted in accordance with international fair trial standards.”

In May 2016, on the eve of her trial for crimes against humanity and war crimes, the Ivorian government’s failure to address concerns regarding the completeness of the investigation into Simone Gbagbo, as well as the decision to try Gbagbo in isolation from other officials, led FIDH and its Ivorian partner organizations, MIDH and LIDHO, to withdraw their participation as civil parties in the trial. In explaining the decision to withdraw, FIDH expressed its belief that the trial “will not satisfy fair trial standards and will not do justice to victims.” The ultimate conduct of the trial demonstrates that these concerns were well-founded.

Simone Gbagbo’s acquittal is not necessarily a bar to prosecution at the ICC. As you know, in 2012 the ICC issued an arrest warrant for Simone Gbagbo for four counts of crimes against humanity committed during the 2010-2011 post-election crisis. The Ivorian government in 2013 challenged the admissibility of the case against her, arguing that she was being investigated domestically for similar crimes. ICC judges, however, rejected the request, stating that the investigative steps in Côte d’Ivoire into Simone Gbagbo’s responsibility were “scarce in quantity and lacking in progression.” The Ivorian government, and Simone Gbagbo herself, may now wish to again challenge her case before the ICC, arguing that she has now been tried for the same charges in Côte d’Ivoire.

However, under article 20(3) of the Rome Statute, the ICC may try an individual for the same conduct if the prior proceedings were for the purpose of “shielding the person concerned from criminal responsibility” or were “not conducted independently or impartially in accordance with the norms of due process recognized by international law and were conducted in a manner which, in the circumstances, was inconsistent with an intent to bring the person concerned to justice.” It is now for ICC judges to determine if Simone Gbagbo’s case remains admissible before the court. The incompleteness of the investigation undertaken in Côte d’Ivoire, and the resulting quality of her trial, may be relevant factors that they consider in making their decision.

Finally, we share your concern that the proceedings against Simone Gbagbo, as well as the ongoing ICC trial of her husband, underscore the Ivorian government’s failure to hold pro-Ouattara commanders accountable for their role in human rights abuses during the post-election crisis.

At the time of the post-election crisis, Human Rights Watch documented hundreds of extrajudicial killings by pro-Ouattara forces, both in the west of Côte d’Ivoire during the Republican Forces’ offensive and during the battle for Abidjan. Human Rights Watch’s October 2011 report on abuses committed by both sides listed the names of the pro-Ouattara commanders, who, based on our research, merited further criminal investigation as key players in the abuses we had documented. Since the post-election crisis, Human Rights Watch has regularly denounced the Ivorian justice system’s failure, and that of the ICC, to hold pro-Ouattara commanders accountable in court, including in major reports published in 2013 and 2016.

We understand that, as lawyers for Simone Gbagbo, your role is to advance your clients’ best interests where possible. As a human rights organization committed to the independence and impartiality of the justice process, we will continue to work with victims of Côte d’Ivoire’s devastating post-election crisis to ensure that those responsible for human rights violations from all sides are held accountable.

Yours sincerely,

Corinne Dufka
Director, West Africa
Human Rights Watch

Param-Preet Singh
Associate Director
International Justice Program
Human Rights Watch

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