Côte d’Ivoire: « Aimé Césaire m’a dit qu’il était Ivoirien… », affirme Serge Bilé (écrivain journaliste)

17 avril 2008-17 avril 2017, voilà 9 ans qu’est parti Césaire sur lequel vous sortez un livre. Veuillez nous relater les circonstances de votre rencontre ?

C’était en avril 1995. J’étais arrivé à la Martinique neuf mois plus tôt pour présenter le journal télévisé à la demande de la rédactrice en chef à l’époque de RFO à Fort-de-France. Aimé Césaire m’a reçu aimablement à la mairie, m’a dit qu’il me regardait le soir sur le petit écran, avant d’ajouter ces mots qui m’ont touché : « Vous êtes Martiniquais comme moi et je suis Ivoirien comme vous ».
En 2001, quand il a mis fin à son dernier mandat, je lui rendais visite régulièrement. Nous avons noué des liens. J’avais le privilège d’accompagner sa vie de retraité, en assistant aux audiences qu’il accordait à ses visiteurs et en ayant quelquefois également des tête-à-tête avec lui. Ça s’est passé ainsi jusqu’à sa mort le 17 avril 2008.

Comment est venue l’idée de ce livre ?

Je n’avais pas l’intention de publier un livre au départ. En tout cas, ça ne m’avait pas traversé l’esprit jusqu’à l’an dernier. Je me suis dit alors que je n’avais pas le droit de garder pour moi tout ce que j’avais vu et entendu durant cette période. Avec ce livre, j’ai voulu montrer le poète différemment de ce qui avait été fait jusqu’ici, en plongeant dans son intimité et en faisant découvrir certains aspects méconnus de sa personnalité.

De quoi parliez-vous quand vous le rencontriez ?

De tout : de l’actualité, de ses espoirs, de ses combats, du passé, de l’esclavage et bien évidemment de la négritude. Il me parlait aussi de Félix Houphouët-Boigny qu’il a côtoyé dans les années 1950 sur les bancs de l’Assemblée nationale. Houphouët lui avait offert un masque de chef qu’il gardait dans sa maison à Fort-de-France. Césaire m’a raconté que Houphouët voulait retarder l’indépendance de la Côte d’ivoire pour mieux la préparer. Mais le général de Gaulle a brusqué les choses et l’a mis devant le fait accompli. Dépité, Houphouët avait confié à Césaire : « Je suis arrivé sur le quai de la gare avec mon bouquet de fleurs à la main, mais le train était déjà parti ! »

Il a certainement dû vous parler de Léopold Sédar Senghor ?

Oui, il m’en parlait souvent et toujours avec émotion. Il m’en a d’ailleurs parlé dès le premier jour où je suis allé le voir en avril 1995. Il m’a raconté comment ils se sont rencontrés et ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. J’étais là aussi le jour où Senghor est mort le 21 décembre 2001. Quand Césaire a appris la nouvelle, il s’est écrié, malheureux : « Qu’est-ce que je fais encore là ? Qu’est-ce que je fais encore sur terre ? J’ai tout vu ! J’ai tout lu ! Qu’est-ce que j’en ai à faire de la vie ? Tous mes amis foutent le camp. Je n’ai plus personne. Mon tour ne va pas tarder ! » J’ai vu Césaire ce jour-là très abattu. Son visage était marqué.
Je lui ai demandé s’il voulait qu’on en parle, mais il m’a fait comprendre poliment qu’il était trop bouleversé pour évoquer son ami. Je n’ai pas insisté. Il était un exemple pour Zadi Zaourou également qui respectait son travail…
Quand on a organisé le premier charter, Zadi était venu avec nous et c’est moi qui l’ai emmené chez Césaire. Il était extrêmement touché, la rencontre était émouvante. Il avait un attachement pour cet immense écrivain parce qu’il estimait que la parole de Césaire l’avait inspiré.

Ce livre révèle des épisodes méconnus de la vie d’Aimé Césaire, comme ce moment où on lui a proposé le prix Nobel de la paix. Qu’est-ce qui s’est passé ?

C’est un épisode qui illustre la grande humilité d’Aimé Césaire. C’était en mars 2006. Je vais le voir mais ce jour-là sa secrétaire avait reçu deux lettres, envoyées par deux facultés de droit belge et norvégienne. Ces deux facultés proposaient la candidature d’Aimé Césaire pour le prix Nobel de la paix ! Sa secrétaire m’explique alors que, lorsqu’elle a montré les lettres à Césaire, il lui a dit presque fâché : « Moi ? Le prix Nobel de la paix ? Ça jamais ! Je suis un rebelle ! » Je me suis à mon tour approché de Césaire pour essayer de comprendre son refus. Je lui ai posé la question et il m’a répondu avec malice : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Jamais personne ne m’a déclaré la guerre et la Martinique n’est pas attaquée ? Alors pourquoi est-ce qu’on me parle de prix Nobel de la paix ? » J’ai manqué d’éclater de rire…

On découvre dans ce livre le quotidien d’un retraité solitaire avec ses petites habitudes : sa promenade quotidienne, ses enfants, ses lectures et même ses émissions préférées. Qu’est-ce qu’il regarde à la télévision ?
Ça va vous faire rire. L’après-midi, quand il revenait de sa promenade, il s’installait avec sa sœur devant la télévision pour regarder « Questions pour un champion ». Sa soeur Mireille, qui a vécu un moment avec lui dans ces année-là, aimait beaucoup cette émission, où on posait des questions de culture générale aux candidats. Alors, pour faire plaisir à sa soeur, Aimé Césaire ne ratait jamais ce rendez-vous. Sa gouvernante m’a raconté que Césaire s’amusait à répondre aux questions de l’animateur, et il avait souvent tout bon. Ce qui n’est pas étonnant…

Réalisée PAR ALEX KIPRE

Publié dans Fraternité Matin

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