Côte-d’Ivoire: La grève dans le système éducatif est-elle politique ?

Pascal FOBAH Eblin

«Le droit syndical et le droit de grève sont reconnus aux travailleurs des secteurs publics et privés qui les exercent dans les limites déterminées par la loi » (Article 18, Constitution de 2016).

Depuis des semaines, le système éducatif ivoirien, depuis le primaire jusqu’au supérieur, est secoué par une vague de grèves qui a atteint un seuil critique avec l’agression et l’incendie de motos et de maisons d’enseignants par des individus encagoulés et l’arrestation de Jonhson Kouassi, secrétaire général de la CNEC libéré maintenant. Ces grèves suscitent diverses réactions jusqu’à celles du gouvernement qui les assimilent à des grèves à relents politiques pendant que d’autres personnes n’y voient que des revendications somme toute corporatistes pour un mieux-être social. Cette contribution se situe dans ce débat pour donner son éclairage.

La grève des enseignants porte sur des préoccupations diverses dont l’indemnité de logement qui va nous intéresser particulièrement. On se demande si l’indemnité de logement que les enseignants veulent voir réévaluée et qui est de 30 000 francs CFA pour les instituteurs, 40 000 francs pour les professeurs de collège, 50 000 francs pour les professeurs de lycée et 70 000 francs pour les professeurs d’université est une réalité ou une affabulation des enseignants. On se demande aussi quel appartement décent de deux pièces, trois pièces ou quatre pièces l’on peut trouver à ces prix-là dans les grandes agglomérations et les quartiers qui ne sont pas des taudis. A ces questions s’ajoutent aussi d’autres. Avec la flambée du coût des loyers dans les grandes villes, ces sommes ne sont-elles pas devenues dérisoires, un studio valant aujourd’hui près de 70 000 francs voire plus dans certains quartiers ? Les revendications des enseignants ont-elles pour objectif de chasser le président Ouattara du pouvoir ou de renverser le gouvernement comme dans un régime parlementaire ou cherchent-elles tout simplement à voir être améliorées les conditions de vie et de travail de leurs auteurs ?

Il est vrai que les enseignants profitent de l’opportunité que leur offre cette fin de mandat et cette année pré-électorale pour amener le gouvernement à se pencher sur une situation devant laquelle il fait l’autruche depuis longtemps. Mais leurs préoccupations restent fondamentalement corporatistes. Les problèmes posés sont, pour la plupart, sur la table des ministres de tutelle et du premier-ministre depuis longtemps, pratiquement un an ou plus. Mais ils n’y ont accordé aucun intérêt, impuissants qu’ils sont à leur trouver des solutions parce que, dans les régimes hyper-présidentialistes dans lesquels nous sommes en Afrique, ils ne sont que les exécutants des décisions prises par le sommet. Leur marge de manœuvre est limitée et le déblocage de la situation ne peut venir que du seul président de la République. Cela a été le cas avec tous les présidents qui se sont succédé à la tête de l’Etat de Côte d’Ivoire, certains étant, cependant, plus sensibles que les autres aux préoccupations corporatistes. Mais africains que nous sommes nous n’avons aucunement réfléchi pour trouver une solution à cette situation inconfortable. Comment comprendre que les revendications corporatistes sont rares en Allemagne et en Angleterre alors qu’elles sont fréquentes en France et dans les zones d’où s’étend son influence ? Quelles sont les recettes mises en place dans ces pays et qui font qu’ils ont une situation sociale moins perturbée ? Des experts doivent être commis pour réfléchir sérieusement à la question.

La radicalisation des mouvements de grève est le fait même de l’exécutif qui essaie de battre les syndicats sur le terrain de l’image afin de les livrer à la vindicte populaire. Pourtant, on s’est rendu compte, dans ce pays, que quand le président de la République accepte d’écouter les syndicats, quels qu’ils soient, et accède un tant soit peu à leurs doléances, il fait de la satisfaction des préoccupations posées un argument de campagne pour s’attirer la sympathie des populations. Des revendications corporatistes que certains membres de l’exécutif assimilent à des opérations de déstabilisation deviennent curieusement, lors de la célébration de la fête du travail et lors des campagnes électorales, des arguments destinés à renforcer la confiance des électeurs dans la capacité du Chef de l’Etat à être à l’écoute de ses concitoyens et à satisfaire les préoccupations corporatistes. Qui tire donc politiquement profit de la situation et qui a intérêt à ajouter des relents politiques aux grèves des syndicats ?

Lorsqu’on aura répondu à la question, on comprendra pourquoi, en Afrique, tout ne trouve solutions qu’au pied du président de la République. D’autre part, qui pense devenir émergent par l’augmentation des taxes et autres prix des services publics, l’endettement public pour réaliser des ouvrages en béton et de l’asphalte verra se dresser, face à lui, le modèle du Brésil, de la Russie, de la Chine, etc. dont l’émergence a été soutenue et produite grâce à un système éducatif de qualité qui a permis le développement de l’innovation et de la technologie et mis sur le marché une main-d’œuvre de qualité. Ce n’est pas pour rien que la Chine en 1998 une politique de développement social, économique et scientifique intitulée « Faire prospérer le pays par la science et l’éducation ». La croissance de ces pays n’est donc pas fondée sur l’exploitation agricole mais sur une industrie en forte croissance animée par des travailleurs locaux bien formés pour répondre aux besoins de l’industrialisation.
Les seules performances économiques encouragées par les BTP ne suffisent pas à rendre émergent. Il faut aussi un processus simultané d’industrialisation et, pour cela, il faut que le système éducatif produise la main d’œuvre de qualité qui va animer et accompagner ce processus d’industrialisation.

Plutôt que de continuer à galvauder le terme d’émergence pour enfumer ceux qui n’en savent rien ou peu, les gouvernants africains gagneraient à poser les pas nécessaires qui y conduisent dont la mise en place d’un système éducatif de qualité dans lequel un ministre, face aux taux de réussite excessivement bas à un examen national, ne donnera pas des ordres au service informatique pour que les bases de calcul des admissions soient modifiées afin que le lendemain ce taux atteigne des sommets vertigineux.

Dans quoi pourrions-nous devenir un géant pour espérer aller à l’émergence et quels biens (produits manufacturés) pourrions-nous exporter ? Telle est la problématique de l’émergence qui se pose à nous, pays africain. Le Brésil est un géant agricole, la Chine, un géant manufacturier et l’Inde, un géant dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils sont émergents, une émergence soutenue par des systèmes éducatifs de qualité.

Les caractéristiques de ces pays émergents et les indicateurs de cette émergence sont, selon des experts dont Philippe Hugon, une imposante population susceptible de constituer un marché domestique, des capacités technologies qui impulsent une mutation profonde, la taille gigantesque de réservoir de main d’œuvre, la richesse des sous-sols, particulièrement pour la Russie, des investissements dans la Recherche et le Développement, lesquels permettent de produire une économie du savoir, la capacité de protéger le territoire sans tenir son lait d’une puissance coloniale, le rôle stratégique de l’État pour le développement et dont l’interventionnisme booste la dynamique du développement, une économie diversifiée qui ne dépend pas uniquement des exportations des matières premières. A cela, il faut ajouter un taux de croissance soutenu sur le long terme, parfois pendant des décennies (de 7 à 8% : la Malaisie qui est devenue émergente a un taux de croissance de plus de 7% par an depuis 1970), un cadre macroéconomique discipliné et donc plus résistant et un environnement institutionnel de qualité, c’est-à-dire stable pour permettre la mise en place de politiques de longue durée. Ces facteurs mis ensemble produiront un accroissement substantiel du revenu national par tête d’habitant, une baisse, elle aussi substantielle, de la pauvreté ainsi qu’un accroissement des exportations manufacturières, lesquels permettent de prétendre à l’émergence. En dehors de ces trois derniers critères que nous essayons d’observer un tant soit peu, nos pays, pris individuellement, ne constituent pas des places financières importantes.

Comme on le voit, un système éducatif de qualité qui produit la main-d’œuvre dont le développement économique et industriel a besoin est une des clés de l’atteinte de l’émergence. C’est à ces conditions que la Côte d’Ivoire pourra relever le défi de l’émergence et devenir un exportateur de produits manufacturés et non plus un exportateur de matières premières comme cela se passe aujourd’hui. C’est à juste titre que la Banque mondiale souligne dans son rapport de 2017 sur la Côte d’Ivoire que « pour produire plus et mieux, il faut des compétences, lesquelles s’acquièrent en grande partie sur les bancs de l’école, pendant les années de formations professionnelles et au sein de l’université ».
Au lieu de leur fermer la porte ou de leur afficher du mépris qui conduisent à la radicalisation des positions, les gouvernants sont invités à engager sans délai les discussions avec les syndicats d’enseignants pour leur proposer ce qu’il est possible de faire dans le court, moyen et long terme selon les ressources et possibilités dont dispose le pays. « L’éducation est de toute évidence l’un des instruments les plus puissants pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, ainsi que pour jeter les bases d’une croissance économique solide » nous dit Harry Anthony Patrinos, administrateur du secteur de l’éducation à la Banque mondiale. Comme on le voit, le système éducatif reste la clé de l’émergence.

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