Les derniers propos du président Bédié interpellent notre conscience collective ( article révisé et augmenté)

J’ai longtemps hésité à réagir aux derniers propos du Président Bédié, parce que je ne souhaite pas participer à leur publicité. J’avais déjà dit précédemment qu’il s’était discrédité moralement et disqualifié politiquement en laissant prospérer au sein du PDCI de Daoukro (celui-ci n’a plus rien à voir désormais avec le PDCI-RDA d’Houphouet-Boigny dont il a trahi les principaux idéaux) un ensemble de discours de forme ethno-nationaliste, xénophobe et populiste. Par ce silence approbateur et cette attitude compromettante, on pouvait le soupçonner d’adhérer à nouveau à la version politique de l’idéologie « ivoiritaire » dont il est l’initiateur du reste. Finalement, l’histoire le rattrape, en confirmant par des actes de langage positifs sa position à travers ses dernières déclarations.

Emmuré dans un système de pensée qui s’oppose au rassemblement de tous les fils de la Côte d’Ivoire et dessert la paix, contrairement à l’humanisme social et à la philosophie politique du Président Houphouet-Boigny, le Président Henri Konan Bédié se trompe d’époque, de stratégie et de vision.

L’idéologie fondée sur la croyance qu’il existe une hiérarchie entre les groupes ethniques en Côte d’Ivoire suivant l’antériorité de leur implantation sur son territoire, nie la dynamique de l’histoire des migrations et la sociologie de la carte culturelle des populations qui le peuplent, en la fixant artificiellement à la post-colonialité, aux seules populations présentes sur le territoire conformément au tracé des frontières coloniales, au moment du transfert des compétences de « souveraineté » auxdites poulations (accession à l’indépendance). Cette compréhension est d’une part erronée, car l’histoire ne se fige pas à cette date, elle ne s’arrête pas à cet instant, et d’autre part, dangereuse, parce qu’elle inspire un comportement de mépris à l’endroit de certains groupes ethniques venus tardivement sur son territoire et nourrit un complexe de supériorité chez d’autres, alors qu’en réalité il n’en est rien objectivement sur un plan strictement scientifique. Toutes les populations sont égales entre elles.
Ce concept globalisant est mal fondé, il est mal compris par les masses et surtout instrumentalisé par des politiques faillis. Il est conçu pour conduire sournoisement des esprits faibles, ignorants, passionnés et haineux, dans un pays comme la Côte d’ivoire, où le taux d’analphabétisme est encore très élevé (43 %) à fabriquer des préjugés, des stéréotypes et des rumeurs défavorables à l’égard des étrangers internes (allogènes) et externes (extra-nationaux), sur la simple base d’une différence de mœurs, d’appartenance politique, d’origine géographique, d’époque installation, ou encore d’une homonymie lexicale de patronymes, alors que la notion de nationalité est exclusivement juridique et que la notion d’identité est strictement culturelle. L’identité d’un individu est celle définie sur sa Carte d’Identité Nationale, selon les mentions qui y figurent, et rien d’autre, et le caractère commun de toutes ces individualités est d’abord la nationalité Ivoirienne. Le lieu géographique de naissance (« village » comme on le dit chez nous) et la filiation (de père et de mère ivoiriens commecertains le conçoivent) sont secondaires, pour parvenir à définir la nationalité d’un individu. (Exemple : Basile BOLI, star de foot-ball et fierté nationale, est né à Abidjan, appartient à l’ethnie Béthé, mais est Français).Toute autre définition de l’identité ivoirienne est inopérante, et le Code de la Nationalité, voté par la représentation nationale, prévoit plusieurs conditions et modes d’acquisition de la Nationalité. Dès lors, les critères xénophobes de la nationalité sont très restrictifs, réducteurs et déformateurs de la réalité.
Toute autre démarche constituerait la négation des autres liens (juridiques, culturels, géographiques et historiques) que nous pouvons avoir en commun avec ces personnes stigmatisées d' »étrangers », et nierai notre histoire commune avec des peuples voisins, qui ne formaient naguère qu’une seule entité socio-culturelle. Exemple: un mongole d’origine mongolienne par filiation, né en Côte d’Ivoire, n’ayant du reste rien à voir avec la Mongolie, qui a acquis la nationalité ivoirienne, et qui a pour univers culturel et pour cadre de vie la Côte d’Ivoire, est Ivoirien au plan juridique, culturel, géographique et de son histoire, de notre histoire commune avec lui. Exemple Sam l’Africain, Barack Obama de père Kenyan, hier Duvallier à Haîti d’origine martiniquaise, ou encore plus près de nous, le nouveau ministre de la forêt du Gabon, Lee White, britannique d’origine, naturalisé gabonais en 2008. Nous avons changé d’époque et de monde. De nombreux Ivoiriens ont la nationalité d’autres pays. D’où nous vient donc notre réticence aux évolutions du temps, notre volonté passéiste et d’immobilisme ? La notion d’étranger à elle même évoluée dans le sens de son extinction dans le cadre du renouveau du mouvement panafricaniste (Unité Africaine), du renforcement de l’intégration régionale (espace CEDEAO), de l’augmentation de la circulation des biens et des personnes et de leur mobilité dans le monde( accroissement des moyens de transport, et multiplication des conventions juridiques bilatérales et multilatérales auxquels les Etats sont soumis), Dans un tel contexte historique, juridique et technologique, aucun peuple ne peut se replier sur lui-même, ne peut vivre en autarcie, sous peine de se condamner à l’isolement et à mourir. La vie c’est le mouvement et l’interaction avec l’altérité.
De la même manière, le Baoulé en pays We ne saurait être étranger, et pourtant il connaît aussi des conflits fonciers. Preuve que celui-ci ne concerne uniquement que les « étrangers » comme veut le faire croire les propos du Président Bédié. Le We en pays Sénoufo n’est pas étranger, vis versa et ainsi de suite. Un Coulibaly, un Koffi, un Doh, un Ouattara, un Cissé ont des patronymes qu’on retrouve dans des pays voisins (Mali, Ghana, Libéria, Togo, Burkina-Faso, Guinée) parce qu’ils ont la même histoire, la même culture, et peut-être la même origine lointaine. Il n’y a pas de début absolu en matière de migration et les peuplements se font à raison d’un mouvement continu des flux migratoires. Preuve les yacouba ( appelation provenant du nom YACUB en langue sémitique, pour dire JACOB) ont une origine juive, en tant que afro-descendant de la tribu des Dan (dannite, lignée de Dan, cinquième fils de Jacob, constitutive de la 12eme tribu d’Israel ). Tout ceci est encore confirmée par l’existence d’une diaspora Africaine ou des Ivoiriens de l’étranger, qui dans un siècle n’auront plus de lien physique, juridique et culturel avec leurs pays d’origine.
Au plan sociologique le concept de l’ivoirité dans sa version politique et populiste, est pernicieux et xénophobe en considération de son discours implicite et de son influence sur les instincts grégaires, qui tend  » …à désigner de façon injustifiée l’étranger comme un problème, un risque ou une menace pour la société d’accueil et à le tenir à l’écart de celle-ci, que l’étranger soit au loin et ou susceptible d’y venir, ou y est déjà arrivé ou encore y soit depuis longtemps installé » (J. Valluy, « Rejet des exilés – Le grand retournement du droit de l’asile », Éditions Du Croquant, 2009. P. 2.). Autrement dit, ce discours véhicule techniquement dans le subconscient collectif des représentations implicites, des associations, des imaginaires et une charge psychologique qui entraînent des préjugés négatifs (idées d’agression, de dépossession, d’envahissement et de criminalité), des discriminations dans les actes quotidiens de la vie communautaire nationale (conflits inter-communautaires, réticences à des unions), des accusations infondées ( exemple il y a des Ivoiriens impliqués dans les activités clandestines de l’or et du diamant, en tant qu’acteurs et complices).

En effet, cette situation est grave losque de tels discours sont tenus par des partis de gouvernement, des élites morales et intellectuelles, des leaders politiques et d’opinion dans un pays. Lorsque l’ethno-nationalisme et la la xénophobie deviennent les éléments centraux d’un discours politique, de la vie nationale, ils ouvrent la perspective d’un programme gouvernemental, plus ou moins avoué à mettre à place dans l’éventualité d’une élection gagnante. L’histoire nous a démontré l’existence effective de ces « pratiques et attitudes » en Côte d’Ivoire, sous différents gouvernements, précisément sous celui du PDCI de Daoukro et du FPI, aux fins d’un succès populaire, de conquérir ou de conserver le pouvoir. L’ostracisme et la catégorisation ethnique qui en découlent s’accompagne d’une dévalorisation symbolique des populations concernées. Ce sont ces pratiques quasi-intistitionnelles i qui ont été contestées par les populations dun Nord et ont motivées la révolte qui en a résultée pour s’organiser sous la forme d’une rébellion armée. Ensuite, nous avons fait rentrer dans le champ politique toutes sortes de justifications intellectuelles et théoriques, pour tenter de justifier l’injustifiable, mais le tort était hélas déjà fait.

Le RDR utilise également ce discours et cette attitude ségrégationniste comme argument pour renforcer ses réflexes défensifs et communautaristes. A supposé qu’il n’y ait pas de discours de division, celui-ci pourrait-il mobiliser sur le thème de la nécessité du soutien et de la solidarité des fils du Nord face à la menace d’une exclusion et de brimades administratives ? S’il lui est reproché aujourd’hui, à juste raison, de pratiquer lui-même une discrimination ethnique dans les nominations aux plus hautes fonction de l’État, du fait des pratiques du passé, de la crise de confiance née de la crise post-doctorale et du concept du rattrapage ethnique, son discours dominant reste néanmoins, le vivre ensemble, l’ivoirien nouveau, le rassemblement dans un même creuset idéologique des fils d’ Houphouet-boigny, le renouvellement de la classe dirigeante, l’émergence économique, la nécessite de la paix, de la stabilité, de la réconciliation et de la cohésion sociale, même si cette nécessité est reconnue et proposée par tous, et que le Pouvoir n’ait pas totalement réussi sur ce délicat chantier. Donc, son discours n’a pas un caractère guerrier et de désintégration, et il n’existe pas chez lui une pratique administrative discriminatoire et agressive comme par le passé.
C’est pourquoi nous ne devons pas jouer avec le feu, sinon les phénomènes dénoncés par le Président Bédié (l’orpaillage clandestin avec toute son économie mafieuse, ses méfaits sur les mœurs, l’écologie et la santé publique; ainsi que la fraude à la nationalité avec sa corruption, son commerce lucratif et ses implications politiques) sont réels, mais ne datent pas d’aujourd’hui, ni de 2011. Pourquoi ne les a t-il pas combattu ainsi que ses « alliés » d’aujourd’hui quand ils étaient au pouvoir ? Pourquoi ne les a t-il pas dénoncé quand il était le tout-puissant PCA du pays et au RHDP ? Qu’est-ce qui explique objectivement que c’est toujours dans certaines configurations socio-historiques, des situations socio-politiques particulières, que la xénophobie réinvestit le registre du langage politique ivoirien et tend à redevenir le point focal de la vie politique ? Deux choses : la manipulation et la mauvaise foi. Les phénomènes que le Président Bédié pointe, sont beaucoup plus complexes qu’il ne les décrit et ils ne sont pas le fait exclusif de l’étranger. Ce raccourci est une facilité intellectuelle et un prétexte politique. Pour finir avec cette thématique frelatée de l’ivoirité, il faut dire que la nouvelle version politique qu’il introduit en cette circonstance, a le mérite de faire se rencontrer, frères jumeaux, le PDCI de Daoukro et le FPI-Canal historique. C’est une ligne de démarcation par rapport aux démocrates, aux républicains et aux panafricanistes, et un programme commun entre les deux formations politiques.

Pour revenir à l’aspect juridique, qui me paraît essentiel dans le traitement de cette affaire, le Président Bédié affirme au moins cinq choses dans sa déclaration : 1) – L’entrée clandestine et le stockage d’armes de guerre sur le territoire national. 2) – La volonté des étrangers de déposseder les Ivoiriens de leurs biens, notamment de leurs terres; 3) – La distribution frauduleuse et massive de la nationalité à des non ayant-droits. 4) – La complicité ou l’implication du Gouvernement dans l’accomplissement de ces actes faisant courrir un risque et une menace à la communauté nationale. 5) – L’invitation lancée aux Ivoiriens de ne pas accepter cela et de se tenir prêt à se mobiliser et à répondre à ses mots d’ordre le moment voulu, pour un soulèvement populaire en vue d’un changement par la force et le désordre public.

Premièrement, les propos xénophobes sont constitutifs d’une violation des droits de l’homme et sont reprimés comme tels, au même titre, que les attitudes racistes et discriminatoires, par la Loi Ivoirienne qui interdit toute forme de discrimination fondée sur la race, le sexe, la religion, l’origine ou l’ethnie ( Cf. Constitution, Art.4, mais également l’Art 2. au regard de la reconnaissance de la personnalité juridique des individus, et non à partir de leur appartenance. Par ailleurs, la déclaration et le programme d’action de Vienne admis par l’Assemblée générale des Nations unies en 1993, au visa de son Article 15, indique que « Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales sans distinction aucune est une règle élémentaire du droit international en la matière. Dès lors, l’éradication de ces comportements et propos est une tâche prioritaire de la communauté internationale qui invite instamment tous les gouvernements nationaux à prendre des mesures fermes et efficaces pour les prévenir et les combattre. A ce titre le Président Bédié, contre qui je ne nourrit aucune hostilité, devrait faire l’objet d’une procédure compte tenu de son statut, visant à l’entendre sur la responsabilité pénale des propos qu’il a tenu.

Deuxièmement, dans la mesure où les faits visés dans la déclaration du Président Bédié sont passibles de sanctions judiciaires de la part des commettants et de leurs complices, il s’agirait de dénonciations calomnieuses, si les faits étaient totalement ou partiellement inexacts. Dès lors, le Gouvernement doit inviter l’intéressé à démontrer la véracité de ses déclarations, sous peine de poursuites judiciaires et de sanction, fusse-t-elle symbolique. On ne peut pas accuser un Gouvernement de faits aussi graves sans en produire la preuve, et le Gouvernement ne peut pas non plus se contenter uniquement d’une déclaration de réprobation et de taxer l’intéressé de xénophobe par personnes interposées, soient-elles des membres du Gouvernement, sans s’expliquer sur l’inexactitude des faits qui lui sont reprochés, ou plus exactement sans démontrer à l’opinion publique, qu’il combat ces phénomènes et n’y est nullement associé, de près ou de loin.

Troisièmement, l’incitation à la haine et au trouble à l’ordre public sont condamnés par notre Code Pénal. Certaines personnalités ont été poursuivies pour ces motifs. La Loi n’étant pas individuelle, sélective et variable, il convient de la mettre en oeuvre dans le cas qui nous occupe. Il faut des symboles forts et des signaux clairs à envoyer à la société, pour bien montrer qu’il n’y aura pas d’impunité et d’irresponsabilité politique dans la perspective des élections de 2020, afin que la dissuasion joue pleinement, et que faute de raison, les velléités incendiaires et que les écarts de conduite soient brisées très tôt pour préserver la paix publique. Il ne doit y avoir aucune tolérance à ce principe de sauvegarde de la paix. Il est temps que la société politique soit responsabilisée, car nous avons connu une crise qui a fait près de 20.000 morts sans responsables au sens juridique du terme. Cela doit cesser . Il s’agit bien évidemment en ce qui concerne le Président Henri Konan Bédié d’envisager à son encontre une procédure symbolique devant aboutir à un rappel à la Loi et calmer ses ardeurs, alors qu’il y sera représenté par son conseil. La haine, le désordre, le replis sur soi et la violence ne constituent pas un horizon viable pour un peuple. Nous devons en prendre pleinement conscience et nous élever, pour être cette « terre d’espérance promise à l’humanité ».

Par Pierre Soumaré

Commentaires Facebook