39 cadavres de migrants dans un camion au Royaume-Uni, conséquence cruelle d’une Europe bunkerisée

Illustration macabre du trafic d’êtres humains

Le poids lourd, immatriculé en Bulgarie, est arrivé sur l’île depuis un port belge. Le chauffeur, originaire d’Irlande du Nord, a été arrêté.

Le long d’une petite rue de la zone industrielle de Waterglade, dans l’Essex, à une heure à l’est de Londres, entre un immense entrepôt et une entreprise d’engins de chantier hydrauliques, un camion réfrigéré s’est arrêté un peu après 1 heure du matin le mercredi 23 octobre. Sur le pare-brise, une inscription : « The ultimate dream » (« le rêve ultime »).

Il n’est pas rare de voir des camions se garer ici. Le port de Tilbury, dans l’estuaire de la Tamise, est à quelques kilomètres de là. La zone est un lieu de passage permanent pour le commerce en direction et en provenance du continent européen, y compris pendant la nuit. A l’entrée d’Eastern Avenue, là où s’est garé le véhicule, le Big Blue Food Bus, un vieux car décrépi transformé en cuisine, fournit les travailleurs de ces hangars anonymes en hamburgers graisseux et en thé au lait, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

A l’arrière du poids lourd, dans la remorque, trente-neuf corps gisaient morts, dont celui d’un adolescent. Des victimes de trafic humain, dont l’identité et l’itinéraire ne sont pas connus pour l’instant. Peu après l’arrêt du camion, quelqu’un a appelé le service des ambulances de l’est de l’Angleterre. En découvrant la scène, les ambulanciers ont immédiatement alerté la police. Il était 1 h 40 du matin (2 h 40 à Paris).

Le chauffeur du camion, un Nord-Irlandais de 25 ans, a été arrêté pour suspicion de meurtre. Sur sa page Facebook, des photos le montrent dans la même cabine, avec les mêmes décorations. Un blason y est peint, avec le nom du pays en dessous : « Ireland. »

Immatriculé en Bulgarie
« Ce qu’on a vu à travers ces trafiquants est le pire de l’humanité », a condamné, à la Chambre des communes, Priti Patel, la ministre britannique de l’intérieur. Le premier ministre, Boris Johnson, s’est lui dit « horrifié ».

Progressivement, les enquêteurs de la police de l’Essex ont retracé les mouvements du camion. La remorque, qui est enregistrée en Bulgarie, était arrivée du port belge de Zeebruges. Elle a débarqué au port de Purfleet, dans l’Essex, et a été déchargée à minuit et demi. Le parquet fédéral belge a ouvert une enquête, a annoncé son porte-parole, Eric Van Duyse. « Il semble que le conteneur soit effectivement passé par la Belgique » avant d’être « embarqué à Zeebruges », a-t-il précisé, tout en disant ignorer « combien de temps il est resté en Belgique ».

La cabine du camion qui tirait le chargement est arrivée d’Irlande du Nord. La police avait tout d’abord affirmé qu’elle avait traversé la mer d’Irlande le 19 octobre et était arrivée via le port d’Holyhead, au Pays de Galles, mais elle l’a démenti dans un second temps.

Les autorités bulgares ont confirmé que le camion était enregistré à Varna, dans l’est du pays, et appartenait à une entreprise détenue par un Irlandais. Le véhicule « n’est plus entré sur le territoire de notre pays depuis [l’immatriculation]. Il n’y a pas de lien avec nous, seulement les plaques d’immatriculation », a déclaré le premier ministre, Boïko Borissov, à la télévision locale. Pour Dimitar Dimitrov, directeur exécutif de la chambre des transporteurs routiers bulgares, il est courant que des ressortissants enregistrent des entreprises en Bulgarie pour « profiter de la fiscalité favorable ».

Illustration macabre du trafic d’êtres humains
Toute la journée, dans leurs tenues de protection blanches, les enquêteurs se sont activés à l’arrière du camion, les trente-neuf cadavres encore à l’intérieur. En fin d’après-midi, ils ont fini par le déplacer dans un endroit tenu secret, à l’abri des caméras venues du monde entier, afin « de préserver la dignité des victimes », a expliqué Pippa Mills, de la police de l’Essex.

Si la tragédie est choquante, elle n’est que l’illustration violente et macabre d’un trafic d’êtres humains qui a mal tourné. En 2018, les autorités britanniques ont arrêté, à l’arrière de camions ou de voitures, 1 052 personnes dans les ports britanniques et 7 539 à travers le pays. « Nous sommes ici témoins de choses qui arrivent tous les jours dans les ports, les aéroports ou à travers la Manche, explique Anthony Steen, de la Fondation sur le trafic humain, une association. Il s’agissait probablement de réfugiés, qui fuyaient la persécution, probablement d’Afghanistan ou de Syrie, et qui sont passés par la Bulgarie. »

Selon lui, il est erroné de comparer cela à de l’esclavage moderne. « Ces gens sont probablement montés dans le camion de leur plein gré. » Il réplique au passage à Mme Patel, qui appelait à des peines de prison plus sévères contre les trafiquants. « Cela ne changera rien. Ce qu’il faut éviter, c’est que ces gens se retrouvent dans cette position de devoir fuir leur pays, mais ce ne sera évidemment pas facile. » Il demande que le Royaume-Uni fasse preuve de plus d’ouverture, en acceptant plus de demandeurs d’asile. Dans le contexte actuel de durcissement des règles contre l’immigration, il a peu de chances d’être entendu.

En 2000, une tragédie similaire avait eu lieu, quand cinquante-huit Chinois avaient été retrouvés morts à l’arrière d’un camion en arrivant au port de Douvres, en provenance de Zeebruges. Le chauffeur du camion avait été condamné à quatorze ans de prison et neuf Chinois avaient été condamnés pour trafic humain aux Pays-Bas.

En 2015, les corps décomposés de soixante et onze migrants avaient été retrouvés à l’arrière d’un camion en Autriche.

Eric Albert/Lemonde.fr

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