La Côte-d’Ivoire, un pays prisonnier de ses chefs

La Côte d’Ivoire prisonnière de ses chefs

Les accusations de complot portées contre l’opposant Guillaume Soro rappellent que le logiciel politique ivoirien n’a guère évolué depuis vingt ans.

Par Cyril Bensimon Le Monde Afrique

Triste Côte d’Ivoire. C’était il y a vingt ans tout juste. Le 24 décembre 1999, un « père Noël en treillis » faisait irruption dans la vie des Ivoiriens. Le général Robert Gueï, un officier ayant poussé dans l’ombre du père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, venait de chasser du pouvoir Henri Konan Bédié, un autre héritier du « Vieux ». Une mutinerie de soldats mécontents s’était transformée en coup d’Etat. A Abidjan, on dansa le mapouka malgré les trois cents morts du putsch et les pillages. Les leaders de l’opposition d’alors, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, exclus des dernières élections, se félicitèrent plus ou moins ouvertement de la chute d’un régime dont la trace principale avait été la promotion de l’ivoirité, une forme de préférence nationale appliquée au contexte si particulier de ce pays.

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Vingt ans et une guerre de près d’une décennie plus tard (2002-2011), la Côte d’Ivoire n’en a pas fini avec les complots réels ou supposés, les petites manœuvres en coulisses pour prendre ou conserver le pouvoir et une vie politique confisquée, peu ou prou, par les mêmes personnalités qui ont mené le pays vers l’abîme. A dix mois de la présidentielle d’octobre 2020, les jeux ne sont pas faits mais les cartes à disposition n’ont guère changé, chacune espérant trouver l’association qui lui permettra de remporter la mise.

Fréquentations infréquentables
Dans cette partie où l’expérience a montré que toutes les alliances sont possibles, Guillaume Soro, « le nouveau venu », pensait être le plus habile. N’est-ce pas lui qui fut le premier artisan de la chute de Laurent Gbagbo, lorsque le plus roublard des politiciens de la place utilisait tous les stratagèmes pour conserver son fauteuil présidentiel après l’élection perdue de 2010 ? S’il n’a que 47 ans, l’ancien chef rebelle s’est tracé à la hache un parcours au sein des institutions ivoiriennes : premier ministre de Laurent Gbagbo puis d’Alassane Ouattara, président de l’Assemblée nationale. De quoi vanter dans le même temps l’expérience et la jeunesse lorsque l’on se déclare candidat à la magistrature suprême. Mais voilà, Guillaume Soro ne semble pouvoir s’empêcher d’envisager des coups tordus, de s’entourer de fréquentations infréquentables.

Après la publication d’écoutes téléphoniques en 2015 qui le mettaient en cause dans la tentative de coup d’Etat ratée quelques semaines plus tôt au Burkina Faso, son vrai faux retour à Abidjan, quatre ans plus tard, vendredi 23 décembre, a été l’occasion, pour le pouvoir ivoirien, de sortir un autre enregistrement compromettant. M. Soro y assure auprès de ses interlocuteurs avoir ses hommes « positionnés un peu partout » en vue de profiter d’« une insurrection populaire ». Dans le tourbillon des accusations, Afoussiata Bamba, l’une de ses proches, reconnaît que ces propos ont bien été échangés avec Francis Perez, un patron de salles de jeux en Afrique et « une barbouze » française, mais que la bande a été coupée et remonte à 2017. L’aveu est destiné à prouver que les accusations du pouvoir sont purement opportunistes et n’ont pour seul but que d’« écarter Guillaume Soro de la course à la présidence ». Il renseigne néanmoins les Ivoiriens sur les méthodes que le mis en cause est prêt à employer pour satisfaire son ambition depuis qu’il a compris qu’Alassane Ouattara ne lui offrira pas sa succession.

« S’il y va, j’y vais »
L’affaire ne grandit pas non plus le pouvoir en place. Avant son élection en 2010, Alassane Ouattara avait promis de restaurer l’indépendance de la justice. Le mandat d’arrêt international lancé contre Guillaume Soro pour « complot contre l’autorité de l’Etat » le 23 décembre, les accusations de « détournement de fonds publics » concernant l’achat de la villa qu’il occupait depuis près de dix ans, les incarcérations d’une quinzaine de ses proches, dont des députés, ne peuvent cependant que renforcer le sentiment que le pouvoir judiciaire exécute la volonté du palais. « Qui est fou ? », comme il se dit à Abidjan, pour croire que le procureur de la République n’avait d’autre choix que de lancer ces poursuites. Dans le petit jeu des accusations mutuelles, l’ex-chef de la rébellion a d’ailleurs fait savoir qu’il « ne reconnaît qu’une seule déstabilisation, celle du 19 septembre 2002 pour le compte de l’actuel président de la République, M. Alassane Dramane Ouattara ». Il avait jusqu’ici toujours déclaré le contraire, mais la vérité du moment est la meilleure à entendre et revenir sur sa parole ne semble plus être un motif de disqualification.

Il en va de même pour le président Ouattara qui, à la veille de sa réélection en 2015, avait exclu toute possibilité de briguer un troisième mandat du fait de la révision constitutionnelle qu’il venait de faire adopter. Mais aujourd’hui, « pour empêcher ceux qui ont détruit le pays de revenir au pouvoir » comme le dit une source à la présidence, le chef de l’Etat laisse poindre la possibilité de concourir en 2020. Il aura alors 78 ans. Soit huit ans de moins qu’Henri Konan Bédié, « un jeune comme les autres » selon sa propre appréciation, avec lequel il semble avoir noué un étrange pacte négatif : « S’il y va, j’y vais. »

La candidature du « Sphinx de Daoukro » n’est pas encore formelle mais vingt ans après sa chute, celui-ci n’a jamais fait le deuil du fauteuil que tous ses successeurs se sont montrés « indignes » d’occuper. Dans les instances de son parti, la relève attend depuis longtemps et se prépare à attendre encore. « Nous sommes pris en otages, mais, dans la communauté Akan où un chef ne désigne pas son successeur et où la base de notre électorat est communautaire, il est suicidaire de contester Bédié », explique un jeune plus si jeune d’un ancien parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), où « les cordons de la bourse restent entre les mains du patron ».

Nostalgie amnésique
Dans les rangs du parti de Laurent Gbagbo, le Front populaire ivoirien (FPI), gare également à celui qui ose contester la figure du chef. L’avenir de l’ancien président, aujourd’hui en résidence surveillée à Bruxelles, est jalonné de points d’interrogation : en aura-t-il fini de ses affaires judiciaires devant la Cour pénale internationale (CPI) avant la fin juillet, date limite du dépôt des candidatures ? A-t-il le souhait, la santé, la volonté de se lancer dans une nouvelle bataille électorale ? Une chose est sûre : l’homme continue de faire l’unanimité chez ses partisans et de créer la peur chez ses adversaires. « S’il le peut et s’il le veut, il sera notre candidat naturel », dit Laurent Akoun, le vice-président du FPI, tout en reconnaissant « cette tendance mortifère à l’hyperpersonnalisation de la vie politique ». « Dans la conscience collective, il a développé une sympathie de martyr. Qu’il soit candidat ou pas, il demeure une menace bien plus grande qu’Henri Konan Bédié. Un mot d’ordre de sa part représentera 20 % de l’électorat », se désole un responsable important du parti au pouvoir (RHDP).

Près de neuf ans après son transfert devant la CPI, « la popularité de Laurent Gbagbo reste intacte, même si ses années de pouvoir ont été catastrophiques. Son populisme lui a permis de construire un lien fusionnel avec le peuple », constate le sociologue Francis Akindès. Le souvenir de la brutalité de ses sbires, de l’ultranationalisme brandit comme un étendard au motif que la guerre avait été « imposée de l’extérieur » s’est dissous dans une nostalgie amnésique.

« La société ivoirienne a peur de revivre ce qu’elle a vécu, mais elle n’a pas renouvelé son logiciel politique. Ouattara, Bédié et Gbagbo sont des icônes communautaires. Or nous sommes toujours sur une rhétorique tribale et dans un système “grand-frériste” qui vassalise les jeunes et les empêche d’afficher une ambition. Cependant, il existe désormais une très grande fracture avec la classe dirigeante qui sait qu’elle doit partir, mais ne sait pas trouver les modalités d’un bon départ », analyse M. Akindès, pointant pour preuve de cette désaffection grandissante les moins de 4 % d’inscrits sur les listes électorales parmi les 18-24 ans.

« On est l’un des seuls pays de la région à n’avoir jamais connu de transition démocratique et pacifique, reconnaît piteusement une figure politique ivoirienne. C’est à la fois une frustration pour notre génération et une humiliation pour notre pays. »

Cyril Bensimon

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