Isabel dos Santos: «Avec les poursuites contre moi, mon frère…Joao Lourenço joue sa réélection en 2022»

Entretien exclusif avec Isabel dos Santos

Le 31 décembre 2019, la justice angolaise décrétait la saisie conservatoire des actifs d’Isabel Dos Santos, la fille de l’ancien président angolais José Eduardo Dos Santos. Un tribunal civil de la ville de Luanda réclame à une des femmes d’affaires les plus riches d’Afrique et à son mari, Congolais, Sindika Dokolo la somme de 1,1 milliard de dollars qui constitueraient des manque à gagner dans plusieurs partenariats commerciaux.

Dans le paysage politique et économique angolais cette décision tombe comme un coup de tonnerre. L’onde de choc touche également le Portugal où la puissante femme d’affaires détient de nombreux intérêts à travers des participations dans les secteurs bancaire, pétrolier, des télécoms et de la télévision.

Depuis son accession au pouvoir en 2017, le président angolais Joao Lourenço a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille. Jusqu’ici cette campagne semble s’être limitée aux proches de son prédécesseur et à ses enfants. Il y a deux semaines, le parlement angolais a décidé de retirer l’effigie de Jose Eduardo Dos Santos de tous les billets de banque. Le fils de l’ancien président est au banc des accusés dans un procès retentissant où il est accusé d’avoir détourné 500 millions de dollars US du fonds souverain angolais à la tête duquel il avait été nommé.

Angola : Dès 2020 plus de billets à l’effigie de l’ancien Président dos Santos

Depuis l’éviction du pouvoir de l’ancien Vice-Président angolais Manuel Vicente qui fut longtemps pressenti comme le dauphin du Président Dos Santos, on assiste à un règlement de compte au sein du MPLA, le parti au pouvoir. Loin d’avoir calmé les tensions, l’élection du président Joao Lourenço a relancé la lutte fratricide. Pour le nouveau président, la mise à l’écart définitive de la scène politique de son prédécesseur et de sa famille constitue la garantie de conserver une mainmise sans partage sur l’appareil du parti.

Sur le plan économique, la classe moyenne créée par des années de croissance soutenue depuis la fin de la guerre est en voie de paupérisation. La politique d’austérité prônée par le FMI alimente les tensions sociales. Arrivé à mi-mandat, Joao Lourenço continue d’afficher de bonnes intentions. Sa croisade contre son prédécesseur suffira-t-elle pour assurer sa réélection en 2022 ?

La partie est loin d’être gagnée. Depuis la crise du prix du baril de pétrole en 2015, le MPLA montre de sérieux signes d’essoufflement. Face à l’impatience de la population, aux attentes de plus en plus grandes de la jeunesse, à la montée en puissance du parti de l’opposition UNITA, et aux scandales à répétition au sein du MPLA, pour réussir, le président Lourenço va devoir montrer des résultats probants et remettre l’économie du pays sur les rails d’une croissance durable et inclusive.

Un tribunal de Luanda vient de demander la gelée conservatoire de tous vos comptes, ainsi que de vos sociétés. Cette décision vous a-t-elle surprise ?

J’ai été choquée en effet. Ni mes avocats, ni moi, ni aucun représentant des entreprises en question n’avons été entendus sur la procédure du gel de mes avoirs. Cette décision, même si elle est temporaire, tombe au moment où l’économie angolaise traverse une passe très difficile. En deux ans la monnaie a perdu deux tiers de sa valeur, la perte du pouvoir d’achat et la chute des réserves de change sont vertigineuses. Dans un tel environnement, m’empêcher de gérer mes entreprises ou de les recapitaliser équivaut à les condamner à mort. Pour une affaire civile entre des entreprises, une telle mesure est sans précédent. Je me suis d’abord posé la question du timing incroyable entre la campagne de presse menée contre moi et le gel des avoirs décrété par le tribunal de Luanda. Cette décision de justice que je considère ‘spoliatoire’ et politisée plonge des milliers de collaborateurs et d’employés dans l’incertitude.

La justice prétend que vous avez indûment tiré profit de plusieurs partenariats avec des entreprises publiques angolaises et que vous cherchez à faire évader des capitaux importants du pays. Que craignez-vous ?

Lorsque j’ai pris connaissance du jugement, je me suis rendue compte que l’absence de contradictoire a permis au procureur de la République d’affirmer des mensonges, de présenter des faux témoignages et de faux documents pour arriver à justifier de l’imminence d’un risque d’évasion de mon patrimoine. Ainsi on a dit que j’avais essayé de transférer dix millions d’euros en Russie sans aucune preuve. Mensonge grossier. Mes avocats ont demandé à la police judiciaire portugaise une confirmation. Elle est bien embarrassée. Elle n’arrive à produire aucun élément pour la bonne et simple raison qu’il n’en existe pas. On m’a aussi accusée d’investir une milliard USD au Japon ce qui ne fait même pas de sens dès lors qu’en Angola, il est impossible d’effectuer des transferts internationaux sans l’autorisation de la Banque Centrale. Le tribunal m’a même accusée d’avoir rencontré un investisseur arabe auquel j’aurais essayé de vendre des actifs, sans donner aucune précision sur la date, le lieu de rendez-vous, ni même l’identité de la personne supposée. Tout cela est cousu de fil blanc et pose une vraie question sur la crédibilité de l’Etat de Droit et la lutte contre la corruption que João Lourenço prétend mener. Cela dit, il apparaît clairement que cette campagne a été préparée de longue date avec des moyens colossaux et une coordination précise afin que tout ce qui ne peut être établi légalement soit substitué par le scandale et la presse.

On vous accuse d’avoir été une des bénéficiaires les plus en vue d’un système de corruption généralisée mis en place par l’ancien président, votre père. Que répondez-vous à ces accusations ?

Le bilan des années d’après-guerre, dans l’actif et le passif, est le bilan du MPLA et non pas le bilan de la famille Dos Santos. Il faut donc bien mettre toutes ces accusations en perspective. José Eduardo dos Santos a gagné trois élections démocratiques et a joui d’une grande popularité. Il a décidé de céder le pouvoir alors que rien ne l’y forçait afin de créer un précédent d’alternance démocratique. N’en déplaise à ses détracteurs qui voudraient limiter son bilan à la corruption et à la pauvreté. En 2002, après la guerre, le PIB de l’Angola était de 15 milliards de dollars pour un investissement public de 1 Milliard. Il n’y avait plus d’infrastructures en état de fonctionner. Pas de route, de chemin de fer, de ports. La production agricole était marginale. Il y avait plus de mines anti-personnelles que d’habitants en Angola. Les gens oublient d’où nous venons. En 15 ans, le PIB a été multiplié par 13. L’investissement pour la santé et la protection sociale a été multiplié par 30 et pour l’éducation par 15, tirant ainsi des millions d’angolais hors de la pauvreté.

Mais l’Angola est toujours placée parmi les pays à haut niveau de corruption. Le réfutez-vous ?

Le vrai problème de la corruption en Angola est précisément lié à cette fièvre de l’investissement public qui a été porté, d’un niveau de 1 milliards en 2002, à la fin de la guerre, à 11 milliards pour la seule année 2015. Cette corruption a principalement frappé le secteur des routes et ouvrages publics ou la plupart des entreprises étrangères avaient des partenaires locaux influents. Nombre de dirigeants du parti, au lendemain de la guerre, avaient formé des partenariats avec des sociétés de construction pas toujours honnêtes. Les prix des ouvrages et leur qualité ont fait perdre des montants colossaux à l’État. Ce fut également le cas dans le secteur pétrolier où la Sonangol jouissait d’une trop grande autonomie et pour laquelle le gouvernement n’a jamais réussi à mettre en place un outil de contrôle efficace. La corruption n’a donc jamais été le problème de la famille de José Eduardo dos Santos comme beaucoup de bénéficiaires de ces marchés publics aimeraient le faire croire aujourd’hui. A la différence de tous ceux qui crient au loup, je n’ai jamais occupé de fonctions au sein de l’Exécutif.

Vous êtes considérée comme une des femmes les plus riches d’Afrique, avez-vous profité des avantages de votre position pour vous enrichir au détriment de l’Etat angolais et de ses entreprises ?

Il y a beaucoup de fantasmes autour du personnage caricatural créé par le magazine Forbes il y a de cela une dizaine d’années. A travers une campagne de presse savamment orchestrée par des milieux proches du pouvoir soucieux de me voir un jour considérer un carrière politique, on a créé la figure d’une soit-disant princesse africaine assise sur un compte en banque fabuleux de 3 milliards de dollars. Il faut rétablir la vérité. Comme tout opérateur économique, j’ai eu recours à des crédits bancaires pour développer mes projets. Jusqu’à aujourd’hui mes projets portent une part de dettes bancaires importante. Je suis avant tout une femme d’affaires déterminée qui croit dans son pays, qui y a investi et pris de vrais risques. Ce qui m’arrive en est d’ailleurs la preuve. Au cours des 20 dernières années, j’ai créé plus d’une dizaine d’entreprises dans des secteurs très variés. J’ai drainé dans mon pays des capitaux étrangers importants dans la téléphonie, la télévision, la banque, la grande distribution. En terme d’investissements directs étrangers, je pense avoir largement influencé positivement l’économie angolaise. Je suis aujourd’hui le premier employeur dans mon pays. En emplois directs cela représente plus de 20.000 personnes. Mais il faut comprendre l’impact réel de mes projets sur la vie des Angolais. A titre d’exemple, le réseau des revendeurs d’Unitel fait 35.000 boutiques, soit près de 100.000 personnes. Lorsqu’on considère les autres activités comme le ciment ou la brasserie, on voit que ce sont des centaines de milliers de mes compatriotes qui profitent de manière directe ou indirecte de mes projets. Ces investissements ont permis de sortir de nombreux Angolais de la précarité. Je suis également, tout bilan consolidé, le plus grand contribuable fiscal angolais.

Vous avez également investi au Portugal où vos problèmes avec la justice angolaise ne laissent pas indifférent. Les Portugais ont-ils des raisons de s’inquiéter ?

Du Portugal, il nous est revenu que depuis plusieurs mois l’Angola exerce une pression diplomatique et politique énorme pour essayer d’obtenir des mesures visant à mettre en difficulté mes investissements. Primo, rappelons que depuis que j’ai commencé à investir au Portugal en 2006 aux côtés de mon ami et associé le regretté Américo Amorim, du fait de mon statut d’Angolaise, pays qui a pour le moins une réputation difficile, et en tant que personne politiquement exposée, tous mes investissements ont fait l’objet du degré le plus élevé de vérification sur l’origine des fonds et sur leur situation fiscale. Secundo, je constate que, pour s’assurer de ma perte, João Lourenço est en train d’utiliser la même technique de pressions et de menaces sur le Portugal que celle qu’il avait utilisée à l’époque pour tirer des griffes de la justice portugaise Manuel Vicente dont tout le monde sait ce qu’il représente dans l’histoire de la corruption en Angola. Je rappelle que l’ancien Vice-Président Vicente était inquiété dans une affaire avérée de corruption d’un juge portugais. Je ne pense pas que les autorités et les régulateurs portugais, notamment la Banque du Portugal se laisseront empêtrer dans une affaire aussi évidemment politisée. Sans rien préjuger, sans doute préféreront-ils s’en tenir à un accompagnement vigilant.

Ouverture d’un procès pour corruption qui divise le Portugal et l’Angola

Dès son accession au pouvoir, le président João Lourenço vous a brutalement limogée de la Société d’Etat pétrolière Sonangol à la tête de laquelle son prédécesseur vous avait nommée deux ans auparavant. Que répondez-vous aux accusations de mauvaise gestion proférées contre vous ?

Je suis allée à la Sonangol à un moment où le baril était à 29 dollars américains et le pays avait moins d’une semaine de stock de carburant. L’entreprise était au bord de la cessation de paiement. Je savais pertinemment que j’allais être politiquement très exposée. Mais Sonangol était dans un tel état à cause de la mise à sac de cette société et de ses actifs que l’économie du pays était au bord de la faillite. Par sens du devoir et non pas par ambition, j’y suis allée avec tout mon savoir faire. J’ai mobilisé mes équipes ainsi que tous les meilleurs consultants internationaux. J’ai recruté une vingtaine d’Angolais parmi les jeunes les plus performants qui travaillaient à l’étranger dans les plus grandes compagnies pétrolières internationales. J’ai fait une liste des plus belles compétences et j’ai réussi à les convaincre qu’il était de leur devoir moral d’aider à sauver la première entreprise du pays et l’épine dorsale de notre économie. Ils ont accepté d’abandonner leurs jobs payés en dollars et leurs stocks options pour venir m’épauler. A ce jour, deux ans plus tard, leurs décomptes finaux n‘ont toujours pas été payés. C’est une véritable honte et un gâchis désolant.

Mais quel était votre objectif en rejoignant la Sonangol ?

J’avais deux missions à la tête la Sonangol, redresser la société et ensuite identifier les mécanismes et les responsables de la corruption. La restructuration de l’organigramme, la réorganisation des process, la mise en place d’un système d’identification et de promotion des talents, la réduction drastique des coûts de production du baril ont été ma priorité exclusive et celle de mon conseil d’administration dans les 18 premiers mois. Le coût de production du baril a été divisé par deux. A ma grande surprise, au moment où j’ai suspendu une jeune dame qui était la responsable exclusive depuis dix ans des contrats de commercialisation de tous les barils qui revenaient à l’Etat, et à la veille d’aller faire un voyage à Singapour et à Hong Kong avec une équipe d’informaticiens pour mettre la main sur les ordinateurs de la Sonangol, j’ai été limogée de mon poste. Aujourd’hui, je constate que toutes les personnes qui ont participé au naufrage de la Sonangol ont été immédiatement remises en place par João Lourenço. Dorénavant, on ne parle plus de la corruption à la Sonangol, on ne parle plus des actifs de la société dont ses cadres sont devenus les propriétaires, on ne parle plus désormais que d’Isabel Dos Santos et d’un transfert supposément irrégulier de 35 millions de dollars pour les consultants. Tout cela relève d’une grosse opération de communication visant à la diversion de l’opinion.

Après plusieurs mois d’emprisonnement préventif, votre frère comparaît devant la justice et encourt de lourdes peines. Au même moment, la justice angolaise gèle vos actifs…

Le calendrier politique angolais justifie ces décisions. Des législatives auront lieu en 2022, les élections locales en 2020. Elles seront très probablement catastrophiques pour João Lourenço; Elles vont impacter le Congrès du Parti en 2021 pour déterminer qui sera le candidat du MPLA. Lui qui est un passionné d’échecs est convaincu que la seule partie perdante pour lui serait que son prédécesseur se lève contre lui au congrès, qu’il fasse un bilan sans concession de la situation et qu’il demande à ce qu’on organise une primaire à votes secrets. L’arrestation de mon frère vise à exercer un chantage sur l’ancien président et ma neutralisation économique à s’assurer que je ne pourrai soutenir aucun candidat notamment à travers mon groupe média.

En confirmant que les actions dirigées contre vous tiennent de calculs politiques, est-ce que vous aller vous engager en politique ?

Je suis avant tout patriote. Je ferai toujours mon devoir comme je l’ai fait en allant à la Sonangol. Cela dit, mon ADN profond, c’est l’entreprise. C’est ma passion et ce que j’ai fait toute ma vie. Je crois à l’économie de marché avec une forte responsabilité sociale pour arriver à tirer la classe moyenne angolaise et éradiquer la pauvreté par l’émergence d’une économie plus ouverte, plus inclusive, plus dynamique, moins dépendante des investissements publics et organisée autour de la promotion de l’initiative privée. Si j’avais voulu faire de la politique, je m’en serais donné les moyens. Mais je n’ai pas d’ambition politique. Mon rôle en Angola consiste à stimuler les jeunes, à faire prendre conscience aux femmes du rôle qu’elles peuvent jouer dans l’économie, à créer de l’emploi et surtout à promouvoir une jeune génération d’Angolais ambitieux et engagés pour la cause de leur pays. Je vous ferai remarquer qu’un an avant que mon père ne prenne la décision de passer la main, j’ai continué à investir en Angola et j’ai continué à le faire même lorsque João Lourenço a lancé sa campagne contre moi et ma famille. Ces deux dernières années, dans un climat politique délétère, j’ai inauguré deux usines, une brasserie et une usine de verre. Même dans ces temps difficiles, je continue de croire dans mon pays et dans son avenir.

Hubert Leclercq dans Afrique.lalibre.be

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