Faillite retentissante du football professionnel

La faillite retentissante du foot français

Laurent Mauduit 21 mai 2020

La LFP a voté la souscription d’un emprunt garanti par l’État de 224,5 millions d’euros pour renflouer ses clubs, surtout ceux de Ligue 1. Malgré cette aide, certains sont au bord du dépôt de bilan. Mediapart révèle des documents confidentiels établissant le caractère périlleux de l’opération effectuée sans la moindre vérification de solvabilité. Les contribuables risquent de payer les dérives du foot-business.

C’est peu dire que le football français vit des heures sombres. À l’instar de tout le pays, que la pandémie de Covid-19 a ravagé, il a, lui aussi, été aspiré dans de graves turbulences depuis que les avancées du coronavirus ont contraint tous les clubs, sur instruction de l’État, de cesser toute activité.

C’est tout particulièrement le cas de la Ligue 1 (L1) et de la Ligue 2 (L2), l’élite professionnelle de ce sport, dont la saison s’est brutalement arrêtée en mars dernier, à l’issue de la 28e journée du championnat.

Interruption immédiate des droits de retransmission télévisée versés par Canal+ et beIN Sports, perte des recettes de billetterie, effondrement des recettes de sponsoring, effondrement prévisible du marché des transferts des joueurs : toutes les sources de revenus des clubs se sont brutalement taries alors que leurs charges, et notamment les salaires souvent pharaoniques des joueurs, ont continué de courir, plongeant ces clubs dans une situation d’asphyxie financière sans précédent.

Selon la version officielle de la Ligue de football professionnel (LFP), qui supervise les championnats de L1 et L2, ce ne sera pourtant qu’un trou d’air. À l’occasion de son assemblée générale, qui s’est tenue mercredi 20 mai en visioconférence, et qui à son issue a donné lieu à un communiqué pour le moins laconique, les membres de la LFP ont en effet voté une résolution qui autorise son directeur général, Didier Quillot (l’ex-président de Lagardère Active) à souscrire un prêt garanti par l’État (PGE) à hauteur de 224,5 millions d’euros, correspondant aux droits TV que les clubs n’avaient pas encore perçus pour cette saison. Ce qui devrait leur permettre de repartir du bon pied, dès que la nouvelle saison sera autorisée à démarrer. Aucune vague pendant cette assemblée générale : le PGE a été voté à presque 70 % des voix. Polémiquant contre l’un de ses homologues de L2, le président de l’Olympique de Marseille, Jacques-Henri Eyraud, a juste alerté les membres de la LFP que Mediapart allait publier le lendemain une enquête sur le sujet.

Les documents confidentiels de la LFP qui ont été mis au point pour préparer cette assemblée générale, et que Mediapart est en mesure de révéler, contredisent toutefois cet optimisme de façade. Ils indiquent en effet que la crise financière du football professionnel est beaucoup plus grave qu’on ne le dit, au point que plusieurs clubs de L1 sont au bord de la faillite – l’Olympique de Marseille, les Girondins de Bordeaux, l’AS Saint-Étienne ou encore le Losc de Lille semblent les plus menacés.

On ne peut pas même exclure que la Ligue soit elle-même emportée dans la tourmente et puisse, dans cette hypothèse, éprouver des difficultés à rembourser le prêt gigantesque qu’elle va souscrire. Ce qui aurait des conséquences implacables : après des années de surenchères folles autour des droits TV, pour payer des salaires de plus en plus démentiels au profit des joueurs vedettes, et des transferts tout aussi délirants, ce serait finalement les contribuables qui pourraient être invités à mettre la main à la poche, pour payer la facture des dérives du foot-business.

Pour comprendre le risque que prend la Ligue en souscrivant cet emprunt – et l’État en apportant sa garantie sur 90 % du montant –, il faut remonter un an en arrière. Car déjà, en 2019, avant même que la crise sanitaire n’éclate, de nombreux clubs professionnels étaient dans une situation financière très délicate, du fait de cette fuite en avant.

Les chiffres officiels publiés pour la saison 2018-2019 par la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), l’organisme chargé de surveiller les comptes des clubs professionnels, permettent d’en prendre la mesure.

Car pour cet exercice, les clubs de L1 et L2 ont affiché des pertes nettes de 160 millions d’euros, dont 126 millions d’euros pour la seule L1. Et pour cette dernière, des clubs ont affiché des résultats financiers désastreux, au premier chef l’Olympique de Marseille avec un déficit de 91 millions d’euros, mais aussi dans une moindre mesure des clubs comme Lille (- 66 millions d’euros) ou encore Bordeaux (- 25,7 millions d’euros).

Il faut d’ailleurs observer que dans cette spirale folle dans laquelle la L1 est aspirée – copiant tous les travers du capitalisme financiarisé anglo-saxon, dans une version appliquée au sport – ces clubs n’ont presque jamais ces dernières années trouvé leur équilibre financier.

Toutes les recettes du football augmentent (droits TV, mercato, sponsors, billetterie…), mais les charges augmentent tout autant, à commencer par les charges salariales mirobolantes des joueurs vedettes. En bout de course, dans cette bulle qui ne cesse de grossir, les clubs sont presque toujours déficitaires sur une longue période.

Mais à l’époque, à la fin de la saison 2018-2019, beaucoup de ces clubs de Ligue 1 croyaient encore à un rebond, malgré les 126 millions d’euros de déficit. Nos confrères de L’Équipe résumaient ainsi en février dernier le calcul que ces clubs faisaient : « Autant dire que les clubs attendent avec impatience l’entrée en vigueur des nouveaux contrats télévisés. On le sait, pour la période 2020-2024, [le groupe audiovisuel espagnol] Mediapro a acquis l’essentiel des matchs de Ligue 1 contre la promesse d’un chèque annuel de 780 millions d’euros (auxquels il faut ajouter les 330 millions de beIN Sports et les 50 millions d’euros de Free pour arriver à total record de 1,153 milliard d’euros) et une bonne partie de ceux de ceux de Ligue 2 pour un montant (avec beIN Sports) de 64 millions par an. Ce qui représente une hausse de près de 60 % par rapport aux montants actuels. Et même davantage pour certains. »

Dans une passe difficile à cause des excès fous de la financiarisation du football professionnel et de ses surenchères généralisées, les clubs de L1 et de L2 attendaient donc leur salut d’une nouvelle augmentation des contrats de retransmission télévisuelle.

Or, c’est ce pari risqué que les clubs professionnels sont en train de perdre avec la crise sanitaire. Car c’est le propre des bulles spéculatives : à tout moment, elles peuvent crever. C’est ce qui est advenu avec la crise du Covid-19 : d’un seul coup, le sol s’est dérobé sous les pieds des clubs de Ligue 1.

Et au lieu d’un rebond, tous les clubs, ou presque tous, ont versé dans un gouffre sans fond. En somme, la crise sanitaire a été l’élément contingent qui a enrayé une machine infernale, celle de l’argent fou. La crise conjoncturelle a révélé la crise structurelle du foot-business.

La mécanique de la crise du football professionnel qui commence avec l’épidémie du coronavirus est assez simple à comprendre. Toutes les recettes du football sont en effet en hausse constante au cours des dernières années.

Mais, avec la crise sanitaire et l’arrêt en mars du championnat de Ligue 1, au terme de la 28e journée, tout s’est brutalement arrêté. Toutes les recettes des clubs de L1 se sont immédiatement taries.

Canal + a cessé de payer le solde des droits TV qui restaient à courir jusqu’à la fin de l’année ; les recettes de la billetterie sont devenues égales à zéro ; les recettes attendues des transferts de joueurs ont été brutalement revues à la baisse : c’est au total, un déficit prévisible de 438 millions d’euros qui a été estimé pour la fin juin, comme le résume le tableau ci-dessous, extrait des documents confidentiels préparés par la LFP pour l’assemblée générale.

Dans ce tableau, on découvre donc notamment que les droits audiovisuels non versés portent sur 213,2 millions d’euros, que les recettes de publicité ont été minorées de 108,3 millions d’euros ou encore que les recettes des opérations de mutation ont été révisées à la baisse de 209,8 millions d’euros. Le naufrage financier.

C’est donc dans ces conditions que le conseil d’administration a commencé à réfléchir à souscrire à un prêt garanti par l’État de 224,5 millions d’euros pour au moins compenser les pertes des clubs liées aux droits TV non perçus. C’est donc ce projet qui a abouti, mercredi, par le vote d’une résolution de l’assemblée générale des clubs professionnels, que l’on peut consulter à partir de la page 10 du document ci-dessous.

Le feu vert de la direction du Trésor

Cet emprunt soulève, pourtant, autant de problèmes qu’il en règle, sinon plus encore.

Examinons d’abord comment la LFP le présente. À la page 3 du document, il est précisé l’objet du contrat de prêt : « Destiner les fonds aux besoins de trésorerie de la LFP afin de faire face aux conséquences financières de la pandémie du Covid-19 ; l’utilisation des fonds aura pour objectif de permettre la préservation de l’activité et de l’emploi en France. »

On conviendra que la justification avancée apparaît franchement curieuse : en usant du prétexte de l’emploi, la LFP se présente comme une entreprise ordinaire, quasi citoyenne, alors qu’il s’agit d’essayer de sauver le foot-business jusque dans ses excès.

Dans ce document, il est par ailleurs précisé l’utilisation qui sera faite de ce prêt garanti par l’État (PGE) : « Verser à chacun des clubs professionnels de la saison 2019/2020 une aide exceptionnelle de nature commerciale correspondant au montant que chaque club aurait dû percevoir, en application du guide de répartition de la saison 2019/2020, jusqu’au terme de ladite saison si celle-ci n’avait pas dû être interrompue en raison de la crise sanitaire. »

La présentation qui est faite de ce PGE est donc parfaitement lisse. Mais la réalité est en fait plus complexe. D’abord, dans la plupart des cas, les entreprises françaises qui sollicitent un PGE sont celles qui sont en difficultés financières. « Une entreprise dont la trésorerie est impactée par l’épidémie de coronavirus-Covid-19 peut demander un prêt garanti par l’État, quels que soient sa taille et son statut. Cette aide s’applique jusqu’au 31 décembre 2020 », explique le site Service public, qui résume les grandes décisions de la puissance publique.

Or, à l’évidence, la LFP ne rentre pas dans cette catégorie puisque ce n’est pas sa trésorerie qui a été touchée par la crise sanitaire, mais celle des clubs de L1 et L2 qu’elle fédère. En droit, la LFP pouvait-elle donc souscrire un PGE ? La question se double d’une autre. Car si la LFP s’est substituée aux clubs pour souscrire un PGE pour leur compte, certains de ces mêmes clubs, dix pour être exact, ont aussi souscrit leur propre PGE.

En droit, ils peuvent certes le faire, à la condition que le total des emprunts dont ils bénéficient ne dépasse pas 25 % de leur chiffre d’affaires. Lors d’une assemblée générale le 4 mai, le président de l’Olympique lyonnais, Jean-Michel Aulas, s’est ainsi inquiété de ce chevauchement entre le PGE souscrit par la Ligue et ceux souscrits en direct par dix clubs.

Réponse de Didier Quillot, le 6 mai, par le biais d’un courriel : « J’ai reçu du CIRI [le Comité interministériel de restructuration industrielle, un organisme placé sous la tutelle de la direction du Trésor – ndlr] qui au sein du ministère des finances consolide la gestion des PGE, la confirmation suivante : “L’obtention par la Ligue d’un prêt garanti par l’État n’aura pas d’impact sur l’éligibilité des clubs qui pourraient faire par ailleurs également une demande de prêt, dès lors que les clubs respectent individuellement les critères prévus par la loi pour bénéficier de ces prêts (ce qui sera apprécié au cas par cas par les banques)”. »

Ce courriel, assez vague, ne lève pas toutes les incertitudes sur la régularité de la procédure choisie, mais elle apporte une précision absolument majeure : comme on pouvait s’en douter, tout le montage a été validé en haut lieu par le ministère des finances.

Certains font valoir que tout s’est déroulé de la manière la plus banale qui soit : le directeur financier de la Ligue se serait rendu à l’agence de Neuilly de la Société générale, et c’est ainsi que le PGE, le plus simplement du monde, aurait été ficelé. Mais l’État n’apporte pas sa garantie sur un emprunt de 224,5 millions d’euros sans que l’affaire ne remonte sur le bureau du ministre des finances, et sans vraisemblablement que ce dernier n’en réfère à l’Élysée.

Retenons donc ce constat important – car il faudra bientôt y revenir : l’État a donc souscrit à un montage passablement complexe, qui fait porter les risques de l’emprunt sur la Ligue. Ce qui pourrait ne pas être sans conséquence.

Car, quels seront les effets de ce PGE ? Les clubs de L1 et L2 (pour une part infime) vont donc percevoir en juin ce qu’ils ont perdu en droits TV du fait de l’arrêt du championnat. La LFP n’a pas révélé la répartition qui sera faite des ressources apportées par l’emprunt, mais cette répartition apparaît dans des documents internes de la Ligue, et notamment dans le document ci-dessous.

© Document Mediapart © Document Mediapart
On constate donc que la logique de la distribution des sommes vise effectivement à compenser le manque à gagner des clubs en droits télé, au prorata de ce qui était prévu, et non pas de venir en priorité au secours des clubs les plus en difficulté, même si dans le lot des mieux servis il y a aussi certains de ces clubs. L’emprunt sera par surcroît très inégalement réparti puisque les sept premiers clubs qui apparaissent dans ce tableau vont rafler une bonne partie de l’emprunt.

En tout cas, c’est un PGE très singulier : il vise à sauver le foot-business, et non à sauver des clubs.

Marseille, Bordeaux, Saint-Étienne et Lille dans la tourmente

Mais le plus inquiétant n’est pas là : c’est que ce PGE risque, de toute façon, d’être insuffisant pour sauver certains grands clubs de la faillite. Cela apparaît très clairement dans d’autres documents confidentiels de la LFP. Pour préparer son assemblée générale, la Ligue a en particulier réalisé des simulations financières qui présentent ce que pourrait être la situation des clubs de L1, après répartition de ce qui est présenté comme une « aide exceptionnelle », sous-entendu la répartition de l’emprunt.

Or, ce document révèle que des clubs seront dans une situation absolument catastrophique. À la page 6, on découvre ainsi ce que pourrait être le résultat net des clubs de Ligue 1 au 30 juin 2020 : il pourrait faire apparaître un déficit net colossal de 541 millions d’euros.

Et à la page suivante, le document présente le détail club par club de cette perte de 541 millions d’euros, tout en anonymisant les clubs concernés.

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