Boikary Fofana, le marabout qui a fait entrer les institutions islamiques dans la république de Côte-d’Ivoire

S’il n’existe assurément aucune grande œuvre politique ou sociale qui ne soit collective, il existe
par contre des individus, hommes et femmes, qui au milieu de la multitude incarnent mieux que
les autres l’esprit d’une époque, d’un idéal ; ce que Hegel a appelé les grands hommes.

Incontestablement, le Check Boikary Fofana fut la figure de proue de l’islam moderne en Côte
d’Ivoire. Il aura été de tous les combats qui ont permis de hisser cette religion à la place qu’elle
occupe aujourd’hui dans l’espace public ivoirien, c’est-à-dire une religion citoyenne intégrée au
fonctionnement de la république et jouissant des mêmes prérogatives et de la même respectabilité
que sa consœur catholique sous les auspices d’un État qui se veut laïc. Pour apprécier l’œuvre, il
faut remonter le temps pour analyser le statut de l’islam dans la république avant les années 1990
et les changements intervenus après cette date, fruit d’un combat héroïque dont le Check a été
l’un des meilleurs artisans.

Comparativement à une Église catholique, mieux intégrée au fonctionnement de l’État ivoirien,
l’islam a eu pendant longtemps un statut marginal, malgré sa prééminence démographique et
historique. En effet, l’islam est à un double titre la première des religions révélées en Côte
d’Ivoire. D’abord par le nombre de ses adeptes, qui dépasse de loin celui de ses concurrentes.

Aujourd’hui encore, on dénombre dans la population 42 % de musulmans contre 33 % de
chrétiens. Ensuite, par son ancienneté : l’islam est introduit au nord-ouest de la Côte d’Ivoire dès
le 10 e  siècle, alors qu’il faut attendre le 17 e  siècle pour voir les premiers chrétiens, en l’occurrence
les moines capucins débarquer à Assinie.

Pourtant, pendant longtemps et malgré cette prééminence, l’islam aura un statut de religion
subalterne. Si la laïcité désigne l’équidistance de l’État avec toutes les religions, force est de
constater que les institutions islamiques ont eu un fonctionnement totalement parallèle à
l’architecture politico-administrative et furent gérées de façon informelle, sinon paternaliste par
les pouvoirs publics. Plusieurs raisons ont pu expliquer cet état de fait. D’abord, le mimétisme
institutionnel, la Côte d’Ivoire hérite d’un État de type français où l’Église catholique reste la
principale religion depuis des siècles. « La fille ainée de l’Église » a eu ainsi ses institutions
façonnées à partir (ancien régime) ou en opposition (la Révolution française) de l’église, mais
toujours en référence à elle. Ainsi, alors que les rouages entre l’État et l’église sont pour ainsi dire
bien huilés, les institutions musulmanes (écoles, associations, fêtes, etc.), elles, devaient
s’intégrer. La tâche était d’autant plus ardue que les imams de l’époque étaient peu instruits des
concepts de l’État moderne, pour ne pas dire incultes sur le plan des droits civiques et politiques.
Ne parlant pas français de surcroit, ces leaders renvoyaient l’image d’une religion rétrograde par
rapport à la culture ambiante si francophile. Ils n’avaient tout simplement ni la culture nécessaire
ni le vocabulaire adéquat pour faire avancer leurs prétentions. Enfin, de nombreux érudits et aussi
adeptes musulmans n’étant pas eux-mêmes des nationaux, ils ne pouvaient porter légitimement
des revendications d’ordre civique.

L’ascension de Boikary Fofana marque la rupture avec l’ancienne génération de leaders dont les
très vénérables Afou Sanogo et Anzoumana Konaté furent les derniers avatars. Elle marque aussi
le basculement du centre du pouvoir musulman de la grande mosquée d’Adjamé vers la Riviera
Golf, symbolisant le passage de témoin entre les marabouts commerçants et les universitaires
arabisants. La prise de parole des musulmans est désormais l’affaire d’intellectuels cumulant les

signes de prestige. Ils sont ivoiriens, polyglottes, maniant avec dextérité le dioula, le français et
l’anglais et par-dessus tout, sont instruits de leurs droits politiques et civiques. Ces nouveaux
leaders sont décomplexés et plus outillés pour dialoguer avec les représentants de l’État.

À plus d’un titre, la biographie de Boikary Fofana symbolise la lutte d’intégration des institutions
islamiques dans la république ivoirienne. Ainsi, « le livre de sa vie professionnelle » s’ouvre avec
son intégration dans une entreprise moderne, la Société ivoirienne de Banque (SIB), où il fera
toute sa carrière pour terminer directeur des ressources humaines. Cet évènement en soi est
révolutionnaire, car c’est l’une des toutes premières fois que des diplômes obtenus dans le monde
arabe sont reconnus dans le système formel. Il préfigurera toute la lutte à venir des intellectuels
formés dans les universités arabes pour intégrer les entreprises et l’administration ivoirienne, et
plus fondamentalement la lutte pour l’intégration des écoles coraniques dans le système éducatif
ivoirien. En outre, le Cheick Boikary aura aussi été associé à toutes les institutions de sortie de
crise, de la commission d’enquête sur les évènements de la Cité universitaire de Yopougon
(1991) à la Commission vérité et réconciliation, en passant la Commission consultative
constitutionnelle de 2000. À travers sa modeste personne, c’est toute la considération de l’État à
l’islam, le mettant au même pied que ses consœurs chrétiennes et en faisant un acteur clé de la
reconstruction de l’État post-conflit.

Enfin, dans sa vie personnelle comme dans sa stature de chef de la Oumma ivoirienne, Boikary
aura été un fervent partisan du dialogue des religions, tout en étant intransigeant sur la dignité des
musulmans. Dans une Côte d’Ivoire « ivoiritaire », où les flèches de l’exclusion et de la
xénophobie ont souvent visé la communauté musulmane, l’opposition du Cheick s’est toujours
faite véhémente. Posture qui lui valut des ennemis, mais qui fut de lui la figure tutélaire des
musulmans ivoiriens et non ivoiriens. Son élection à l’unanimité en 2006 au poste très convoité
de chef suprême des musulmans, alors même qu’il était en exile aux États-Unis d’Amérique en
dit long sur son prestige. Au soir de sa vie, dans une dernière tournée dans l’ouest du pays, qui
vaut testament politique, le Cheick préconisait, la diplomatie secrète comme moyen d’apaiser les
tensions sociales et politiques. Il appartient désormais à ses disciples de fructifier l’héritage du
grand homme. Son œuvre riche et immense peut servir à relever les défis actuels et futurs que
posent les exigences d’un État républicain et laïc à l’Islam. Pourvu qu’on s’en inspire en ouvrant
« le livre de sa vie ».

Nabi Youla Doumbia (Ph.D.)

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