CPI: Les Etats-Unis « dispose » d’éléments sur l’existence d’une corruption «au plus haut niveau»

Par Karl Laske

Les Etats-Unis mettent sous pression la Cour pénale internationale

Le président américain a pris un décret autorisant le gel des avoirs et l’interdiction des visas familiaux contre des fonctionnaires de la Cour pénale internationale. La France appelle au retrait de ces sanctions visant à contrer l’ouverture de l’enquête pour crimes de guerre en Afghanistan.

C’est une entrée en guerre contre la Cour pénale internationale (CPI) qu’a signée, jeudi 11 juin, le président américain Donald Trump.

En réponse à l’ouverture par la CPI, début mars, d’une enquête visant des crimes de guerre commis par les militaires américains en Afghanistan, la Maison Blanche a fait savoir que des sanctions seraient prises contre les responsables de la CPI « qui prendraient part directement à tout effort pour enquêter sur des militaires américains, ou pour les inculper, sans le consentement des États-Unis ».

Le décret présidentiel signé par Donald Trump, un « executive order » sur la sécurité nationale, autorise les États-Unis à mettre en œuvre des « sanctions économiques » visant les juges et les agents de la Cour pénale internationale (CPI), ou les personnes et entités coopérant avec elle, à procéder au gel de leurs avoirs ou de leurs biens, et à leur interdire aussi l’entrée du territoire américain.

Des décrets du même type ont concerné la lutte contre le crime organisé ou le terrorisme, les sanctions contre la Corée du Nord ou l’Iran. Aucune juridiction ni instance internationale n’avait encore été visée par ce type de sanction.

Le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a d’ailleurs affiché, vendredi 12 juin, sa « consternation » devant l’annonce de la Maison Blanche. « Cette décision représente une attaque grave contre la Cour et, au-delà, une remise en cause du multilatéralisme et de l’indépendance de la justice. », a réagi Jean-Yves Le Drian. Tout en réitérant son « plein soutien » à la CPI, « seule juridiction pénale internationale permanente et à vocation universelle », la France a demandé aux États-Unis « de ne pas mettre en œuvre ces mesures et de les retirer ».

« Nous ne pouvons pas rester les bras croisés pendant que nos gars sont menacés par un tribunal bidon, et nous ne le ferons pas », a lancé le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo, lors d’une déclaration solennelle, à Washington, flanqué du ministre américain de la justice, Bill Barr, du chef du Pentagone, Mark Esper, et du conseiller présidentiel à la sécurité nationale, Robert O’Brien. Les responsables américains ont en outre laissé entendre qu’ils disposaient d’éléments sur l’existence d’une corruption « au plus haut niveau » au tribunal de La Haye.

Le décret signé par Donald Trump souligne que l’enquête du procureur sur les actions qui auraient été commises par des militaires, des services de renseignement et d’autres membres du personnel des États-Unis en Afghanistan expose les gouvernements américains, actuels et passés, à des abus et à des arrestations éventuelles. « Les États-Unis ne sont pas parties au Statut de Rome – le traité qui régit la CPI, entré en vigueur en 2002 et ratifié par 123 États –, n’ont jamais accepté la compétence de la CPI à l’égard de leur personnel, et ont systématiquement rejeté les allégations de compétence de la CPI à l’égard du personnel américain », a souligné Trump.

« Toute tentative de la CPI d’enquêter, d’arrêter, de détenir ou de poursuivre tout membre du personnel américain sans le consentement des États-Unis ou du personnel de pays qui sont des alliés des États-Unis […] constitue une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis, et je déclare par la présente une urgence nationale pour faire face à cette menace », conclut le président américain dans son décret.

Les sanctions prévues dans le décret américain visent dès lors les personnes qui ont « engagé les moyens » de la CPI dans son enquête, mais aussi celles susceptibles de l’avoir « substantiellement aidée », « d’avoir parrainé, ou fourni un soutien financier, matériel ou technologique », ou « des biens ou des services ».

Le décret interdit « l’apport ou la fourniture de fonds, de biens ou de services » au profit de « toute personne dont les biens et les intérêts dans les biens sont bloqués », « la réception de toute contribution ou fourniture de fonds, de biens ou de services d’une telle personne ».

« Tous les biens et intérêts sur les biens [des personnes visées] qui se trouvent aux États-Unis, ou qui sont en la possession ou sous le contrôle d’une personne des États-Unis, sont bloqués et ne peuvent être transférés, payés, exportés, retirés. »

« Cela peut concerner toutes les structures qui coopèrent avec la CPI, fait remarquer une source diplomatique. Le prestataire informatique, l’assureur, l’établissement bancaire chargé de payer les salaires et les factures, les structures qui envoient des rapports à la CPI… C’est un dispositif qui peut rayer d’un trait de plume l’existence de cette organisation internationale. Et les executive orders sur la sécurité nationale sont des textes qui n’ont jamais vraiment été contestés devant les tribunaux américains. »

En mars, après la décision de la chambre d’appel de la CPI d’autoriser la procureure Fatou Bensouda à ouvrir l’enquête, le secrétaire d’État Mike Pompeo avait déjà annoncé « une politique de restrictions de visas américains contre les personnes responsables », « pour toute enquête de la CPI contre des militaires américains », et promis « des mesures supplémentaires, y compris des sanctions économiques, si la CPI ne change pas d’attitude ».

« Les États-Unis ont décidé que la Cour pénale internationale était une menace stratégique »

L’enquête dont la procureure est saisie comporte trois volets : d’abord les crimes commis par les talibans et le réseau Haqqani ; ensuite ceux commis par les forces de sécurité nationales afghanes ; et enfin les crimes de guerre commis par des membres des forces armées américaines sur le territoire afghan et par des agents de la Central Intelligence Agency (CIA) dans des centres de détention secrets en Afghanistan et sur le territoire d’autres États parties au Statut de Rome, principalement en 2003 et 2004.

Ironie de l’histoire, la saisine de la CPI sur les crimes commis en Afghanistan s’appuie essentiellement sur des sources ouvertes… américaines.

Selon la synthèse des investigations préliminaires de la CPI, les forces américaines sont soupçonnées d’avoir torturé au moins soixante et une personnes détenues en Afghanistan et des responsables de la CIA auraient quant à eux soumis à la torture vingt-sept autres détenus dans des « black sites », des lieux de détention secrets, en Pologne, en Lituanie et en Roumanie, entre 2003 et 2004.

« L’Afghanistan, la Lituanie, la Pologne et la Roumanie sont des États parties au Statut de Rome de la CPI et les allégations d’atrocités commises sur le territoire de ces pays relèvent de la compétence de la Cour, a souligné David Scheffer, l’ancien ambassadeur extraordinaire américain pour les crimes de guerre (1997-2001) dans un texte critique. La question soulevée par le décret est de savoir si le personnel américain impliqué dans de telles actions sur le territoire d’un État partie au Statut de Rome échappe à la compétence de la CPI parce que les États-Unis n’ont jamais ratifié le traité et ne sont donc pas un État partie. »

L’idée que des forces américaines n’aient pas à répondre devant la CPI des crimes commis dans l’un des 123 États membres est particulièrement hasardeuse, selon le juriste américain, « puisque les États-Unis ne contestent pas que les tribunaux nationaux de ces États pourraient poursuivre les accusés américains pour de tels crimes ».

C’est en outre un argument dont risquent de s’emparer d’autres États hostiles à la justice pénale internationale : « Les dirigeants du Myanmar jugeront l’enquête en cours de la CPI sur les crimes contre l’humanité présumés contre les Rohingyas comme dénuée de sens parce que le Myanmar n’est pas partie au Statut de Rome, même si les crimes ont atteint le territoire du Bangladesh, un État partie, expose-t-il. La Russie n’a rien à craindre de l’examen préliminaire par la CPI des crimes allégués en Ukraine, puisque rien de ce que fait le personnel russe sur le territoire ukrainien n’engage la responsabilité des fonctionnaires hébergés à Moscou. »

Très critique sur la mesure d’intimidation prise par le président américain, l’ancien ambassadeur, qui avait dirigé la délégation américaine aux pourparlers des Nations unies établissant la CPI, estime que « l’executive order restera dans l’histoire comme un acte honteux de peur et de recul par rapport à l’état de droit ».

« Les États-Unis ont en effet décidé que la Cour pénale internationale était une menace stratégique, abonde une source diplomatique française. Et ils ont créé une cellule de lutte contre la CPI. »

Les sanctions américaines pourraient être techniquement « sans parade » – comme le montre aujourd’hui l’isolement bancaire de l’Iran, déconnecté du système de messagerie interbancaire SWIFT – et sérieusement fragiliser l’institution.

La CPI n’en reste pas moins une organisation internationale, et une mobilisation musclée des 123 États membres est susceptible de faire reculer les États-Unis, à tout le moins pour que ces mesures ne soient pas appliquées, comme l’a demandé la France vendredi. Les accusations nullement étayées d’une prétendue corruption au sein de la CPI laissent dubitatifs : « Qualifier la Cour d’institution corrompue est une accusation très grave qui exige des preuves, a souligné David Scheffer. Après avoir passé des années à traiter des accusations de corruption au Tribunal international pour le Rwanda au milieu des années 1990, je ne vois rien de tel à la CPI, mais si c’est le cas, veuillez produire des preuves. »

Samedi, l’ONG Human Rights Watch (HRW) a demandé aux États membres de l’Union européenne « une réponse européenne forte, unie et publique » qui soit entendue à Washington. « Lundi, le Conseil des affaires étrangères de l’UE – composé du haut représentant de l’UE et de 27 ministres des affaires étrangères de l’UE – tiendra une vidéoconférence avec le secrétaire d’État américain Mike Pompeo pour discuter des relations transatlantiques, a souligné l’ONG. Des messages clairs, de principe et énergiques de l’UE en faveur de la CPI et de la condamnation des attaques américaines contre la cour sont nécessaires et urgents. »

L’engagement européen aux côtés d’autres membres de la CPI a été « essentiel dans la lutte contre l’impunité pour les crimes internationaux, y compris face à l’hostilité des États-Unis dans les premières années de la Cour », a rappelé HRW, et, même si « les antécédents de la CPI sont loin d’être parfaits », « c’est toujours un tribunal de dernier recours indispensable ».

Pour preuve, la remise cette semaine à la Cour du chef de milice Ali Kosheib, accusé de « crimes de guerre et de crimes contre l’humanité » commis au Darfour, au Soudan, est « le premier suspect à faire face à de telles accusations devant un tribunal », a souligné l’ONG.

Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a indiqué, vendredi, que la décision américaine était « un sujet de très grande préoccupation » et a réitéré le soutien de l’UE à la juridiction

Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a en revanche salué la décision de son « ami Donald Trump », dénonçant « une Cour politisée » qui « mène une chasse aux sorcières contre Israël et les États-Unis » mais « ferme les yeux sur les pires fossoyeurs des droits humains au monde parmi lesquels le régime terroriste en Iran ».

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