Les présidents africains doivent préserver l’intégrité de la banque africaine du développement

Pr. PRAO YAO SERAPHIN

« Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres »

(Nelson Mandela)

Depuis quelque temps, la Banque Africaine de Développement (BAD) traverse un moment de turbulence. Le moment, disons-le est, inopportun quand on sait les difficultés actuelles des pays Africains. La BAD est pourtant une institution qui reste un maillon essentiel du processus de développement des pays africains. Fondée en 1964, la BAD est la première institution de financement du développement en Afrique et l’une des cinq principales banques multilatérales de développement au monde. Le Groupe de la Banque africaine de développement (BAD) a pour objectif premier de faire reculer la pauvreté dans ses pays membres régionaux en contribuant à leur développement économique durable et à leur progrès social. A cet effet, il mobilise des ressources pour promouvoir l’investissement dans ces pays et leur fournit une assistance technique ainsi que des conseils sur les politiques à mettre en œuvre. Depuis 2015, comme toutes les banques multilatérales de développement, la BAD entend poursuivre des objectifs communs, connus sous le vocable Objectifs de développement durables (ODD). Mais voilà, pour financer les projets de développement, il faut mobiliser les ressources. Or, la mobilisation des ressources exige une crédibilité de l’entité emprunteuse. De ce point de vue, les récentes attaques contre le président de la BAD ne militent pas en faveur de l’intégrité de la banque panafricaine. Dans cette contribution, nous soutenons l’idée d’une commission d’enquête indépendante, comme le moyen de préserver l’intégrité de la banque panafricaine. Pour ce faire, nous rappelons, en premier lieu, la création de l’institution. En second lieu, nous présentons la situation conflictuelle qui prévaut et les raisons. Enfin, en troisième lieu, nous encourageons l’idée la commission d’enquête indépendante, comme la solution à la crise.

1. La création de la Banque Africaine de Développement

L’accord portant création de la BAD a été signé le 4 août 1963 par 27 ministres africains des Finances réunis à cet effet à Khartoum, au Soudan. Il a été soumis à ratification des États africains indépendants et son entrée en vigueur a eu lieu le 10 septembre 1964, date officielle de la naissance de la Banque avec la souscription des deux tiers du capital initial (250 millions d’unités de compte). L’assemblée constitutive pouvait alors se tenir, du 4 au 7 novembre 1964 à Lagos, au Nigeria. Mais la formule de Ragnar Nurkse selon laquelle « un pays est pauvre parce qu’il est pauvre » reflète l’idée commune : le sous–développement est un cercle vicieux. En effet, l’épargne est insuffisante car le revenu est bas ; celui-ci est bas car l’accroissement de la production bute sur les imperfections du marché, sur le manque de capitaux, sur l’absence de stimulants pour l’investissement. Dans ce cas, amorcer le développement, financer la transition économique, tel est le principal problème, jusqu’à ce que l’épargne intérieure atteigne un niveau suffisant et que la croissance s’auto-entretienne. Il en découle que le développement devient alors une promesse de financement. La messe est dite car dans le cas de la BAD, la faiblesse des ressources des pays membres l’oblige à ouvrir son capital aux pays non régionaux (PNR) qui ne se satisfaisaient pas de leur participation au Fonds africain de développement (FAD, créé en 1972). Ils apportaient de l’argent sans contrepartie politique (sans participation à la prise de décision). Suite à des débats houleux, l’ouverture du capital est décidée à Libreville, au Gabon, en 1978, et définitivement approuvée à Lomé, au Togo, en 1981. Le capital de la Banque passe de 2,38 à 5,25 milliards d’UC (+120 %) avec l’entrée de 17 PNR, le 30 décembre 1982. Aujourd’hui, la part des 26 PNR est de 40 %, pour un capital de la banque qui est de 93 milliards de dollars. La BAD compte 80 pays actionnaires (54 pays africains et 26 d’Europe, d’Amérique et d’Asie). Le président actuel de la BAD est M. Akinwumi Adesina, ancien ministre nigérian de l’Agriculture et du Développement rural, 8e président de la Banque africaine de développement, depuis le 28 mai 2015.

2. La constatation et les raisons de la crise au sein de la BAD

La BAD, l’une des cinq principales banques multilatérales de développement au monde, fait l’objet depuis le début de l’année d’une série d’accusations embarrassantes, divulguées dans la presse en avril 2020. Dans une lettre ouverte datée du 30 mai, un « groupe de membres du personnel africain de la BAD » a durement critiqué la gestion du président de l’institution, lui reprochant « mystification et enfumage », c’est-à-dire de communiquer plus que d’agir, et d’avoir « affaibli » la Banque. Mieux, les employés ont alerté les gouverneurs de la Banque sur des comportements « contraires à l’éthique » et des traitements de faveur au sein de l’institution panafricaine. Akinwumi Adesina, ce brillant économiste et ancien ministre de l’agriculture du Nigeria (2011-2015) se retrouve accusé par une frange du personnel de favoritisme au profit de proches compatriotes et de comportements « contraires à l’éthique ». Les soupçons portent également sur des cas de « violation du code de conduite » et d’« entrave à l’efficacité (…) affectant la confiance dans l’intégrité » de la Banque. Pour un ancien cadre proche du président, Adesina n’a pas caché sa volonté de “nigérianiser” la BAD en confiant à des compatriotes les postes-clés, mais aussi en accordant plus facilement des lignes de crédit à des entreprises nigérianes de premier plan. Pour d’autres cadres, c’est un faux procès car proportionnellement à ses parts de capital, le Nigeria [9,33 %] est sous-représenté parmi le personnel de la BAD. A l’inverse, la France [3,7 %] compte de nombreux salariés. En tout cas, le 19 janvier 2020, des cadres de la banque ont déposé plainte et transmis au département de l’intégrité et de la lutte contre la corruption de la Banque un document de onze pages détaillant seize cas d’abus présumés, impliquant parfois directement le président Adesina. Des allégations « examinées par le conseil des gouverneurs de la BAD ». En 2016, alors qu’un audit interne est demandé pour faire la lumière sur une affaire concernant un de ses collaborateurs, le président Adesina aurait, selon les lanceurs d’alerte, permis à son collaborateur de démissionner et de jouir d’une « importante indemnité de départ ». En octobre 2019, un cadre zambien qui aurait attribué frauduleusement, en 2016, deux contrats d’un montant de 18 millions de dollars à des sociétés russe et américaine, a été promu. Visiblement, c’est un flagrant cas d’impunité qui laisse perplexe. L’enquête interne n’a pas pu arrêter les attaques contre le président de la BAD. Selon les lanceurs d’alertes, des membres du personnel proches du président se sont efforcés de saboter toutes les tentatives du comité d’éthique de remplir leurs fonctions. En effet, Akinwumi Adesina a été blanchi par la commission d’éthique de l’institution. Le 05 mai 2020, l’enquête interne ouverte avait permis de clore l’affaire, la commission ayant jugée les preuves insuffisantes. Mais le président n’en a pas pour autant fini avec les troubles car cette conclusion ne fait pas l’unanimité.

3. L’enquête indépendance comme une solution à la crise

La Banque africaine de développement (BAD) a annoncé, le 4 juin 2020, le lancement d’une enquête indépendante sur les accusations de prévarication contre son président. L’institution panafricaine de développement, qui siège à Abidjan, a finalement cédé à l’exigence justifiée des Etats-Unis, insatisfaits de l’enquête interne qui avait totalement disculpé le Nigérian de graves accusations formulées par un groupe de « lanceurs d’alerte ». Considérant l’étendue, la gravité et la précision des allégations contre le seul candidat au leadership de la Banque pour les cinq prochaines années, il était important de mener une enquête plus approfondie pour que le président de la BAD bénéficie du soutien et de la confiance complets des actionnaires. Pour nous, point n’est besoin de parler guerre d’influence entre le premier actionnaire, le Nigeria et le second, les Etats-Unis. La BAD a annoncé une augmentation de « 125 % » du capital qui va monter « de 93 à 208 milliards de dollars » sur dix ans, « de 2020 à 2030 ». Nous savons tous que cette augmentation de capital va fournir beaucoup de ressources à la BAD afin de lui permettre de financer le développement de notre continent. En outre, l’élection du nouveau président est prévue fin août 2020. La BAD est un puissant financier pour bon nombre de pays africains et d’entreprises privés investissant au sein des pays membres de la région. Ses priorités sont la lutte contre la pauvreté, l’amélioration des conditions de vie des populations africaines et la mobilisation de ressources pour le progrès économique et social des pays membres africains. Au regard de tous ces atouts, les pays africains doivent tout faire pour préserver l’intégrité de la banque panafricaine. Et cela passe par une commission d’enquête indépendante, qui, on l’espère blanchira le président Akinwumi Adesina.

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