En Côte-d’Ivoire, le poison identitaire s’est réveillé « Les réseaux sociaux embrasent les esprits »

Cyril Bensimon(Dabou, Côte d’Ivoire, envoyé spécial)

LeMonde Afrique

Ce n’est pas la guerre en Côte d’Ivoire, mais ce n’est plus tout à fait la paix. Le poison des tensions identitaires, jamais dissout, toujours latent, a refait violemment surface avec l’élection présidentielle prévue samedi 31 octobre.

A Dabou, située à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Abidjan, la capitale économique du pays, il n’a fallu qu’une manifestation contre le troisième mandat d’Alassane Ouattara, le président, pour que, trois jours durant, la ville se transforme en champ de bataille entre communautés.

A l’entrée de cette bourgade bordée par la lagune, quelques commerces brûlés et la présence des forces de l’ordre venues en renfort d’Abidjan témoignent des affrontements récents et de la crainte que ceux-ci reprennent à la première occasion.

La géographie de Dabou rappelle celle de la plupart des villes de Côte d’Ivoire désormais. Au centre, vivent surtout des populations originaires du nord du pays, les Dioula comme on les appelle en langue malinké, réputés pour leurs traditions commerçantes, et des étrangers venus des pays sahéliens voisins. A la périphérie, dans les villages, demeurent les autochtones adjoukrou.

Dans le face-à-face actuel, les points d’accord entre les camps sont rares. De part et d’autre, on évoque le bilan des violences (au moins 16 morts et plus de 65 blessés), le fait que le premier coup a été porté par l’adversaire et que des miliciens extérieurs à la ville sont venus prêter main-forte.

« Les Dioula, sortez, on va vous tuer ! »

Le même type d’affrontements a été observé depuis la mi-août et l’annonce de la candidature du président sortant dans plusieurs villes du pays – Bonoua, Divo, Bongouanou –, mais jamais d’une telle ampleur. A Dabou comme ailleurs, la ville s’est enflammée suite à une manifestation de protestation contre le dessein du chef de l’Etat. Lundi 19 octobre, des jeunes Adjoukrou, très largement favorables à l’opposition, ont battu le pavé, dressé des barricades, enflammé des pneus pour faire entendre leur colère.

« Cela a dégénéré quand ils sont arrivés au niveau de la gare routière où des gars sont venus les surprendre avec des machettes. Il y a eu des blessés graves, des amputés, mais c’est la rumeur de la mort d’un jeune Adjoukrou qui a éveillé la colère », témoigne un agent de l’Etat sous couvert d’anonymat.

L’un des « gars », qui veut bien répondre au nom d’Ibrahim, objecte que les manifestants adjoukrou avaient « des machettes, des gourdins et de l’essence. Ils sont venus casser nos magasins. On ne pouvait pas l’accepter ». A ses côtés, l’un de ses comparses du quartier de Wrod ajoute : « Ils criaient : “Les Dioula, sortez, on va vous tuer !” Ils ont coupé la main d’un chauffeur, c’est pourquoi on est allé incendier Agnéby [un village à l’entrée est de la ville], mais nous n’avons tué personne. »

Le lendemain matin, la situation continue de s’envenimer. Les jeunes Dioula, dans leur immense majorité acquis au pouvoir en place, tiennent la ville. Un raid est mené sur le village de Kpass où un jeune homme de 20 ans est tué à l’arme blanche et une ferme avicole détruite. Les Adjoukrou répliquent notamment avec leurs fusils de chasse de calibre 12.

Les réseaux sociaux embrasent les esprits

A Débrimou, un village encore ceint de barrages de fortune, Yamba Mel Hilaire, le chef de la communauté adjoukrou, qui dit avoir tout fait pour apaiser les esprits, relate que « les propriétaires de cette terre se sont sentis blessés dans leur amour-propre. Les jeunes de tous les villages se sont appelés pour se déporter sur Dabou et libérer la ville de ceux qu’ils ont accueillis ».

A Dabou, dans le camp d’en face, machettes, couteaux, madriers et gourdins sortent. Les réseaux sociaux embrasent les esprits. L’opposition affirme que « des microbes », de jeunes loubards, mobilisés par le régime ont été convoyés à Dabou pour casser le mouvement de protestation et accentuer la violence.

Dans la soirée, des renforts de la gendarmerie sont envoyés depuis Abidjan, font enlever les barrages mais, le mercredi 21 octobre, les événements prennent encore un tour plus meurtrier et mystérieux.

Dans la matinée, un raid est mené depuis les villages adjoukrou. Un vieux de Dabou est égorgé dans sa maison. Devant une maison incendiée où le sol est jonché de tissus et de papiers brûlés, Ousmane raconte que « [s]on ami Sékou Coulibaly a été tué ici, éventré ». Les habitants du quartier de Wrod, encore traumatisés et effrayés par cette funeste journée, évoquent la présence de deux hommes en noir, cagoulés.

« Ils sont venus de derrière les hévéas. Ils tiraient avec des kalash », jure l’un d’eux, approuvé par tous ceux qui l’entourent. Quelques étuis plantés dans le sol attestent de tirs d’armes automatiques, mais rien ne permet aujourd’hui de dire qu’il ne s’agissait pas de tirs de sommation des forces de l’ordre. Reste qu’une dizaine de personnes ont trouvé la mort au cour de la journée.

A qui appartient la terre ?

Le lendemain, après avoir appelé les populations au calme, le général Touré Apalo, le commandant supérieur de la gendarmerie, réunit les chefs des différentes communautés pour leur annoncer qu’une milice attise la violence dans les différents camps dans l’objectif de « s’emparer de la ville pour en faire sa base arrière en vue de futures attaques contre les autorités d’Abidjan ».

Dans le collimateur du pouvoir, l’ancien maire et député de la ville, Mohammed Cess, un proche de l’ancien chef rebelle Guillaume Soro qui a juré la perte de celui pour lequel il avait combattu en 2011. Désormais en exil, le mis en cause, joint par Le Monde, dénonce la manigance du régime.

« On prétend avoir trouvé des armes dans ma maison, mais celle-ci n’est pas achevée. Trois personnes en avaient la clé, dont le carreleur qui est affilié au pouvoir », précise-t-il. La bâtisse a depuis été brûlée et la vérité peut-être partie en fumée.

Alors que chaque communauté continue de vivre dans la peur, que des familles fuient pour se réfugier auprès des leurs, tous s’accordent désormais pour dire : « Tout cela, c’est de la faute de la politique. » Une explication rapide qui permet d’évacuer des problèmes de fond.

Si l’ensemble de la classe dirigeante a, depuis trente ans et l’introduction du multipartisme, jeté de l’huile sur le feu en considérant les communautés comme du « bétail électoral », ces violences récurrentes révèlent aussi des lignes de fracture qui n’ont jamais été colmatées.

Qui est ivoirien et qui ne l’est pas dans ce pays où près de la moitié de la population est étrangère ou d’origine étrangère ? La terre appartient-elle aux autochtones ou à ceux venus de l’extérieur pour la mettre en valeur ? Depuis le village de Débrimou, Christophe avertit : « Nous avons hébergé des étrangers et aucun autochtone n’a de problèmes avec eux. Mais ils ne doivent pas oublier que la ville est à nous. » Depuis le quartier de Wrod, Ibrahim rétorque : « Nous sommes nés ici. La ville nous appartient aussi, car notre travail c’est notre souffrance. »

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