En France la justice va ouvrir une enquête contre le garde des Sceaux Dupond-Moretti

La justice va ouvrir une enquête contre son ministre, Eric Dupond-Moretti

Janvier 2021 | par Fabrice ARFI et Michel DELÉAN | Médiapart

La Cour de justice de la République (CJR), seule juridiction habilitée à poursuivre les ministres pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, a annoncé, vendredi 8 janvier, l’ouverture prochaine d’une information judiciaire pour « prise illégale d’intérêts » à l’encontre d’Éric Dupond-Moretti, l’actuel garde des Sceaux d’Emmanuel Macron.

Cette enquête, qui sera ouverte pour « prise illégale d’intérêts », est consécutive à une salve de plaintes déposées ces dernières semaines par l’association anticorruption Anticor et, fait inédit dans l’histoire judiciaire, par les deux principaux syndicats de magistrats, l’Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM).

Éric Dupond-Moretti est suspecté d’avoir utilisé à deux reprises, sitôt arrivé place Vendôme, les pouvoirs disciplinaires de son ministère afin de s’en prendre institutionnellement à des magistrats avec lesquels il a eu maille à partir quand il était avocat, que ce soit à titre personnel, ou pour le compte de clients et/ou amis intimes. Cela concerne aussi bien trois procureurs du Parquet national financier (PNF), en marge du procès Sarkozy-Herzog dans l’affaire Bismuth, ou le juge Édouard Levrault, dont les enquêtes ont fait trembler la principauté de Monaco.

La mise au jour des conflits d’intérêts du garde des Sceaux a suscité dans tout le pays une fronde inédite de la magistrature française, qui a dénoncé des atteintes à l’indépendance de la justice à la faveur d’une vendetta organisée par un ministre en plein mélange des genres.

Tout en démentant le moindre conflit d’intérêts, Éric Dupond-Moretti a discrètement fini par en reconnaître la réalité en signant en octobre dernier un décret au terme duquel il se déporte de la supervision de dossiers qu’il a eu à connaître quand il était avocat par le passé. La commission des requêtes de la CJR, qui réclame l’ouverture d’une enquête contre le ministre, a indiqué dans un communiqué que ce décret, pris postérieurement aux faits dénoncés, n’était pas de nature à éteindre le soupçon d’illégalité qui entoure les décisions du ministre contre le PNF et le juge Levrault.

Mediapart republie ci-dessous un article sur la plainte des syndicats de magistrats contre le ministre de la justice.

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C’est une décision historique et lourde de sens que viennent de prendre les deux principaux syndicats de magistrats de l’ordre judiciaire : l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (SM, gauche) déposent, devant la Cour de justice de la République (CJR), une plainte commune pour « prise illégale d’intérêts » visant Éric Dupond-Moretti, leur ministre de tutelle, selon des informations obtenues par Mediapart.

Finalisée en début de semaine, cette décision a été annoncée, jeudi 17 décembre au matin, lors d’une conférence de presse commune des deux syndicats de magistrats. « Il s’agit d’une décision grave et exceptionnelle qui répond à la gravité des faits », a indiqué Céline Parisot, présidente de l’USM.

C’est l’intenable situation de conflits d’intérêts dans laquelle s’est placé Éric Dupond-Moretti depuis son entrée au gouvernement qui motive cette plainte pénale devant la CJR, seule juridiction habilitée à instruire et à juger les délits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions.

« Un ministre de la justice a-t-il le droit d’intervenir dans un dossier le concernant ou concernant ses anciens clients [en tant qu’avocat – ndlr] ? L’USM, le SM et l’immense majorité des magistrats pensent que non. Éric Dupond-Moretti, lui, pense que oui. Le président de la République ne trouve rien à redire. Nous sommes donc face à un blocage institutionnel », a expliqué la présidente de l’USM pour justifier cette plainte inédite. « En tant que ministre, M. Dupond-Moretti a tenté de se faire justice lui-même », a poursuivi son homologue du SM, Katia Dubreuil.

Les faits, qui avaient déjà provoqué une fronde historique de la magistrature contre le ministre, sont connus. À peine nommé Place Vendôme en juillet dernier, l’ancien avocat avait d’abord fait le choix de lancer des poursuites administratives contre trois magistrats du parquet national financier (PNF) qui avaient participé à une enquête préliminaire visant à identifier la taupe qui renseignait Nicolas Sarkozy sur l’avancée de l’affaire « Paul Bismuth ». Lors de cette enquête, des facturations téléphoniques détaillées (fadettes) de plusieurs avocats, dont celle du futur ministre, avaient été examinées.

L’avocat Dupond-Moretti avait tempêté fin juin, croyant pouvoir dénoncer « une enquête barbouzarde » du PNF. Et quelques jours plus tard, devenu ministre, le même se lançait dans une véritable vendetta et ouvrait une enquête administrative pour des motifs discutables – un premier rapport d’inspection n’avait retenu aucune faute –, et en désignant nommément les trois magistrats du PNF par communiqué. Ce alors que son amitié affichée avec Thierry Herzog, jugé peu après aux côtés de Nicolas Sarkozy et Gilbert Azibert dans l’affaire « Paul Bismuth », plaçait le garde des Sceaux dans une inextricable situation de conflit d’intérêts.

Ce n’est pas tout. Dans la foulée, Éric Dupond-Moretti avait lancé une seconde enquête administrative contre une autre figure de la lutte anti-corruption, comme l’a révélé Mediapart. Seulement trois semaines après sa nomination Place Vendôme, le 31 juillet, il avait ainsi décidé l’ouverture d’une enquête prédisciplinaire contre le juge Édouard Levrault, alors même qu’Éric Dupond-Moretti, en tant qu’avocat, venait publiquement de mettre en cause le magistrat, le traitant de « cow-boy » dans la presse, et qu’un de ses clients avait déposé plainte contre lui.

Juste avant sa nomination comme ministre de la justice, Me Dupond-Moretti avait vivement reproché au juge Levrault, aujourd’hui en poste à Nice, de s’être exprimé publiquement sur une enquête sensible qu’il avait menée comme juge d’instruction à Monaco, poste dont il a été débarqué en juin 2019 sans ménagement.

Lorsqu’il était détaché sur le Rocher, Édouard Levrault était en charge d’une affaire de corruption explosive visant l’influent oligarque russe Dmitri Rybolovlev, propriétaire du club de football de l’AS Monaco, et des proches du prince Albert II. L’enquête du juge Levrault avait démontré les liens incestueux entre Rybolovlev et plusieurs hauts fonctionnaires monégasques, soupçonnés de collusion avec l’oligarque dans son conflit judiciaire avec le marchand d’art Yves Bouvier (lire nos enquêtes ici et là).

Que ce soit avec le PNF ou le juge Levrault, Éric Dupond-Moretti est donc suspecté d’utiliser les leviers de sa fonction de ministre pour tenter de s’en prendre disciplinairement à des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il était avocat.

Au-delà, les possibles conflits d’intérêts du garde des Sceaux ne manquent pas, au vu de certains clients qu’il a défendus ces dernières années : la République du Gabon, la République du Congo, le roi du Maroc Mohammed VI, le président de Djibouti Ismail Omar Guelleh, des dignitaires monégasques, mais aussi Bernard Tapie, Jérôme Cahuzac, Georges Tron, Patrick Balkany ou Alexandre Djouhri.

D’après la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique, un conflit d’intérêts concerne « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Ce mélange des genres a déjà soulevé une fronde sans précédent dans la magistrature et a motivé des dépôts de plaintes contre le ministre à la Cour de justice de la République (CJR) — elles sont en cours d’examen par la commission des requêtes.

Une clarification des attributions du ministre de la justice a même dû être effectuée en catastrophe. Un décret signé le 23 octobre par le premier ministre, Jean Castex, et publié le lendemain au Journal officiel, « interdit désormais à Éric Dupond-Moretti de connaître “des actes de toute nature […] relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué” ».

Outre le dossier du PNF et celui du juge Levrault, le ministre de la justice, qui a été avocat pendant trente-cinq ans et a traité des centaines de dossiers, se trouve ainsi empêché d’exercer ses prérogatives disciplinaires sur une partie non négligeable du corps des magistrats.

Le décret précise que cette interdiction s’étend aussi aux dossiers suivis par l’avocat Antoine Vey, l’ancien associé d’Éric Dupond-Moretti. Preuve qu’il y avait donc bien un problème, que continue pourtant de nier publiquement le ministre.

Le ministre de la justice va donc devoir jongler avec les dossiers, s’il lui faut avertir le premier ministre de tous les dossiers dans lesquels il pourrait être en conflit d’intérêts. D’autres questions importantes demeurent sans réponse et agitent les milieux judiciaires. Le ministre de la justice pouvait-il légalement demander ces deux enquêtes administratives visant des magistrats, s’agissant d’affaires dans lesquelles il avait un intérêt ? Le portefeuille, constitué au ministère de la justice, de ses anciens dossiers d’avocats est-il un fichier au sens où l’entend la Cnil ? Peut-on légalement, par un simple décret, confier au premier ministre des prérogatives qui appartiennent au garde des Sceaux, selon la loi organique et la Constitution ?

Le dialogue est en tout cas rompu entre le ministre et les syndicats de magistrats. Éric Dupond-Moretti a assuré, le 22 novembre sur BFM, que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) lui avait délivré un blanc-seing, en disant qu’il n’y avait « absolument aucun conflit d’intérêts » le concernant. Il avait même ajouté ceci : « Je n’attends pas d’excuses des médias ni des magistrats qui ont dit que j’étais dans le conflit d’intérêts. »

Le ministre s’est attiré une réponse cinglante de l’USM et du SM, dans un communiqué commun du 3 décembre. « Une fois de plus, le garde des Sceaux ne recule devant rien pour asséner sa version, bien éloignée de la réalité », notent les deux syndicats. « En réponse au courrier commun adressé le 24 novembre par le SM et l’USM, la HATVP indique ne pas avoir pris position sur les prises illégales d’intérêts qui ont fait l’objet de plaintes devant la Cour de justice de la République, la justice étant saisie », précisent-ils.

La HAT « estime que le décret qui transfère une partie des compétences d’Éric Dupond-Moretti au Premier ministre “est de nature à faire cesser les risques de conflit d’intérêts” qu’elle avait elle-même relevés “à supposer naturellement que sa mise en œuvre soit respectée” ». Ce qui, au bout du compte, dépendra donc d’Éric Dupond-Moretti lui-même.

Les plaintes de syndicats de magistrats contre leur ministre de tutelle sont rarissimes. En mars dernier, Unité FO Magistrats a annoncé le dépôt d’une plainte contre X au parquet de Paris pour « mise en danger de la vie d’autrui », estimant que le personnel du ministère de la justice n’était pas suffisamment protégé de l’épidémie de Covid-19, visant ainsi indirectement le ministre. Selon nos informations, Unité FO Magistrats a également adressé à la CJR un signalement pour de possibles faits de « prise illégale d’intérêts » concernant Éric Dupond-Moretti.

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