«3.000 morts et il n’y a pas de coupable !» en Côte-d’Ivoire

Abraham Kouassi

Après près de dix ans de détention et trois années de procès devant la Cour pénale internationale (CPI), l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et son ministre de la Défense Charles Blé Goudé ont été définitivement acquittés hier, mercredi 31 mars. Cette décision, qui met fin au feuilleton judiciaire entamé à La Haye en janvier 2016, a été abondamment commentée à Abidjan.

À Abidjan, les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo ont exprimé leur joie sur les réseaux sociaux et lors de rencontres physiques, notamment dans la commune de Yopougon. Considérée comme un fief de Gbagbo, la plus grande commune du pays qui a récemment élu député Michel Gbagbo, fils de l’ex-président, a été le théâtre de scènes de joie. Les groupes de personnes plus ou moins importants qui se sont spontanément constitués pour suivre la retransmission de l’épilogue de ce procès ont laissé éclater leur joie après la décision.

C’est définitif. Gbagbo et son dernier ministre de la Défense Charles Blé Goudé ne feront plus face à la procureure Fatou Bensouda, dans le box des accusés de la Cour pénale internationale (CPI). Les deux personnalités ivoiriennes ont en effet été acquittées par les juges de la Chambre d’appel, qui ont confirmé mercredi 31 mars la décision prise par leurs pairs en première instance en janvier 2019.

Des élus locaux comme le député Dia Houphouët, n’ont pas hésité à prendre part à ces célébrations, qui étaient moins importantes que celles de janvier 2019. « Les gens sont contents de savoir que cette affaire est enfin terminée. On savait qu’ils n’allaient pas dire autre chose. De toutes façons, ils ne pouvaient pas retourner en prison », estime Franck Djédjé, étudiant proche de Gbagbo rencontré à Yopougon.

300 DÉTENUS PRO-GBAGBO ENCORE EN PRISON

À l’exception de Yopougon, la capitale économique de la Côte d’Ivoire a accueilli la décision dans le calme. Les Ivoiriens, sans doute essoufflés par un procès long et marqué par de nombreuses interruptions, s’étaient quelque peu déconnectés de la CPI. Mais les souvenirs de la crise électorale de 2010-2011 restent présents, avec plusieurs personnes en prison pour des affaires en lien avec cet épisode qui est à ce jour le plus violent de l’histoire de la Côte d’Ivoire, qui a fait plus de 3.000 morts.

Fille de l’ancien ministre Alphonse Douati, au pouvoir sous Laurent Gbagbo, Désirée Douati préside l’Association des femmes et familles des détenus d’opinion de Côte d’Ivoire (AFFDO-CI). Jointe par téléphone quelques minutes après la décision des juges, elle pense aux proches de Gbagbo encore détenus. « Nous sommes heureux, dit-elle, nous sommes fiers d’avoir tenu malgré la grande oppression qui a régné dans le pays. Je saisis cette occasion pour demander que tous les détenus civils et militaires encore en détention en Côte d’Ivoire obtiennent la libération. » Avant d’ajouter : « Nous pensons que le bilan de la réconciliation n’est pas positif. Tant qu’il y aura un Ivoirien en prison pour ses opinions, notre bilan sera négatif. Aujourd’hui, nous avons plus de 300 personnes injustement incarcérées dont une trentaine détenues depuis dix ans. Pour toutes ces personnes, nous demandons une libération ! »

Pour Désirée Douati, « aucun pro-Gbagbo ou aucune personne proche du président n’a sa place en prison » car, « à aucun moment pendant dix ans, un proche du camp [de l’actuel président] Ouattara n’a été arrêté, inculpé ou placé sous mandat de dépôt même provisoire pour les actes qu’il aurait commis ». « La Côte d’Ivoire qui doit s’inscrire sur la voie de la réconciliation doit le faire par le pardon et non par une justice peu impartiale », ajoute la présidente de l’AFFDO-CI. Celle-ci conclut par un hommage à Aboudrahamane Sangaré, compagnon politique de Gbagbo, décédé en 2018 et qui avait prédit une libération du leader du Front populaire ivoirien (FPI).

« CETTE DÉCISION CONSACRE L’IMPUNITÉ EN CÔTE D’IVOIRE »

Du côté des victimes, la décision rendue par les juges d’appel de la CPI a suscité des réactions. Président du Collectif des victimes de Côte d’Ivoire (CVCI), Issiaka Diaby était au Palais de justice du Plateau, quartier administratif d’Abidjan, lorsqu’il a appris la nouvelle de l’acquittement de Gbagbo et Blé Goudé. Le fondateur du CVCI s’y rend régulièrement depuis quelques jours pour participer au procès d’Amadé Ouérémi, ex-milicien accusé d’avoir participé à des tueries de masse dans la ville de Duékoué, à l’ouest du pays lors de la crise de 2010-2011.

« Après cette décision, certaines victimes estiment qu’elles ont été les dindons d’une farce judiciaire. Qu’elles ont été la cinquième roue du carrosse. Que le bureau du procureur et la CPI coalisés y ont organisé des manœuvres savamment orchestrées pour violer leurs droits fondamentaux. Cette décision consacre l’impunité en Côte d’Ivoire », a déploré Issiaka Diaby qui estime que cette issue est « quand même grave pour cette institution de justice internationale qui a travaillé pendant huit ans ». « 3.000 morts et il n’y a pas de coupable ! », a-t-il ajouté. « Nous allons rencontrer les victimes dans les 48 heures pour apaiser leur cœur et atténuer leur souffrance », a poursuivi le président du Collectif.

« MON MARI NE REVIENDRA PLUS »

Située entre le Plateau, quartier administratif d’Abidjan et Yopougon, la commune d’Attécoubé compte en son sein de nombreuses victimes de la crise. Parmi celles-ci, Cathérine K dont le mari a perdu la vie lors de la crise post-électorale. La mère de deux enfants, qui a reçu en 2018 un dédommagement du gouvernement ivoirien, ne s’est pas montrée intéressée par le verdict rendu à plus de 7.000 kilomètres de son modeste quartier.

« Mon fils, je suis passée à autre chose, dit-elle. Je n’ai pas de réaction particulière. S’ils sont libres, Dieu merci. C’est bien pour eux et leurs enfants. Mon mari ne reviendra plus. Aujourd’hui, mes enfants grandissent et ils n’ont pas de travail. Le mois est fini je n’ai pas encore trouvé l’argent du loyer. Je vais faire quoi avec affaire de Gbagbo ? »

Agée de 55 ans aujourd’hui, la mère de famille qui peine à joindre les deux bouts assure ne plus rien espérer de la classe politique ainsi que des instances internationales. « Ils nous ont donné un million et c’est fini. Nous n’avons plus vu personne. Est-ce que les présidents pensent à moi ? Est-ce que (la) CPI pense à moi ? Pourquoi moi je vais penser à leurs affaires ? Aujourd’hui, mon mari est mort. Depuis dix ans, ma vie a changé. Tout ce que je veux c’est que mes enfants travaillent pour qu’ils puissent bien m’enterrer un jour », lâche-t-elle, la voix enrouée par l’émotion.

« Ceux qui fêtent ou ceux qui sont fâchés n’ont rien perdu dans la crise », assure notre témoin, qui appelle de tous ses vœux à une paix durable en Côte d’Ivoire.

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