Que reste-il des anciens cinémas à Abidjan

Dans la capitale économique ivoirienne, les salles de quartier ont disparu. Comblant un vide, l’exploitant privé Majestic a ouvert quatre sites.

Par Yassin Ciyow (Abidjan, correspondance) LemondeAfrique  / Photo UNE/Salle du cinéma Le Dialogue à Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. La dernière séance a eu lieu le 16 décembre 2014. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »

Tout semble figé comme une scène de crime. Au rez-de-chaussée du bâtiment, les rangées de sièges bleu métallique attaqués par la rouille sont tournées vers le mur blanc. Au premier étage, le sol est jonché d’affiches de films, de cassettes VHS de grosses productions hollywoodiennes de la fin du XXe siècle et de négatifs noircis par la poussière et le temps.

A l’extérieur, la façade du légendaire cinéma Le Dialogue est défigurée par les impacts de balles de gros calibre datant des derniers jours de la crise post-électorale qui a secoué la Côte d’Ivoire en 2010 et 2011. C’est d’ailleurs à cette époque qu’a été assassiné Sinaly Dansoko, le dernier gérant des lieux, situés à l’entrée de Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan.

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Ces dernières années, celui qui fût son assistant et son ami, Moussa Diaby, a bien tenté de faire revivre le « dernier cinéma populaire de Côte d’Ivoire ». En vain. La dernière séance remonte au 16 décembre 2014. Ce jour-là, l’équipe avait choisi de rediffuser un classique qui d’ordinaire drainait les foules : Heat, de Michael Mann. Mais ni Robert De Niro, ni Al Pacino, ni même Val Kilmer n’ont réussi à créer l’étincelle. La salle « était quasiment vide », admet M. Diaby. « On a compris que notre temps était passé », celui des cinémas populaires, précise-t-il.

Une simple visite guidée à travers l’histoire permet pourtant de saisir le mythe qui entoure cette institution de quartier, inaugurée en 1982 avec une capacité de mille places assises. Les yeux de Moussa Diaby s’illuminent en évoquant la « nuit blanche » qui a précédé la sortie de Rambo II en 1985. « La file d’attente allait jusque dans le quartier voisin. Les gens se battaient pour racheter des places à ceux qui en avaient, se souvient-il. C’était toujours quelque chose d’aller en salle à cette époque. »

Une centaine de cinémas dans le pays
La journée se divisait en cinq séances. La première à 10 heures accueillait les élèves de l’école buissonnière, adeptes des « films de karaté », notamment ceux avec Bruce Lee, et la dernière à 22 heures accompagnait dans la nuit les « amoureux des films érotiques », glousse M. Diaby. Entre les deux, les productions de Bollywood se disputaient l’affiche avec les films d’action comme Terminator pour lequel « il fallait ajouter des rangées de bancs ». Les films français étaient généralement boudés, « sauf au Plateau et à Cocody [deux quartiers chics d’Abidjan] », ironise M. Diaby.

A Yopougon, les cinéphiles avaient le choix entre quatre salles obscures. Dans les années 1970 à 1990, Abidjan comptait une quarantaine de cinémas de quartier et le pays tout entier une centaine. Il faut dire qu’à l’époque, « les maquis n’existaient pas encore », sourit Yacouba Sangaré, critique de cinéma, rédacteur en chef adjoint et chef du service culture du quotidien ivoirien Le Patriote. « Les gens avaient encore de vrais loisirs et les Ivoiriens étaient des cinéphiles avertis », regrette celui qui organise chaque année le festival Ciné droit libre à Abidjan.

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Le ticket d’entrée oscillait entre 100 et 250 francs CFA (de 0,15 à 0,40 euro) dans les quartiers populaires, et beaucoup plus au cinéma Le Paris dans le quartier du Plateau ou à L’Ivoire à Cocody. La bourgeoisie, sous Félix Houphouët-Boigny, aimait s’y retrouver, surtout le mercredi, jour de sortie des nouveautés, comme en France. Partout, les cinémas étaient bondés et rentables. Et certains passionnés n’hésitaient pas à projeter, à leur frais, des films aux quatre coins du pays.

Dans les communes populaires comme dans les quartiers chics, on regarde alors aussi les films de l’âge d’or du cinéma ivoirien. Nostalgique, Yacouba Sangaré se rappelle les « événements nationaux » qu’ont été les sorties en salle de Visages de femmes, en 1985, de Désiré Ecaré, primé à Cannes, et de Bal poussière du maître de la comédie Henri Duparc, en 1989.

Abandonnés, détruits ou transformés
Mais ses plus beaux souvenirs sont Ablakon (1986) et Au nom du Christ (1993), de Roger Gnoan M’Bala. Le dernier remporta d’ailleurs l’Etalon d’or de Yennenga, l’ultime consécration du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco).

A la fin des années 1990, la fréquentation est en baisse dans les salles qui, pour générer des revenus complémentaires, accueillent de nouveaux publics. Meetings politiques – notamment ceux du Front populaire ivoirien à Yopougon –, messes géantes ou cérémonies de remise de prix s’intercalent entre les séances. L’époque sonne la fin des cinémas de proximité.

Vingt ans plus tard, le constat est sans appel. Le Dialogue, en friche, ne sert plus que d’abri à une famille de canards, et son voisin, le non moins mythique Kabadougou, est aujourd’hui un temple évangélique de l’Eglise universelle du royaume de Dieu. A Abidjan, comme dans le reste du pays, tous les cinémas populaires de quartier ont été abandonnés, détruits ou transformés. Certains sont devenus des boutiques, des entrepôts ou des agences d’opérateurs télécoms.

Au début des années 2000, « les cinémas de Côte d’Ivoire n’ont pas survécu au passage de l’analogique au numérique », explique Yacouba Sangaré. Trop coûteuse, la mutation a été « mal gérée par nos aînés », poursuit-il. Une crise de confiance entre les exploitants et les distributeurs a brisé l’élan cinéphile du pays.

L’explosion des vidéoclubs
Et si certains pointent du doigt l’arrivée de Canal+ Horizons au mitan des 1990, Yacouba Sangaré rappelle, lui, que ceux qui ont le plus profité de la fin de l’ère de la bobine, « ce sont les vidéoclubs » qui ont surfé sur la démocratisation de la cassette VHS. « Il y en avait à tous les coins de rue, ça coûtait encore moins cher que les cinémas de quartiers. Leur succès a été immédiat et ça a contribué à tuer les salles de quartier », se souvient-il.

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