La multinationale Heineken « pousse un petit brasseur ivoirien à la faillite »

M’Bah Aboubakar

Avec la complicité d’un colonel et des services publics ivoiriens, Heineken a provoqué la faillite de KN Distribution, propriété de Bamba Mamadou, Abidjaninfos.net a mené son enquête.

Alors que le chef de l’Etat a engagé une opération mains propres pour lutter contre la mauvaise gouvernance et la corruption, nous avons découvert une affaire qui implique Brassivoire, la filiale de la multinationale Heineken, l’entreprise KN Distribution, et le Comité National de Lutte contre la Contrefaçon (CNLC).

De quoi s’agit-il ?
Bamba Mamadou, propriétaire de KN Distribution et alors plus gros distributeur des produits Brassivoire décide de voler de ses propres ailes et met sur le marché ses propres boissons. Il trouve des partenaires, mobilise des fonds et lance en octobre 2019 ses propres marques : « Ivoire Pomme », « Ivoire Energy » et « Ivoire Vodka Citron ». Ces produits arrivent sur le marché ivoirien le 18 octobre 2019.
Contre toute attente, le 25 octobre de la même année et après une saisine de la filiale ivoirienne de la multinationale Heineken, la Cellule de Prévention et d’Investigation du Comité National de Lutte contre la Contrefaçon (CNLC) investit les entrepôts de KN Distribution, ceux de nombre de ses partenaires ainsi que certains maquis et restaurants et procède à la saisie de tous les produits de KN Distribution. Le même jour, une camionnette de liaison de marque Peugeot, immatriculée 3331 JK 01 était également saisie par les agents du CNLC. Le 12 février 2020, le CNLC remet le couvert en procédant à des saisies dans différents commerces à Abidjan. Le 28 octobre 2019, Bamba Mamadou est convoqué au siège du CNLC sis à Cocody Riviera Golf, où il lui est notifié que ses produits ont été saisis pour « contrefaçon ». Des produits pourtant régulièrement dédouanés et protégés par des Certificats d’enregistrement de marque délivré par l’Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI).

Des faits qui intriguent
A l’analyse des documents de l’OAPI en notre possession, une chose saute à l’œil. Le Comité National de Lutte contre la Contrefaçon a été soit induit en erreur, ou a cédé au pouvoir de l’argent d’une multinationale qui pèse 55.469 millions d’Euros. En effet, on ne peut que se demander comment Brassivoire a réussi à convaincre le CNLC que ses produits avaient été contrefaits par KN Distribution. En effet, les deux entreprises ne proposent pas les mêmes types de boissons, même si elles sont toutes les deux inscrites dans la classe 32 qui correspond aux « bières ; eaux minérales (boissons) ; eaux gazeuses ; boissons à base de fruits : jus de fruits ; sirops pour boissons ; préparations pour faire des boissons ; limonades ; nectars de fruits ; sodas ; apéritifs sans alcool ».

L’entreprise plaignante ne produit aucune boisson similaire à celles que KN Distribution a mises sur le marché. Brassivoire est sur le segment des bières pendant que KN Distribution avait lancé une gamme qui allait des jus de fruits (Ivoire Pomme) aux boissons énergisantes (Ivoire Energie) en passant par des cocktails alcoolisés (Ivoire Vodka Citron). De surcroît, les conditionnements sont différents. Si Brassivoire propose des bouteilles en verre, KN Distribution avait plutôt proposé ses boissons dans des canettes en aluminium.
De plus si l’on veut prendre en compte l’utilisation du mot « Ivoire », le CNLC n’a aucune raison de saisir les produits de KN Distribution et Brassivoire n’a non plus pas de raison de s’en plaindre puisqu’il existe sur le marché ivoirien d’autres marques avec le nom « Ivoire ».
Nous avons par exemple retrouvé au cours de notre investigation des produits « Ivoire Dêguê » ; un « Sirop Ivoire Menthe » dont les entreprises n’ont jamais été inquiétées ni par le CNLC encore moins par Brassivoire.

Cette attitude de la filiale de Heineken contre KN Distribution cache mal une jalousie vis-à-vis d’un ancien distributeur des produits Brassivoire qui réalisait un chiffre d’annuel de plus d’un milliard de francs CFA, et qui a décidé de prendre son autonomie en lançant sa propre marque de boissons. Pour ce faire, Bamba Mamadou s’est attaché les services des meilleures entreprises mondiales. Les formules de ses boissons ont été conçues et certifiée par le brasseur britannique Liquid Fusion, quand la mise en canettes a été l’affaire de l’entreprise autrichienne Starzinger, qui assure le même service pour la marque mondialement connue Red Bull. Autant dire que les produits de KN Distribution ont répondu à toutes les exigences de qualité avant d’arriver sur le marché ivoirien. Les boissons sont arrivées en Côte d’Ivoire par voie maritime et ont été sorties du Port Autonome d’Abidjan (PAA), après les contrôles nécessaires en la matière réalisés par les services compétents des douanes ivoiriennes.

Non-respect de la procédure
Tout au long de l’investigation d’abidjaninfos.net, les agents du CNLC n’ont pas été en mesure de nous prouver la base légale qui a permis leur action à l’encontre de KN Distribution. Toutes les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête se sont murées dans un lourd silence. Un silence gêné qui suscite des interrogations. Pourquoi le Coordonnateur du CNLC qui s’était montré ouvert au début de cette enquête a subitement refusé de nous recevoir et de nous parler ensuite, nous ramenant à chaque fois vers la Directrice de la Communication de la structure et nous invitant à lire les prospectus qu’ils ont édités ? Bien malin qui pourra y répondre.

Au cours de notre investigation, un agent nous fera cette confidence qui étonne. A l’en croire, c’est le Colonel de Gendarmerie Assandé, l’un des agents du CNLC qui aurait déclenché toute cette opération. Un de ses amis de l’Armée, le Colonel Appia – époux de Bintou Appia, Directrice des Affaires institutionnelles et Juridiques chez Brassivoire – lui aurait demandé de tout faire pour barrer la voie à KN Distribution qui venait de mettre ses produits sur le marché. Le Colonel Assandé aurait alors promis à son ami de lui donner un coup de main. Toute chose qui expliquerait que le CNLC se soit rué immédiatement après la saisine de Brassivoire pour saisir les produits et le véhicule de KN Distribution. Ce, en dehors de tout cadre légal.

Une célérité qui appelle des interrogations. L’action du CNLC est-elle juste un coup de main que le Colonel Assandé a voulu donner à un frère d’armes et à son épouse ? Les agents du CNLC ont-ils pris peur devant le caractère multinational de la partie plaignante au point d’agir en dehors de toute légalité ? Brassivoire qui dispose d’énormes moyens financiers a-t-elle corrompu les agents du CNLC pour qu’ils étouffent le petit brasseur ? Que s’est-il exactement passé pour que la procédure en la matière ne soit pas respectée ?
Contactée par téléphone, Mme Bintou Appia s’est refusée à tout commentaire. « Chez Heineken, nous ne nous prononçons pas sur une affaire qui est devant les tribunaux. Nous pouvons en parler avant ou après, mais pas pendant que l’affaire est devant le juge », a-t-elle répondu.
Malgré toutes les relances de KN Distribution, le CNLC n’a pas été en mesure de donner la base légale qui a fondé son action.

Silence gêné de l’administration
Toutes nos tentatives pour entrer en contact avec le Colonel Assandé accusé ainsi qu’avec le Coordonnateur du CNLC N’Zi Brou Gabriel pour aborder ces questions se sont révélées vaines. Ce qui est curieux dans cette affaire qui semble déranger, c’est que toutes les administrations représentées au sein du CNLC ont refusé d’aborder la question quand nous les avons approchées. Personne n’a voulu commenter une affaire qui, visiblement, met mal à l’aide.

Du côté de KN Distribution, l’on s’en remet aux autorités compétentes afin qu’une issue heureuse soit trouvée à cette affaire qui dure depuis maintenant 3 ans. Ce qu’il faut savoir, c’est que cette action contre KN Distribution, c’est environ 5 milliards de FCFA d’investissement qui ont été saccagés et plus de 400 emplois directs détruits, beaucoup de propriétaires d’entrepôts et de distributeurs ruinés.
Une chose est sûre, un éventuel procès de Bamba Mamadou contre l’Etat, pour abus de pouvoir et violation de ses propres procédures, pourrait coûter cher au contribuable ivoirien. La plainte déposée contre KN Distribution par Brassivoire en février 2020 n’a pas encore fini de livrer tous ses secrets.
Il ressort de nos différents recoupements que cette affaire est symptomatique de celles où une multinationale avec des très gros moyens financiers décide de punir un petit concurrent avec la complicité des agents de l’Etat. La responsabilité d’au moins deux ministères est directement engagée dans cette affaire : celui du Budget dont dépend la douane et le ministère du Commerce en charge de faire respecter les règles de la concurrence.

KN Distribution dispose de certificats dument délivrés par l’OAPI.

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