Quand des “démocrates” bafouent tranquillement la liberté d’expression

Depuis que l’armée russe a envahi l’Ukraine, que n’entend-on pas et que ne lit-on pas de la part des Occidentaux (politiques et journalistes) ? Pas un jour ne passe sans que ces derniers n’accusent Vladimir Poutine d’avoir violé le droit international, de ne pas respecter sa parole, d’aimer la guerre, d’être un affreux dictateur et tutti quanti. Ceux qui diabolisent et pourfendent le maître du Kremlin soutiennent en même temps que leurs pays sont démocratiques. Ce n’est pas l’avis de l’historien et anthropologue Emmanuel Todd. Pour l’homme qui avait prédit l’effondrement de l’Union soviétique (cf La Chute finale, Paris, Robert Laffont, 1976), les Européens ne sont pas en démocratie mais dans une oligarchie (le gouvernement et tout l’État contrôlés ou dirigés par un petit groupe de personnes). Pourquoi ? Parce qu’on a affaire, selon lui, non pas à des citoyens, mais à des électeurs dont les voix ne sont pas entendues comme en 2005 avec le référendum sur l’Union européenne. Le Danemark avait connu une situation similaire, rappelle-t-il, lorsque la Wehrmacht (l’armée nazie) ignora la victoire du parti social-démocrate aux élections législatives du 23 mars 1943. Todd estime que, si l’Europe était démocratique, les décisions des électeurs seraient appliquées par les élites. De cet argument, il tire deux conclusions : 1) la démocratie libérale n’est pas un régime appelé à se répandre dans l’ensemble du monde mais un régime particulier adapté à un contexte spécifique. Ce régime triompha en Europe de l’Ouest (1945) et de l’Est (1991) uniquement du fait de l’hyperpuissance des États-Unis; 2) il y a démocratie là où existent une liberté de la presse, une liberté d’expression et d’information, le droit de vote et une application du résultat du vote. Or que voyons-nous en Europe aujourd’hui ? Le peuple (demos) ne décide ni des lois, ni des candidats, ni du fonctionnement des institutions, ni des limites du pouvoir de ceux à qui il donne sa confiance. Pire, il n’est pas en capacité de se débarrasser des personnes qui ont trahi cette confiance (cf. Où en sommes-nous ?, Paris, Seuil, 2017).
Un an après cette analyse, Todd est revenu sur le sujet avec un développement sur la Russie. Il affirmait ceci :“Il est clair que les Russes peuvent s’informer à peu près, que le niveau de liberté de l’information n’est pas parfait, mais suffisant ; ils ont le droit de vote, et il y a des endroits où des maires hostiles au pouvoir sont élus. Dans l’ensemble, le gouvernement de Poutine fait ce que les Russes veulent. Je conclus en disant que selon ces critères de définition un peu stricts, je suis obligé de me demander si la Russie n’est pas plus démocratique que l’Union européenne où les résultats des votes ne sont pas appliqués.”(cf. https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/08/il-a-une-vie-apres-la-democratie-entretien-avec-emmanuel-todd/)
Les Européens, considérés comme les vassaux des États-Unis par Michel Onfray, Jean-Luc Mélenchon, Éric Zemmour, François Asselineau et d’autres, clament à tout bout de champ que la démocratie est dans leur ADN, qu’ils respectent les droits de l’homme, que les autres peuples devraient embrasser leur civilisation mais qu’avons-nous observé tout dernièrement ? N’ont-ils pas fermé les portes de la Pologne aux Africains fuyant les bombardements en Ukraine ? Le 27 février 2022, la présidente de la Commission européenne n’a-t-elle pas annoncé l’interdiction de RT (Russia Today) et Sputnik dans l’Union européenne ? Ursula Von Der Leyen est convaincue que, grâce à cette mesure, ces médias d’État russes “ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union”. L’ancienne ministre de la Défense allemande n’aurait peut-être pas pris cette décision si elle avait lu la fameuse phrase attribuée à Voltaire : “Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.” J’utilise le mot “attribuée” parce que cette phrase serait de l’Anglaise Evelyn Beatrice Hall qui l’aurait employée dans The Friends of Voltaire, ouvrage publié en 1906 sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre pour résumer la pensée voltairienne.
Sitôt informé de la décision, le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes est monté au créneau pour parler de censure. Pour Ricardo Gutiérrez, le fait que deux pays européens soient en conflit n’autorise aucun gouvernement à porter atteinte à la liberté d’expression reconnue par la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à Paris le 10 décembre 1948.

Le bannissement des médias russes par l’Union européenne nous met devant une double interrogation : ceux qui piétinent allègrement un droit aussi fondamental que la liberté d’expression ne sont-ils pas en train de nous dire que les autres peuples ne sont que des sous-hommes, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas voix au chapitre, qu’ils ne méritent ni respect ni considération ? Peut-on donner des leçons de démocratie aux autres (la Russie) quand on les empêche de s’exprimer ?
La crise entre la Russie et l’Ukraine devrait ouvrir un peu plus les yeux des Africains : il est temps, pour nous, de comprendre que les démocrates et humanistes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. N’oublions pas qui a été enrichi par l’esclavage et la colonisation, qui profite de notre cacao, café, pétrole, uranium, coltan, bois, or, etc.. N’oublions pas le conseil de Frantz Fanon : “Allons, camarades, il vaut mieux décider dès maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver fermes, avisés et résolus… Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire, des siècles qu’au nom d’une prétendue aventure spirituelle elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité… Nous avons mieux à faire que de suivre cette Europe qui s’est montrée parcimonieuse, mesquine, carnassière homicide avec l’homme” (cf. Les Damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1961).

Au Sénégal, une trentaine de jeunes avaient commencé à s’enrôler pour aller combattre pour l’Ukraine. Fort heureusement, la ministre des Affaires étrangères sénégalaise a vite arrêté cet enrôlement. Elle aurait dû expulser aussi l’ambassadeur ukrainien qui voulait recruter des Sénégalais pour l’Ukraine. Si les pays européens veulent voler au secours de Zelensky, qu’ils lui envoient Barkhane et Takuba qui n’ont rien à faire en Afrique. Si Poutine les énerve tant, qu’ils l’affrontent sur le terrain sans les Africains qu’ils ont toujours méprisés, volés, piétinés et massacrés ! L’Afrique ne peut plus servir de chair à canon. Cette année, les soi-disant démocrates, qui ne sont forts qu’avec les faibles, ont trouvé sur leur chemin un “vrai garçon” qui ne se laisse pas marcher dessus. Pourquoi veulent-ils nous amener à détester un homme dont le pays aida certains pays africains à chasser le colonisateur ?

Jean-Claude DJEREKE

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