Côte d’Ivoire – Les racines ethniques de la longue crise politique

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Les racines ethniques de la crise ivoirienne

Par Fahiraman Rodrigue Koné du Centre de recherche et d’Action pour la Paix (Abidjan, Côte d’Ivoire)

Publié par PROPOLI n°6-7, pp 44 à 46–June –July 2011 « Genesi di una guerra etnica», www.popoli.info

L’arrestation de l’ancien Président Laurent Gbagbo le 11 avril 2011 a mis fin à une sanglante crise post-électorale de quatre mois en Côte d’Ivoire. Au-delà de la polémique liée à cette arrestation (intervention ou non de la Force française Licorne) c’est le caractère massif et atroce des violences qui ont précédé cette arrestation qui marque les esprits : plus de 3000 civils tués et plusieurs milliers d’autres blessés selon l’ONU. La plupart des tueries se sont faites sous des bases identitaires, comme l’atteste nombre de rapports et reportages sur la situation. Cette réalité laisse entrevoir une ethnicisation du conflit.

La Côte d’Ivoire a plus d’une soixantaine de groupes ethniques que l’on repartit en général en quatre grands ensembles ethno-linguistiques: d’un côté les Krou à l’ouest et les Akan à l’est et au sud, tous deux à majorité chrétiens et animistes ; et de l’autre les Gur et les Malinké à majorité musulmanes qui occupent le nord du pays. Cette diversité ethnique et religieuse peut apparaitre comme une des racines de la crise post-électorale que vient de traverser le pays.

Schématiquement, l’on peut retracer la progression de ce facteur dans le champ politique en trois grandes phases. La première phase (1960-1990) correspond en grande partie à la période de gouvernance du premier président Félix Houphouët Boigny. Officiellement Houphouët Boigny se montre hostile à la question ethnique dans la gestion du pouvoir politique. Cependant, cette réalité existe bel et bien dans sa stratégie de gouvernance. Elle est dissimulée derrière ce qu’il appelle localement sa « géopolitique ». Il s’agit d’un subtil clientélisme politique dont la base est ethnique. En clair, pour s’assurer une légitimité populaire, il entreprend une redistribution ethnique des ressources économiques et politiques par l’intermédiaire des « fils des régions » ou de ceux qu’on nomme les « cadres des régions ». Loin d’être un espace administratif neutre, la région ramène en réalité à des entités ethniques.

Ce complexe politico-ethnique n’entraîne pas forcement l’assentiment de tous. On retrouve d’ailleurs ce type de sentiment d’injustice communautaire dans le discours politique d’un certain Kragbé Gnagbé d’ethnie bété situé à l’ouest du pays. Ce dernier, tente sans succès d’organiser une scission dans l’ouest du pays en 1970. Cet évènement, connu sous le nom de « l’affaire du Guébié », du nom de la petite tribu dont est originaire Kragbé Gnagbé, aurait fait entre 4000 et 6000 morts suite à la répression engagée par Houphouët. Cette même méthode violente est utilisée, peu avant, en 1963, pour mater une velléité de scission qui a cours dans le Royaume Agni Sanwi du sud-est de la Côte d’Ivoire.

Ces évènements vont engendrer des traumatismes et frustrations à l’origine de l’engagement politique des populations victimes. Laurent Gbagbo par exemple, originaire de Gagnoa, ville épicentre de la contestation menée par Kragbé Gnagbé en 1970, entame son engagement politique dans ce contexte de répression du pouvoir d’Houphouët Boigny.

La période allant de 1990 à la fin 1999 constitue la seconde phase de l’enracinement progressif de l’ethnicité dans le champ politique ivoirien. Cela se fait sous l’influence de l’avènement du multipartisme en avril 1990. Dans la foulée, naissent plusieurs partis politiques dont le positionnement dessine déjà les contours d’une compétition ethnique pour le pouvoir. L’assise électorale des deux grands partis après les premières élections ouvertes de 1990 est éloquente à cet effet. Le Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo est vainqueur dans les communautés ethniques qui se sentent victimes de la gestion d’Houphouët. Ce sont notamment les communautés krou de l’ouest (dont est originaire Laurent Gbagbo lui-même) et un ensemble de petites tribus akan (Attié, Abey, Agni Sanwi) mécontentes du système Houphouët pour diverses raisons. Le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), vainqueur des élections, est majoritairement soutenu par les Akan dont est issu son leader Houphouët Boigny et par les Gur du nord du pays. A la mort d’Houphouët Boigny en 1993, l’arrivée d’Henri Konan Bédié au pouvoir est précédée d’un conflit de leadership qui l’oppose au Premier Ministre, Alassane Dramane Ouattara. L’issue du conflit est fatale pour le PDCI. Il se déchire et la division correspond à une fracture ethnique. Les populations du nord, se sentant exclues de la gestion du pouvoir au sein du PDCI, se retrouvent majoritairement autour d’Alassane Ouattara et créent un nouveau parti en 1994, le Rassemblement des Républicains (RDR). Désormais le champ politique se configure sous forme d’une arène où l’on peut lire le positionnement des groupes ethniques derrière le combat des partis : les populations de l’ouest (Krou majoritairement) s’alignent derrière le FPI ; les « Nordistes » (Malinké et Sénoufos) prennent fait et cause pour le RDR ; les Akans (surtout les Baoulé) en majorité soutiennent le PDCI.

La possibilité d’un clash entre les communautés se précise lorsqu’Henri Konan Bédié, confronté à la crise économique ambiante et à l’âpreté de la compétition électorale de 1995, va élaborer la « doctrine de l’ivoirité ». Cette doctrine s’exprime sous une forme ethno-nationaliste. Elle suscite d’une part au sein des populations ivoiriennes une peur des étrangers, en les rendant responsables de la pauvreté et de l’insécurité dont ils sont victimes. Les populations étrangères les plus visées sont celles originaires des pays voisins du nord du pays. Du coup, un amalgame se crée entre ces dernières et les populations ivoiriennes du nord du fait de leur proximité culturelle. Les « Nordistes » sont indexées comme n’étant pas suffisamment ivoiriennes. Alassane Ouattara lui-même est soupçonné par Henri Konan Bédié d’être Burkinabè d’origine et donc indigne de diriger la Côte d’Ivoire, selon une loi qu’il fait voter en 1994.

Dès lors, les affrontements entre les communautés ethniques vont se multiplier, dans plusieurs localités, sous fond de rivalités économiques à mesure que la bataille politique va faire rage. En 1999, un coup d’Etat renverse le pouvoir d’Henri Konan Bédié avant les élections de 2000. On soupçonne des jeunes militaires nordistes proches d’Alassane Ouattara, d’être à l’origine de ce coup largement perçu comme la fin de l’hégémonie de la communauté baoulé (Akan) sur la scène politique.

Avec le coup d’Etat, s’ouvre une troisième phase de l’intervention du facteur ethnique dans le champ politique ivoirien. Cette phase (2000 à 2011), conséquence immédiate des deux premières, est caractérisée par l’engagement plus visible des communautés ethniques sur le théâtre des violences politiques. Le paroxysme de ces violences à répétition est atteint avec l’éclatement d’une rébellion armée en 2002. Les leaders de cette contestation politique conduite par Guillaume Soro sont majoritairement « nordistes ». Les contestataires accusent Laurent Gbagbo de perpétuer la politique de l’ivoirité et de ne privilégier que les « populations de l’ouest » dans la gestion du pouvoir d’Etat.

A la suite des accords politiques mettant fin à la guerre, des élections sont tenues en novembre 2010 après plusieurs reports. Ces élections organisent finalement la confrontation mainte fois ajournée entre les trois leaders représentatifs des grands groupes ethniques depuis 1995. Si le leader du PDCI, Konan Bédié, échoue au premier tour, il appelle ses partisans, Baoulé pour la plupart, à voter pour Alassane Ouattara contre Laurent Gbagbo. Cette alliance est perçue comme la réconciliation entre les communautés baoulé et nordiste. Du coup l’enjeu implicite du second tour devient le vote des Baoulés. Une véritable « chasse à l’électorat baoulé » est engagée par les deux candidats. C’est finalement Alassane Ouattara qui l’emporte. Toutefois sa victoire finale est rejetée par le conseil constitutionnel, dirigé par un proche de Laurent Gbagbo, originaire du même groupe ethnique que lui.

Cette situation a conduit ainsi au conflit post-électoral sanglant que nous avons connu avant l’arrestation de Laurent Gbagbo. L’ethnicisation des violences est en réalité le résultat de cette ethnostratégie développée de longue date par les leaders politiques ivoiriens. La belligérance s’est fortement nourrit de ces frustrations ethniques accumulées tout le long des périodes de gouvernance des différents présidents. Ainsi, il n’est étonant de constater que les combattants, pro-ouattara, accusés d’exactions sur les populations de l’ouest en générale et guéré en particulier soient majoritairement « nordistes ». De même, la majorité des combattants pro-gbagbo dont la cruauté des exactions sur les populations du nord du pays n’est plus à démontrer, est issue des groupes ethniques de l’ouest (guéré, bété,…).

L’ethnie est une donnée objective avec laquelle doivent compter les autorités actuelles de la Côte d’Ivoire dans leur projet de reconcilliation. Associer les communautés ethniques et religieuses à ce projet, surtout à travers leurs autorités locales, donnera assurément aux populations du sens au message de paix. Toutefois, le marketing politique ethniciste auquel sont habitués les leaders menace dangereusement les fondements de la République.

Pour fonctionner la démocratie a besoin de citoyens. L’éducation au politique apparaît dans ce contexte la meilleure stratégie pour contrecarrer de tels travers.

La démocratie ivoirienne n’est pas condamnée à être ethniciste si ce travail d’éducation citoyenne est fait. La qualité de l’offre politique dépend fortement de la qualité de la demande !

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